Sénèque enseignant à des ignorants |
Séanèque, De ira, 3, 36
(1) Il faut raffermir, endurcir tous nos sens ; la nature les a formés pour souffrir ; c'est notre âme qui les corrompt : aussi faut-il chaque jour lui demander compte de ses oeuvres. Ainsi faisait Sextius : à la fin du jour, recueilli dans sa couche, il interrogeait son âme : "De quel défaut t'es-tu purgée aujourd'hui ? quel mauvais penchant as-tu surmonté ? en quoi es-tu devenue meilleure ? "
(2) La colère cessera, ou du moins se modérera, si elle sait que tous les jours elle doit paraître devant son juge. Quoi de plus beau que cette coutume de faire l'enquête de toute sa journée ! quel sommeil que celui qui succède à cet examen ! qu'il est libre, calme et profond lorsque l'âme a reçu sa portion d'éloge ou de blâme, et que, censeur de sa propre conduite, elle a informé secrètement contre elle-même.
(3) Telle est ma règle : chaque jour je me cite à mon tribunal. Dès que la lumière a disparu de mon appartement, et que ma femme, qui sait mon usage, respecte mon silence par le sien, je commente l'inspection de ma journée entière, et reviens, pour les peser, sur mes discours, comme sur mes actes. Je ne me déguise ni ne me passe rien ; pourquoi en effet craindrais-je d'envisager une seule de mes fautes, quand je puis dire :
(4) Tâche de n'y pas retomber ; pour le présent, je te fais grâce ? Tu as mis de l'âpreté dans telle discussion ; fuis désormais les luttes de paroles avec l'ignorance ; elle ne veut point apprendre, parce qu'elle n'a jamais appris. Tu as donné tel avertissement plus librement qu'il ne convenait, et tu n'as pas corrigé, mais choqué. Prends garde une autre fois moins à la justesse de tes avis, qu'à la disposition où est celui à qui tu t'adresses de souffrir la vérité.
Commentaire de Foucault (Les aveux de la chair, Gallimard 2018) :
Or les deux exemples que donne Sénèque indiquent bien quelles
sont les actions qu’il faut se reprocher : avoir voulu instruire des gens
qui n’étaient pas capables d’entendre, avoir blessé celui qu’on voulait
corriger. Donc n’avoir pas atteint le but qu’on se proposait. Selon un
principe caractéristique de ce stoïcisme, c’est en fonction des fins ou
des buts qu’on peut qualifier une action et la déclarer bonne ou
mauvaise . Et c’est pour avoir méconnu des principes rationnels
d’action — inutile d’instruire ceux qui n’ont jamais rien pu
apprendre ; ou encore : il faut tenir compte quand on parle de la
capacité chez l’interlocuteur de recevoir la vérité — que Sénèque a
commis des « fautes » par rapport aux objectifs qu’il visait. Autant
d’« erreurs » par conséquent . Et le rôle de l’examen est de permettre
de les corriger pour l’avenir, en faisant apparaître les règles de
conduite qui ont été méconnues. Il s’agit non de se reprocher ce qu’on
a fait, mais de constituer des schémas de comportement rationnel pour
les circonstances futures, et d’asseoir ainsi son autonomie de manière à
ce qu’elle coïncide avec l’ordre du monde, en faisant jouer les
principes de l’universelle raison.
Très beau texte. Veiller à la main ou l'oreille lorsqu'on veut donner. Veiller à ce qu'on essaie de nous donner lorsqu'on le reçoit. Avec risque d'erreur des deux côtés. Mais si le travail d'examen quotidien est a minima respecté, peut-être que l'oreille, qui n'entends pas ou mal aujourd'hui ce qui lui fût proposée, finira à force d'assiduité à y entendre quelque chose. Et à se corriger.
RépondreSupprimerÔtons le" a minima". Bien qu'il arrive que certaines nécessités quotidiennes de tâches à accomplir vous abrutissent et épuisent en fin de journée. Et puisque l'examen n'est pas qu'un loisir mais aussi un travail sérieux, il demande la mesure de ce que peuvent endurer les sens sans occulter la considération de l'âme. Cette mesure ajustée de ce qui dépend ou ne dépend pas de soi. Qui n'interdit pas, malgré sa difficulté, de reconnaître ce qui reste de sa marge d'adéquation et d'amélioration possible. Et qui ne peut nier peut-être ce qui demeure de la justesse indépendante d'un principe incorruptible qui la guide ... en deçà ou par delà, malgré et avec, la contingence de ces conditions. Peut-être, après tout, peut-être ....
