Goscinny imagina une Ma Dalton qui aimait
faire ses courses en jouant à dévaliser le pistolet à la main les commerçants
goguenards et consentants. Jadis au centre universitaire de Vincennes (ô nostalgie!), les
étudiants ne pouvaient pas faire la moindre demande à un professeur ou à
l’administration sans se mettre en grève et « occuper » les locaux
pour satisfaire leurs revendications, alors même que l’université était toute
prête à accéder à leurs demandes. Ainsi j’assistai une fois à une intrusion d’étudiants
« en colère » dans la salle où Deleuze donnait son séminaire
hebdomadaire qui interrompirent bruyamment le célèbre professeur dans ses
développements sur le corps sans organes. « Deleuze !
criaient-ils avec véhémence, donne-nous notre examen ! » Je
compris qu’ils n’avaient pas suivi le moindre cours, mais que leur
revendication était légitime, car faite au nom du peuple étudiant et en vertu
d’une démarche validée par la morale révolutionnaire, le droit à la paresse et
l’injustice de toute validation universitaire. Deleuze goguenard obtempéra et
signa un papier contenant la liste de ces réfractaires, qui eurent ainsi
instantanément leur unité de valeur sans avoir fait quoi que ce soit à part cette
action révolutionnaire. Ils l’auraient eu sans examen de toute façon. J’eusse
aimé, moi qui passais des examens à la Sorbonne, pouvoir braquer de la même
manière mes professeurs. Il est resté de ces vieilles habitudes vincennoises
quelque chose quand de nos jours les étudiants ne peuvent faire une demande à
l’administration d’une université, dont ils savent qu’elle l’accordera de toute
façon, sans faire une occupation de salle, à la manière dont les Indignés ont
occupé Wall Street, la Puerta del Sol, ou la place de la République. De même les candidats aux élections qui prennent des postures révolutionnaires pour demander théatralement des droits que la démocratie "bourgeoise" accorde déjà, des syndicalistes qui séquestrent un patron qui cédait déjà à leurs revendications. De même telle
petite fille à qui l’on offre une friandise met un point d’honneur à pleurer
comme si elle en était privée, ou l’amoureux se plaint d’être ignoré par sa
maîtresse alors qu’il est l’objet de toutes ses attentions. Ce comportement est
étrange : pourquoi faire semblant d’avoir à réclamer ce qu’on sait pouvoir
obtenir ? On peut évidemment penser à une conduite de faire semblant , un make believe enfantin. Ou à un comportement de mauvaise foi à la Sartre, ou encore à une forme de duperie de soi. Ces comportements de simulation sont intentionnels et peut-être impliquent-ils une certaine forme de duperie de soi. Mais ils ont aussi un but, et des bénéfices. Ma Dalton finit par réellement voler une banque, à la barbe du banquier qui croyait qu'elle faisait semblant. On peut penser plutôt à une stratégie consciente, que la théorie des jeux peut éclairer. La condition de base est qu’on sache qu’on ne sera pas puni (par
exemple que si l’on attaque une banque « pour rire » on n’ira pas en
prison). Ensuite il faut qu’on espère aussi tirer un bénéfice ultérieur de la
menace : si ceux à qui elle s’adresse sont prêts à vous satisfaire cette
fois, peut-être ne le seront-ils pas la fois suivante, ce qui induit l’auteur
de la menace à ménager ses arrières en avertissant qu’il pourrait se montrer
méchant. La théorie des jeux prescrit de jouer donnant donnant (tit for tat) c’est-à-dire à coopérer quand l’autre
coopère, et ne pas coopérer au premier coup où l’autre ne coopère pas. Ici on
ne coopère pas d’entrée de jeu. Je me suis demandé - sans en être sûr - si ce n’était pas une instance
du jeu dit de la « poule mouillée » (chicken) bien connu depuis le combat d’Achille et d’Hector dans l’Iliade , la crise des missiles de Cuba, le jeu de poker et par des scènes de Rebel without au cause et de American graffiti dont la matrice est :
joueur 1 | joueur 1 | ||
A | B | ||
joueur 2 | A | 0, 0 | +1, -2 |
joueur 2 | B | -2, +1 | -8, -8 |
Il y a aussi Al Pacino dans "Un après-midi de chien", avec toutes ses négociations quand il braque une banque et qu'il devient la nounou de ses otages (la femme enceinte, etc.), puis sa fin révoltante quand la police le tue à bout portant, alors qu'il avait été un modèle de correction dans ses échanges avec elle.
