Enfant, je riais aux trivialités, aux
grossièretés : j’aimais faire des concours de pets avec mes camarades,
dire des gros mots comme oh ! con! Putain !
Fan de pute ! Oh fan ! punaise !, les
histoires de Toto qu’on racontait dans la cour de récré, les coussins péteurs
et le fluide glacial, les farces et attrapes. C’était d’autant plus aisé que j’étais
dans le Midi, avec beaucoup de marseillais, de niçois, d’italiens, de milieu
populaire, et qui n’étaient pas très raffinés. Ma vulgarité était renforcée par
mon accent du midi. On faisait des cagades,
on était escagassé ou on se faisait traiter de fada ou de cougourde. J’adorais la lecture des Pieds Nickelés de Pellos, parce qu’on y
parlait argot à chaque page, et que le dessin montrait des femmes fessues, des escrocs
et des gens vulgaires. J’étais mûr pour apprécier, la décennie suivante, Hara Kiri. J’aimais les Caves Ricord à
Nice, où les murs étaient ornés de dessins de Dubout. Je me tenais mal à table,
et ne savais pas tenir mes couverts. Avec un de mes copains italiens, nous
jouions à pisser du haut d’une fenêtre sur les gens qui passaient en bas. L’un
de nos jeux favoris était d’aller dans les décharges pour y récupérer des débris
intéressants. C’est ainsi que je découvris
que le trivial contenait des pépites.
Je réalise que j’ai passé la majeure partie
de ma vie philosophique à traiter de trivialités, de banalités et de platitudes,
et à essayer de les expliquer et d’en faire des sujets d’intérêt. Bien d’autres
philosophes ont dit cela : Husserl, Wittgenstein, David Lewis. Mon tout
premier article en 1979 portait sur le bon usage des banalités et recommandait
au philosophe de les cultiver, à condition qu’elles soient intéressantes et
fructueuses. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai été attiré par la
logique, car on y trouve beaucoup de banalités.
La première banalité à laquelle je me suis
consacré est celle qui s’attache à l’identité. Frege se demande quelle
différence il y a entre a=b, qui est informatif, et a=a, qui est trivial.
Presque tous les principes de la théorie formelle de l’identité sont triviaux.
Et pourtant ils ne sont pas évidents, et suscitent des disputes.
La seconde banalité qui m’a intéressé est
celle qui est propre à la notion de vérité : « P » est vrai si
et seulement si P. Tout le monde reconnaît ce principe d’équivalence comme
correct. Mais que veut-il dire exactement ? Toute la philosophie de la
vérité y est contenue.
La troisième banalité qui m’a intéressé est
celle qui s’attache aux explications de signification. Que veut dire « La
neige est blanche » ? Cela veut dire que la neige est blanche. Mais
peut-on expliquer le sens de la neige est blanche en mentionnant le fait qu’il
est vrai que la neige est blanche ? Autrement dit est que l’on peut
expliquer la signification par la vérité ?
La quatrième banalité qui m’a intéressé est
celle qui est liée au paradoxe de l’analyse : si une analyse donne le sens
d’un terme ou d’un concept, alors elle est correcte, mais elle est alors
triviale. Et si elle n’est pas triviale, elle est informative. Mais alors
peut-elle être correcte.
La cinquième banalité est le paradoxe de
l’inférence que Stuart Mill a mis en valeur sur le syllogisme : un
syllogisme n’est valide que si les prémisses contiennent déjà la
conclusion ; mais si c’est le cas comment une inférence peut-elle ne pas
être triviale ?
La sixième banalité qui m’a intéressé touche
à la croyance : une croyance est correcte si et seulement si elle est
vraie. Cela semble faire de la vérité la norme de la croyance. J’essaie d’expliquer
que c’est intéressant, mais tout le monde fait les yeux ronds.
La septième banalité concerne les tautologies,
telles que « le voisin du dessus habite au-dessus » que Locke appelait
triviales, trifling. Elles sont vides
ou analytiques. Mais le même problème se pose qu’avec le paradoxe de Moore :
p,mais je crois que non p.
La huitième banalité est une métabanalité. La
bêtise, comme l’on remarqué tous les auteurs qui en ont traité, est logée très
souvent dans le lieu commun, le cliché.
La neuvième banalité qui m' intéressé est celle ci: si l' on sait que P, alors P.
La dixième est celle de savoir si les proverbes, la sagesse des
nations,fondent la morale.
J’avais ainsi accompli mon trivium.
Un jour, je rencontrai – à Nice précisément
– un philosophe célèbre. Je lui expliquai que je travaillais sur les
conséquences de traiter les noms comme des désignateurs rigides dans a=b. Il me dit : « Et cela
vous intéresse ? »
La huitième banalité a été mise en mouvement par Fruttero & Lucentini. Le cretino est inébranlable, mais comme sa bêtise est dynamique, il a de multiples avatars. Le cretino épouse toutes les modes. Il a besoin d'un prêt-à-penser. Il a la prétention imbécile du snobisme. Chez nous, il y a le personnage de "Madame Connasse". La connasse est en principe une plouc idiote, mais elle prend le masque de la diseuse de vérités sans façons, pour étaler sa prétention égocentrique, qui ressemble à de l'imbécillité, et en répétant des choses déjà entendues.