RépondreSupprimerun ignorant c'est quelqu'un qui ne sait pas. Si Foucault et Hadot ont raison, la philosophie ne vise pas un savoir, au sens théorique, mais une sagesse, essentiellement pratique. Donc Sénèque n'a aucune raison de se détourner des ignorants, car il ne vise par à leur enseigner un savoir théorique
RépondreSupprimerMais vous, pensez-vous que Hadot et Foucault ont raison ? Ou considérez-vous plutôt qu'il y a d'abord un savoir théorique incontournable (c'est bien plutôt votre position, non ?) ? D'ailleurs, la frontière entre les deux ne m'est pas toujours claire. Et deux possibilités en ce cas où la théorie serait conditionnelle alors : est-ce que cela donne une raison définitive à se détourner de l'ignorant, ce dernier se résume -il à un entêté de mauvaise foi qui ne veut pas entendre (ou un paresseux qui ne veut pas faire le travail nécessaire d'apprentissage) ou un idiot définitif qui ne le peut pas, l'ignorant ne peut-il être celui qu'on peut convaincre qu'il y a à apprendre (certes dans la mesure où il présente une disposition possible a minima quand bien même elle ne serait pas encore entièrement effective, qu'elle présenterait des résistances mais pas totalement une mauvaise foi. Bon là, oui, j'abuse du gradualisme. Est-ce que cela passe par une condition de reconnaissance intuitive de la part de l'élève d'un principe comme condition à l'enseignement ou de confiance malgré sa limite encore à tout à fait comprendre, ou est-ce que l'enseignant peut y faire quelque chose ? Y aurait-il une initiative irréductible peut-être intuitive de l'élève qui ne dépendrait pas que de l'argumentation de l'enseignant ? Un acte de foi envers la vérité possible, conditionnel à toute possibilité d'enseigner (mais que l'élève doit nécessairement mettre à l'épreuve ensuite, non ?) ? Ou est-ce que l'argumentation de l'enseignant est susceptible d'en déclencher quelque chose ? ) ?
RépondreSupprimerSénèque semble user de deux arguments : la possibilité de s'être trompé dans la transmission de son enseignement (mais certes pas en son contenu) et donc d'avoir à s'améliorer lui-même sur ce point (d'être plus attentif à la disposition de celui qui reçoit et donc de ne pas s'en détourner nécessairement définitivement), et l'autre que l'ignorant serait celui qui ne veut pas apprendre et n'a jamais appris (et que donc il s'agit de s'en détourner dans tous les cas) ? La raison n'implique-t-elle pas de reconnaître que les deux cas de figure sont possibles et donc choisir l'action la plus indiquée en fonction de l'estimation du cas effectif ?
RépondreSupprimerOu l'ignorant serait-il ici simplement celui qui nécessairement ne veut pas apprendre là maintenant, et qu'il s'agit alors nécessairement de s'en détourner là maintenant, sans rien préjuger pour plus tard de sa disposition future au cas où on serait amené à le croiser à nouveau ?
RépondreSupprimeron peut être ignorant parce qu'on ne sait pas, ou parce qu'on ne veut pas savoir. Mais on ne l'est pas si le savoir n'existe pas, encore moins si tout le monde pense qu'il n'y en a pas.
RépondreSupprimerD'accord, oui, là je vois. Question mieux ciblée sans dispersion, limpide, et toujours valable en sa portée générale. Plutôt que de foncer d'entrée tête baissée dans les milles considérations des nuances empiriques. Merci.
RépondreSupprimerJe sais que ça peut apparaître comme simple bon sens, mais on est bien d'accord que si l'ignorant est simplement celui qui ne sait pas, et non pas celui qui ne veut pas savoir, alors on peut considérer qu'on n'a pas nécessairement à s'en détourner, ni qu'il n'y aît nécessairement aucune possibilité de l'instruire. Mais c'est certes bien parce qu'il existe un savoir que l'enseignant selon le cas peut s'en détourner ou s'en préoccuper. Quant à savoir si on se doit d'essayer de le faire dans le cas de l'ignorance involontaire, c'est une autre question. Mais il est peu discutable que se détourner soit légitime devant celui qui ne veut pas.
RépondreSupprimerEt l'ignorant involontaire doit au moins reconnaître la possibilité de savoir pour qu'un enseignement ou un apprentissage soit possible.
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RépondreSupprimerComme le disent les collègues : "lorsque j'arrive à faire en sorte que mes élèves ne se tapent pas dessus, c'est déjà bien".
Sans doute que les étudiants sont moins agités, ce qui permet de prendre un peu plus de hauteur sur le métier.
La morale stoïcienne (pour ma part, surtout Épictète et Marc-Aurèle) me sauve souvent indéniablement de maintes journées d'enseignement très difficiles. Mais j'ai rarement le courage, le soir, de faire un bilan sur les-dites journées – ma volonté n'est pas encore assez disciplinée...
Je suis à la vérité plutôt mal placé pour me prononcer, n'étant pas enseignant. Disons que mes propres souvenirs d'élève peuvent au moins me faire deviner la difficulté que vous soulevez. La pédagogie peut être un art mais elle ne peut tout si aucune oreille ne daigne vraiment se tendre ... et je ne crois pas non plus qu'il soit très fécond de tirer cette oreille par la seule force ... Encore une fois, Epictète : la mesure de ce qui dépend et ne dépend pas de soi. C'est un éclairage incontestable, venu de loin, qui porte. Mais dans la vie, on ne dispose pas non plus toujours d'une règle précise au micromètre pour ce faire.