RépondreSupprimerAvec Ma Dalton, on est précisément dans le registre de la tricherie, parce qu'elle abuse des sentiments de confiance et d'empathie qu'elle éveille chez ses victimes.
De même, le poker triché, ce serait celui de Sinatra, dans "L'Homme au bras d'or", avec sa femme qui triche aussi en se disant malade pour qu'il s'occupe d'elle, mais Frankie truandait de façon aussi voyante que le Tricheur à l'as de carreau de Georges de La Tour.
Il y aurait aussi Paul Newman dans "L'Arnaqueur".
À vrai dire, le modèle de la théorie des jeux souffre d'un déséquilibre quand on traite de la tricherie. On pense au dilemme du prisonnier.
À l'époque des missiles de Cuba et de la menace de guerre nucléaire, les penseurs catholiques évoquaient Pascal et son intérêt pour les paris. En faisant le pari que Nikita allait se dégonfler le premier, comme dans la Course des Poulets de "La Fureur de vivre", John a gagné et Nikita a perdu sa place.
En comparaison, le cruising d'"American graffiti" semblait être une parodie de la Course mortelle des blousons noirs. Il était plutôt dans le registre de la posture et de la frime.
Ce que je voulais essayer de caractériser est un cas où l'on a) simule une menace b) sans risques c ) sans raison ( sans "cause" ); je ne discutais pas tous les cas de menace ou de braquage
RépondreSupprimerIl n' est pas sûr que le Mouvement du 22 Mars à Nanterre était sans cause. Pour obtenir la mixité en résidence universitaire, il ne suffisait certainement pas de le demander gentiment au Général De Gaulle ou à Alain Peyrefitte. Le Général dira : "Ils ont des maîtres et maintenant ils veulent des maîtresses", en se gaussant de Monsieur "Con-Bandit".
RépondreSupprimerAprès Mai 68, il est vrai que la stratégie du pouvoir avait changé. Il disait oui de toute façon à tout, pour temporiser, attendre la fin de la crise étudiante et reprendre un jour ce qu' il avait concédé. Tout le monde savait que la révolution avait échoué, après avoir fait vaciller le pouvoir. Les actions militantes semblaient parfois stupides ou peu inspirées. La bêtise des militants exprimait leur désespoir. L'Université de Vincennes servait à faire un psychodrame, une sorte de catharsis.
Il faut en tenir compte dans le modèle de la théorie des jeux. S'ils espéraient obtenir définitivement quelque chose, les militants devaient frapper très fort, en face d' un pouvoir qui disait non derrière son oui.
Ai je dit cela , que le 22 mars était sans cause ? Au contraire, à l'époque il l'était. Cela dura deux ans. Mais vincennes en 1973 avait perdu sa cause. Il ne restait que la coquille de la révolte.
RépondreSupprimerMais en effet la catharsis peut être une hypothèse.