RépondreSupprimerPourtant, Madame Connasse excelle à démonter la sagesse des proverbes. Par exemple : pour "Un de perdu 10 de retrouvés", "Personnellement je n' ai jamais vu 10 gars débarquer en me disant "salut, on est les mecs du dicton"."
Néanmoins, avec le mot "connasse", il y a un problème de convenance. "Con" est toléré en société et dans le langage courant. Dans le Midi, il prend même une connotation bienveillante. Avec "connasse", on est gêné. On passe dans autre chose. On est vulgaire et clairement méchant, misogyne. C'est comme pour "salope", alors que "salaud" est admis. Mais il y a le Tonton Flingueur qui a peut-être une excuse, quand il dit " Touche pas au grisbi, salope !"
je ne connaissais pas ce personnage.
Supprimerc 'est plutôt de la 4eme banalité qu 'il s'agit . suffit il d être conne pour être une connasse ? voyez aussi
https://www.en-attendant-nadeau.fr/2018/07/31/dictionnaire-con/
On pourrait se poser plusieurs questions. Dans une optique bourdieusienne, on se demanderait peut-être plutôt s'il faut avoir été une connasse avant d'être une conne. La conne serait une connasse qui aurait pris l'ascenseur social, parce que la stupidité serait l'embourgeoisement de la bêtise. L'insulte "connasse" ne viserait-elle pas surtout à rappeler à une conne ses origines ? Mais on est en terrain miné, à cause du sexisme de l'injure. D'ailleurs, on peut aussi se demander si la bêtise pourra continuer à traîner une étymologie spéciste. Faire une tête de poire à quelqu'un, c'est même dévaloriser le règne végétal. C'est injuste, car le délice de la poire Comice inciterait plutôt à se demander s'il n'y a pas un Créateur qui a pensé à notre bonheur.
RépondreSupprimerIl y a plus grave. Quand on dit que les affaires sont les affaires, on énonce une tautologie idiote, mais on constate aussi avec fatalisme que le manque d'éthique est un défaut de rationalité, qui est le propre de l'homme. D'un point de vue épistémique, la post-vérité serait inévitable, car on ment perpétuellement à tout le monde, à commencer par soi-même, tout en évaluant les mensonges suivant leur facilité ou leur difficulté. Dans les écoles de commerce et les facultés, il est banal de constater que les cours d'éthique pour l'économie et la finance intéressent peu les étudiants et les enseignants. Pourtant, il y a eu des tests avec des étudiants et des professionnels, qui auraient dû les alerter sur l'importance du "dilemme des écoles de commerce", de l'effet de la pente glissante ou de la boule de neige, qui font que les petits mensonges et les manquements à l'éthique aboutissent à des scandales qui contribuent aux crises économiques et financières. On dira que les inégalités et les injonctions paradoxales du monde des affaires n'incitent pas les étudiants à adopter un comportement éthique. Comment être honnête et pratiquer l'ambiguïté de l'intelligence économique, qui n'est que de l'espionnage, sous couvert d'animations culturelles et diplomatiques ? De son côté, l'objection du paradoxe d'Allais (Maurice) rend sceptique quant à la possibilité d'avoir une éthique dans les affaires. C'est le paradoxe de la prime de risque, qui fait qu'un gain supérieur attire davantage qu'un gain plus sûr, alors qu'il fait encourir un risque. Le scrupule moral n'arrêterait personne, quand il s'agit de tirer le meilleur parti d'une situation, malgré le risque d'être vu et pris.
Si le manque d'éthique ne s'explique que par le défaut de rationalité, au niveau le plus basique, car il serait plutôt logique, ne serait-ce que par intérêt, d'être toujours honnête dans les grandes circonstances comme dans les petites, on aurait tendance à revenir à des phénoménologues comme Michel Henry, pour renouer avec une visée axiologique de ce qui n'a pas de prix, en l'occurrence le monde impondérable et invisible des valeurs morales. Très loin des histoires de gros sous, peut-être voudrait-on même, avec Bergson, entendre l'appel du héros dans une morale ouverte.
votre commentaire est un peu coq à l'ânesque,non ?
RépondreSupprimerPeut-on espérer échapper à la pensée "zapping", à l'ère de l'hypernumérique ? Ne vaut-il pas mieux l'assumer, et tenter de la rationaliser ? La conversation de café de philo est aussi une forme de trivialité, avec ses associations incongrues, ses branchements et ses bifurcations, ses chemins de traverse et ses hors-sujet. Cette trivialité est celle d'un chaos intérieur, qui est aussi le chaos du monde.
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