Ange Scalpel, de son vrai nom Gaël Plansec de Bremoïl, est né à Quimper en
1952. Ses parents étaient de petite noblesse bretonne, et possédaient un manoir
près de Plouenez-Morzic. Mais les revers de fortune de son père, et le suicide
de celui-ci, conduisirent sa mère à vendre la propriété familiale et à
s’installer à Pont Labbé pour prendre un poste d’institutrice en pays Bigouden.
De cette enfance bretonne Gaël Plansec conserva toujours la nostalgie. Au gré
des nominations de sa mère, il dut quitter sa Bretagne natale, et passa une
bonne partie de son adolescence à Tours. Il avait des propensions aux sciences
et aimait particulièrement la chimie. Mais il aimait la physique aussi. Un jour
il entendit parler de pataphysique, et chercha à contacter des membres du
Collège du même nom. Mais ceux-ci lui opposèrent le mépris que ces esprits
littéraires et poétiques manifestaient pour les scientifiques. Ulcéré, il se
tourna vers la catachimie. Mais cette science, pourtant faustrollienne,
attirait peu et il se trouva solitaire dans la Touraine, toute acquise à des
chimies œnologiques. Pendant ses années au lycée Descartes, il lut beaucoup,
surtout des romans écossais comme ceux de Walter Scott et de Robert Louis Stevenson et des livres sur
les légendes bretonnes, comme ceux d’Anatole le Braz. Bon élève, il fut admis
en 1971 au Lycée Louis le Grand en classes préparatoires scientifiques, mais
échoua au concours de Polytechnique, et dût se contenter de celui d’HEC. Il en
détesta l’atmosphère, et démissionna très vite, pour aller faire des études de
philosophie à la Sorbonne. Pendant un temps il y trouva la moelle qu’il
espérait, mais l’irrationalisme heideggerien et la mystique catholique qui y
régnaient le dégoutèrent de cette voie. Il opta alors pour des études à la
Faculté de Droit voisine, et y trouva une synthèse entre son désir d’exactitude
et son goût de l’argument, qui le conduisirent à faire une thèse sur « L’exceptionnalité
juridique en droit constitutionnel européen des affaires», qui lui ouvrit
une carrière universitaire, qui commença à Strasbourg, et le conduisit
finalement à Paris au début des années 1990. Il occupa à partir de 1995 la
chaire de droit constitutionnel comparé à l’Université de Paris II Assas. Sa carrière de juriste
international le conduisit dans de nombreux pays, et sa spécialisation tardive
en droit maritime l’amena à faire de nombreux voyages partout où des conflits
territoriaux étaient latents ou ouverts : en Mer de Chine orientale, entre
le Japon et la République Populaire de Chine, et en Mer de Chine méridionale
pour le conflit avec Taiwan, aux Malouines et en Antarctique. Mais l’ironie du
sort voulut qu’il passât quelques années en Suisse, à s’occuper des droits
territoriaux français sur les bords du Lac Léman, et eût à régler les différends
frontaliers entre la France et la Confédération, qui portent sur des questions
juridiques du style : le Léman est-il un fleuve ou une mer ?
Ange Scalpel garda, de ses études de
philosophie, le goût de la spéculation. Il écrivit divers ouvrages de
philosophie, qui eurent un succès d’estime, mais qui demeurèrent dans l’ensemble
confidentiels.
Son décès en aout 2019 reste encore
mystérieux. Selon certains, il aurait été inculpé pour injures sexistes - notamment en ayant refusé de féminiser des noms de fonction contrairement aux recommandations de l'Académie française- et
gardé à vue au commissariat du 9ème arrondissement, et aurait été placé dans une
cellule en compagnie d’une féministe victime de troubles psychiatriques qui l’aurait
roué de coups. On s’interroge pour savoir pourquoi il aurait été placé, alors
qu’on l’accusait d’anti-féminisme, en compagnie d’une féministe mentalement
troublée. Selon d’autres, il aurait dans sa cellule glissé sur une peau de
banane et aurait heurté violemment le mur. On s’interroge sur la présence de bananes dans une cellule. L’une ou l’autre
version sont douteuses. Ses obsèques ont eu lieu dans l’intimité dans la
commune où il avait sa résidence secondaire, à Saint Brizac.