SupprimerEt je reconnais que l'application de ce type d'exercice d'examen de soi au quotidien demeure pour moi-aussi difficile, non seulement à effectuer, mais encore plus de façon à ce qu'il porte des fruits conséquents. Je ne sais pas d'ailleurs ce qui s'avère le plus difficile : entre le travail intellectuel théorique exigeant et celui qui questionne davantage l'amélioration de soi en pratique. Ils ont un lien, mais je ne suis pas sûr que le premier -même si nécessaire - suffise à mener au second, il y a souvent à composer avec des conditions plus ou moins contraignantes, et avec toujours ce pas en plus d'engagement de sa personne ... lorsqu'il s'agit de mettre en application, qui n'est pas si évident. Il y a la raison, voire le "coup de collier " de la volonté, qui peuvent jusqu'à un certain point nous orienter et nous mettre en marche, en acte, mais il est certain que le corps, le ressenti ou l'état objectif d'énergie qui reste, ont leur mot à dire ...
Reste en effet que les ouvrages de Marc-Aurèle ou de Sénèque ou le manuel d'Epictète gardent cette vertu de nous rasséréner quelque peu, et c'est un peu qui n'est déjà pas rien.
Et puis, pour en revenir à l'administrateur de ce blog, n'est-ce pas un joli signe de l'universalité possible, par delà les contingences conditionnelles qui avaient apparemment tout pour les séparer, qu'une philosophie où un empereur et un esclave ont pû et su se rejoindre (même si les spécialistes s'empresseraient sans doute de rappeler leurs différences... Bah, gardons l'essentiel en vue, et ne pinaillons pas pour ce coup-ci, héhé ...) ?
Lisez le blog de Patrick Ducray, les philosophes antiques à notre secours, qui se bat contre l'ignorance. Mais en effet, le problème n'est pas l'ignorance, mais la volonté de ne pas savoir.
SupprimerEffectivement, c'est sans doute un signe d'universalité... Après, comme souvent, toute la difficulté réside dans les définitions et l'application des règles logiques.
SupprimerPar exemple, Hegel a admiré et commenté dans la Phénoménologie de l'esprit (le "roman de la conscience" selon l'administrateur) cette "réconciliation" (partielle) de l'empereur et de l'esclave dans la philosophie stoïcienne : elle incarne en germe un "universel concret".
Disons qu'il reste du chemin pour que le germe croisse pleinement. Mais c'est en effet une belle idée. Dont la difficulté de réalisation n'implique pas le complet renoncement à au moins essayer d'y participer de son mieux.
SupprimerEt le problème de savoir réside aussi en le temps, l'énergie, le cadre, la santé dont on dispose. Tant qu'il en reste assez pour au moins encore essayer ... Merci pour l'indication du blog, je ne manquerai pas d'aller voir.
RépondreSupprimerJe pensais à l'anecdote de Diogène observant un enfant à une fontaine qui boit de l'eau à l'aide de ses seuls mains en coupe, et jetant alors son unique possession : un bol en bois, en disant : "Je suis battu en sagesse ...". C'est la différence entre le maître cynique et le stoïcisme de Sénèque : ce dernier, fort riche, considérait qu'on peut jouir de l'accumulation (et appropriation) des biens matériels du moment qu'on ne s'y attache pas, là où Diogène était beaucoup plus suspicieux quant à l'engrenage ambigu, au vice caché potentiel (à l'enjeu fort actuel). A prendre le superflu pour le nécessaire. La sagesse peut s'appuyer sur la précision théorique discursive de l'enseignement, mais l'exemplarité en pratique : c'est pas rien. Hadot a-t-il si tort ? Mais il est vrai que c'est complexe : beaucoup de grandes découvertes épistémiques ne se sont pas faites en se limitant qu'au strictement utile. Et l'abstrait qui cadre compte pour beaucoup. Alors certes, entre les deux extrêmes, Aristote peut passer par là. Et je crois aussi que la vérité catégorique passe souvent par la nuance. Celui qui sait a une meilleure idée du possible, mais aussi justement de ses propres limites (dont celles de son savoir). Ce qui explique aussi bien la sagesse commune à certaines écoles, mais aussi leurs différences.
RépondreSupprimerDiogène était il nuancé? pratiquait il la modération? Il aurait pu boire à moitié dans ses mains, se masturber à moitié sur la place publique, vivre dans un demi-tonneau
RépondreSupprimerC'est vrai, il y a chez lui un côté extrémiste fort critiquable. Mais est-il en son souci critique de l'éthique appliquée sans pertinence aucune pour autant ? Je n'irais certes pas jusqu'à son ascétisme. Mais pas non plus vers cette incapacité à la sobriété presque inhérente à notre construction sociale et qui semble échapper à notre contrôle quant à la dimension des conséquences, là même où nous voulions tout contrôler (il y une remarque de Benda là-dessus sur le Titanic).
RépondreSupprimerMais c'est bien notre maîtrise scientifique et mathématique qui nous fait comprendre plus précisément cet illusoire contrôle techniciste limitée au plus immédiat. Le problème n'est certes pas la rationalité, mais l'écart entre rationalité du savoir et celle de l'usage qu'on en fait.
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