Julien Benda mettait un point d'honneur à ne jamais lire les livres qui venaient de paraître, pour ne lire que les classiques ( Exercice d'un enterré vif, seconde ed Gallimard 1969, p. 382-83, et p. 391 sq.) . Je doute qu'il ait jamais suivi cette maxime, puisque nombre de ses livres sont des réactions aux écrits de son temps, et puisqu'il a fait beaucoup de journalisme, une activité pour laquelle il est difficile de croire qu'on ne lit pas, au moins en partie, ce qui s'est publié récemment. Le risque que l'on court, quand on a cette maxime, est que vos lecteurs potentiels vous imitent, pour peu qu'ils aient quelque exigence dans le domaine de l'esprit. Aucun risque évidemment si vos lecteurs sont idiots ou serviles, ce qui n'est pas le public recherché. Benda semble avoir des émules aujourd'hui,si l'on en juge par une déclaration d'André Comte Sponville dans un récent entretien:
Aujourd’hui en philosophie (comme en théologie), les vertus reviennent à l’honneur, notamment grâce au courant néo-aristotélicien anglo-saxon (Anscombe, Nussbaum, MacIntyre, etc.). Pourtant, si je ne trompe pas, ce n’est pas la voie que vous aviez choisie. Votre approche était différente. Quelle réflexion cela vous inspire-t-il ?
16A. C-S : Quand j’étais étudiant, que ce soit à la Sorbonne ou à Normale Sup’, il était de bon ton d’ignorer la philosophie anglo-saxonne, surtout contemporaine. « Empiriste » était une injure, et tout ce qui parlait anglais (ou pire, américain) nous était philosophiquement suspect. C’était bien sûr idiot, mais cela explique que je n’ai jamais lu les trois auteurs que vous évoquez. Encore aujourd’hui, d’ailleurs, je n’ai guère l’envie de m’y plonger. D’abord parce que je ne travaille plus sur les vertus (j’ai assez donné !), mais aussi parce que je préfère me plonger dans quelques génies incontestables, sélectionnés par l’histoire, que passer des années à faire le tri parmi les contemporains, fussent-ils talentueux. L’une de mes faiblesses, en philosophie, et aussi l’une de mes forces, c’est que je m’ennuie rapidement. Explorer un « courant néo-aristotélicien anglo-saxon » ? Cela me fatigue à l’avance ! J’aime mieux relire Aristote !
17C’est ce qu’un de mes amis appelle mon « fondamentalisme », qu’il me reproche : une façon de ne retenir, dans l’histoire de la philosophie, que les plus hauts sommets, d’y revenir toujours, et de laisser les contemporains à leurs colloques et séminaires, quand ce n’est pas aux journaux… Je ne dis pas que j’ai raison, ni que j’ai tort, mais je suis convaincu que cela m’a sauvé : c’était ma façon d’échapper à mon époque, que je préfère à toute autre (pour les conditions de vie, les avancées scientifiques, les droits de l’homme) et que je n’aime pas (pour ses productions philosophiques et artistiques). La vie est courte. J’ai tôt décidé, vers l’âge de 24 ans (parce que Schubert, que je venais de découvrir, avait bouleversé ma vie), de ne plus lire que les génies. Je ne m’y suis pas tenu, vous vous en doutez bien, mais cela me dispensa malgré tout de bon nombre de lectures, vraisemblablement utiles, je ne le conteste pas, mais qui m’auraient éloigné, c’est du moins le sentiment que j’avais, de l’essentiel et de moi-même. Il m’arrive de le regretter, s’agissant surtout du courant analytique, mais plus souvent (quand je vois ce que sont devenus tant de mes collègues, tellement plus friands que moi de philosophie contemporaine) de m’en féliciter." (Entretien avec André Comte-Sponville, Propos recueillis par A. Thomasset, in Revue d'éthique et de théologie morale, 2021, 1, 309, 91-106)