Peu de temps avant sa mort, il m’avait
confié le soin de liquider son blog, dont il avait confié se lasser, ainsi que de son peu de succès et de la faiblesse des discussions des articles. Celui-ci s’éteindra peu à peu, au fur et à
mesure que j’aurai posté ses inédits et œuvres posthumes, qui sont assez
nombreux. On m’a proposé de reprendre moi-même ce blog, mais j’ai décliné :
comment une personne de race canine pourrait-elle reprendre le collier – sit venia verbo- d’un intellectuel réputé sinon misogyne du moins misocyne ?
Mais je liquiderai loyalement son héritage. Je commencerai par publier l‘entretien
qui suit, que j’ai réalisé peu de temps avant sa mort, avant d’apprendre sa
tragique disparition.
Angela Cleps
cynophile
UN ENTRETIEN AVEC ANGE SCALPEL ( 2019)
ANGELA CLEPS. Ange Scalpel, Certains de vos écrits sur ce
blog ont atteint un public moins confidentiel que celui qu’on aurait pu vous
prédire. Notamment ceux qui avaient une tonalité polémique. Vous adoptez en
fait un ton très polémique au sujet de la production philosophique
contemporaine, en France en particulier. Cela laisse supposer que votre propre
travail est lui-même original, et possède au moins une certaine éminence, qui
puisse vous autoriser à être si sévère envers vos contemporains. Mais je vous
avoue que je n’ai pas trouvé, ni dans vos travaux passés ni dans vos travaux
récents, grand-chose de bien original . Dans un
billet déjà ancien, « le confort intellectuel en philosophie » (25
sept 2014), vous résumez les articles de base de votre position, de manière
certainement un peu volontairement caricaturale mais pas totalement infidèle:
- Il y a un monde extérieur, qui ne
dépend pas de nous, et nous pouvons le connaître
- Il y a du vrai et du faux
- Il y a de la connaissance, qui sans être
infaillible est capable d’être sûre et robuste
- Il y a des choses particulières, mais
aussi des choses générales et des universaux.
- Il y a des vérités empiriques, mais
aussi non empiriques ou a priori
- Il y a des vérités modales, sur le
possible et le nécessaire
- Il y a des lois de la nature et des
essences
- Il y a des vérités morales objectives
- Il y a des jugements objectifs
esthétiques
- Il y a des justifications en politique
et des formes de gouvernement plus rationnelles que d’autres
- On peut, et on doit donner des raisons
et des justifications pour ce que l’on avance, en philosophie comme ailleurs
- La raison est la faculté par laquelle
nous pouvons connaître et agir : elle s’étend à nos croyances, à nos actions et
à nos sentiments.
ANGE SCALPEL. En effet, je soutiens toutes
ces thèses, bien banales. Mais je vous ferai remarquer que d’autres philosophes
aussi, et que la question n’est pas seulement celle de savoir si on les
soutient, mais comment, et avec quels arguments.
ANGELA CLEPS. Mais même
si vous y mettez votre patte, ces thèses ne sont-elles pas l’expression, comme
l’a dit l’une de vos critiques, d’un rationalisme fadasse ?
ANGE SCALPEL. Certes.
Mais ne vaut-il pas mieux être un rationaliste fadasse et dire des choses
vraies, que de dire des choses dont on ne sait même pas si elles sont vraies ou
fausses, ou si elles peuvent l’être ? Et ne vaut-il pas mieux essayer de donner
des arguments en faveur de thèses fadasses plutôt que de faire, comme tant de
nos contemporains, de la philosophie à la ramasse ?
ANGELA CLEPS. Un autre de
vos critiques a dit un jour au sujet des philosophes analytiques français,
pensant sans doute à vous : si l’on doit s’intéresser à un philosophe
analytique, encore faudrait-il qu’il soit enthousiasmant.
ANGE SCALPEL. Je ne vois
pas pourquoi. Bien des philosophes analytiques dans le passé étaient peu
enthousiasmants, et même peu excitants. Ils ont pourtant été importants. Par
exemple G.E.Moore, W.VO Quine ou Roderick Chisholm. Ou même Dummett. De nos jours des auteurs
comme Crispin Wright, ou Christopher Peacocke, ne suscitent pas l’enthousiasme
des foules. Qui va bondir d’enthousiasme en lisant un livre comme The stability theory of belief de Hannes
Leitgeb ?
ANGELA CLEPS. Pourtant,
si je fais la liste des thèses qu’au fil des ans vous avez défendues en
philosophie, je ne trouverai rien de bien, sinon enthousiasmant, du moins
excitant. Vous avez défendu une forme de naturalisme non réductionniste, et une
forme de psychologisme modéré. Vous avez défendu une conception minimaliste de
la vérité. Vous avez proposé diverses analyses de la croyance, et défendu
l’idée que les croyances doivent être distinguées des acceptations. Vous avez
défendu une forme de réalisme en épistémologie. Vous avez mis l’accent sur
l’existence de normes épistémiques et proposé une forme de rationalisme. Et
défendu une version d’épistémologie des vertus. Si je fais le bilan, cela ne
fait pas bézef : la vérité est une norme, la raison est notre guide, il vaut
mieux être vertueux que vicieux. Vous parlez de normes, mais vous ne dites pas
ce que c’est. Non seulement c’est une philosophie bien banale, mais elle semble
bien fausse, dans sa simplicité confortable : la vérité est-elle toujours
une norme ? Doit-on toujours se fier à la raison, et celle-ci n’a-t-elle
pas des limites bien connues ? Et qu’est-ce que cette apologie de
patronage de la vertu ? N’êtes-vous pas, au fond, un neo-con, comme l’a suggéré une autre de vos critiques ?
ANGE SCALPEL. Je conviens
en effet que j’aurais eu plus de succès si j’avais défendu des idées plus
provocantes ou plus à la mode : que l’homme est la mesure de toutes
choses, que la raison des Lumières a ruiné la pensée et créé tous les dangers
de l’ère moderne, que la morale nous opprime, qu’il y a du bon dans la
religion, qu’il n’y a jamais eu de progrès scientifique, que la mystique est
une forme de rationalité, que toute la
philosophie occidentale est sexiste et raciste, ou que l’avenir de la
philosophie est le bouddhisme, ou même que le marxisme-léninisme a encore de
l’avenir. Quant à l’accusation d’être un néo-con, je l’assume si
« con » veut dire « adepte du confort intellectuel » au sens où je le définissais dans mon
billet de 2014.
ANGELA CLEPS. Je ne vous
en demandais pas tant. Disons que je ne vous trouve pas assez audacieux. Ou
peut- être que vous n’avez pas su donner à des idées simples ou éminemment
éculées ou banales une forme frappante. Prenez par exemple Derrida. Il est
parvenu à rendre fameux le terme « déconstruction », dont personne ne
sait ce que c’est, mais qui est passé dans le langage courant. Ou Foucault, en
proposant des notions comme celles d’épistémè,
de savoir pouvoir , ou de régime de vérité, dont personne ne sait
bien ce que c’est , mais qui sont dans toutes les bouches. Ou encore Lacan, que
l’inconscient est structuré comme un langage, ou Althusser qu’il y a des
appareils idéologiques d’Etat. Ce phénomène n’est pas propre à la philosophie
continentale : Davidson est devenu
fameux en soutenant qu’une théorie de la vérité pouvait servir de théorie de la
signification, Kripke en disant que les noms propres sont des désignateurs
rigides, Chalmers en se demandant s’il y a des zombies, pour ne pas parler de
Wittgenstein et de ses jeux de langage ni d‘Austin et de ses performatifs. Si
le public avait retenu quelque gimmick de
ce genre de votre part, vous seriez célèbre.
ANGE SCALPEL. Je n’en
doute pas ! Mais, à part que je n’aimerais pas être, comme ces auteurs,
réduit à un slogan (certains valent mieux que cela, chez d’autres cela ne va
guère au-delà), qui vous dit que ma
platitude n’est pas le fait d’un plan concerté ? Tous mes professeurs au
lycée et à l’université aimaient les élèves brillants, et de ceux de mes camarades qui avaient les
meilleures notes on disait « Il (elle) est fort(e)», ce qui voulait
dire : « Il (elle) m’en impose par son brio ». Par réaction
j’adoptais moi-même un style terne, pedestrian.
Le premier article que j’aie publié s’appelait « du bon usage des
banalités ». J’aimais l’idée de Husserl selon laquelle la philosophie est
une « science des banalités ». Vous noterez aussi que je n'ai jamais créé le moindre concept, ni prétendu le faire. Je n'ai fait que préciser des concepts déjà existants, un fonds commun. L'idée qu'on puisse imaginer ou inventer des concepts me semble absurde, même du point de vue du marketing. Un concept suppose un pensé commun, quelque chose que tout le monde a en partage, mais ne saisit pas toujours clairement. Quand on l'a, il faut le préciser, le rendre plus clair. Mais l'idée d'en inventer un de toutes pièces est ridicule. En philosophie on a toujours des autos d'occasion, jamais des voitures neuves, qui elles mêmes ne viennent que d'anciennes idées. D'ailleurs les voitures soit disant neuves finissent pas être d'occasion. Bergson parut neuf, Nietzsche ou Foucault aussi. Mais c'étaient déjà de leur temps de vieilles guimbardes, qui aujourd'hui roulent encore en troisième ou quatrième main.
ANGELA CLEPS. Mais même
quand vous donnez dans la polémique, vous êtes mou. Il y a des polémistes bien
plus mordants que vous. Prenez Onfray. Il est devenu célèbre en crachant sur
tout le monde, les politiques, les intellectuels, les universitaires, les
journalistes (mais pas les journalistes du Point).
Il a pris la place du rebelle officiel.
ANGE SCALPEL. Ce n’est
pas mon modèle polémique, en effet. On a les rebelles qu’on peut.
ANGELA CLEPS. J’ai bien
compris. Votre style est ironique, même si votre ironie est souvent lourde et
confine au sarcasme, à l’aigreur. Mais vous êtes trop subtil, ou trop opaque.
On ne vous comprend pas, on ne sait pas qui vous visez. Terne et insolent, ce
n‘est pas un bon mélange.
ANGE SCALPEL. Mais
n‘est-ce pas le principe même de l’ironie, de ne pas dénoncer directement ses
cibles ?
ANGELA CLEPS. Oui, mais peut
être devriez-vous être un peu moins au troisième degré, et descendre juste au
second.
ANGE SCALPEL. J’ai peur,
en descendant, de toucher le plancher des vacheries. Mais j’essaierai, merci du
conseil. Mais au fond n’y a t-il pas quelque chose d’un peu contradictoire dans
les reproches que vous me faites : d’être plat et banal, et en même temps
d’être trop ironique et trop subtil ?
ANGELA CLEPS. En effet,
c’est une combinaison bizarre. Elle vous coule.
ANGE SCALPEL. Est-elle
si bizarre ? Tous les grands ironistes l’illustrent. Ils sont pour des
valeurs et des idées simples et communes, et ils écrivent de manière masquée.
Je ne prétends pas être de leur trempe. Mais c’est ce que je cherche en effet.
Et si je coule, tant pis.
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Angela Cleps |