Rien à voir avec votre problème, pardonnez, juste une remarque occasionnelle : Deleuze a fait hier et ironique, sous la pression de la force ce qu'on fait aujourd'hui et consentant, au lycée, sous la pression de l'opinion : donner au plus grand nombre, si possible à tous, de bonnes notes pour la raison qu'avoir une bonne note serait un droit naturel. Dans un tel cadre, les professeurs qui ne donnent des bonnes notes qu'aux seuls travaux qui le méritent n'ont pas des exigences justifiées, non, on pense qu' ils ne respectent pas les (droits naturels des) élèves. Bien sûr je force un peu. Combien de parents cependant voient l'entrée en classe prépa comme un droit donné à tous, les exclus étant alors injustement ceux dont les professeurs n'ont pas travaillé, un tel travail pouvant prendre plusieurs formes (savoir motiver, savoir ne pas fatiguer, etc.).
RépondreSupprimerAristote disait que le succès de l'éducation a trois conditions : les qualités de l'éducateur, les qualités de l'éduqué et l'intensité de son travail. L'opinion ne retient aujourd'hui que la première.
Quand vous dites que la personne simule une menace sans raison de le faire, vous voulez dire sans raison objective ou sans raison subjective ou les deux ? Pareil pour le risque.
RépondreSupprimerLes étudiant savent-ils que leur revendication sera accordée ? Si c'est le cas, alors il peut y avoir de la nostalgie, ils n'ont pas réalisé que la copie de la tragédie est la farce. Cette nostalgie est peut-être un instrument de l'amour-propre qui ne peut être satisfait que si l'on s'imagine un monde où on aurait du mérite à menacer.
objective bien sûr
RépondreSupprimeroui dans tous ces cas les gens savent que leur revendication sera accordée.
mon point est qu'ils devraient occuper leurs énergies à des menaces plus réelles.
Y a un truc qui m'échappe là...comment peut-on dire que la personne agit intentionnellement sans raison?
SupprimerJe ne pense pas que l’ambiguïté soit dans le texte, mais peut être, sauf erreur, dans le message juste au dessus de Philalethe.
je vois pas où c'est dit que l'on peut agir intentionnellement sans raison. Mais il y a quand même des actions intentionnelles sans raison!
SupprimerVous dites dans l'un de vos commentaires "Ce que je voulais essayer de caractériser est un cas où l'on a) simule une menace b) sans risques c ) sans raison ( sans "cause" )"Dans l'article, vous dites "Ces comportements de simulation sont intentionnels". Dans le commentaire, M. Philalethe résume votre propos en disant que la personnes en question "simule une menace sans raison de le faire". Du coup je me demande comment on peut dire qu'une personne agit intentionnellement sans raison.
SupprimerPour reprendre le fil à présent, comment peut on décrire une action comme étant intentionnelle sans raison? Vous avez en tête les exemples de Chisholm ? Je projette de tuer Dupont et je me dirige vers chez lui. En chemin je renverse un homme par accident, or il se trouve que c'est Dupont. De là, on ne peut pas dire que j'ai tué Dupont intentionnellement. C'est cela que vous avez en tête?
par "sans raison" je voulais dire sans bonne raison . si je menace alors que je n'ai pas de raison sérieuse de le faire, je me rebelle "sans cause", juste pour le plaisir de me rebeller ( c'est une raison, et une intention, j'en conviens) mais futile.
SupprimerÀ mon avis, il y a sûrement la dimension psychologique de l’amour-propre à prendre en compte chez Ma Dalton. Elle fait pitié aux commerçants et en aucun cas elle ne voudrait de leur charité. Elle préfère sauver sa dignité en jouant les braqueuses avec eux, ce qu’ils comprennent très bien, d’ où leur goguenardise. Ma Dalton fréquente les dames patronnesses. La charité, c’ est plutôt elle qui la ferait.
RépondreSupprimerPour le braquage de la banque, c’est l’un des fils Dalton qui prend l'apparence de sa mère, et qui utilise sa stratégie de façon clairement délictueuse. La vraie Ma Dalton reste toujours dans l'ambigüité. À la fin de l'histoire, elle devient même tout à fait respectable, en ouvrant un restaurant de luxe loin de sa ville, tandis que ses sacripants de fils, qu’ elle finissait d'élever de manière hautement comique en les infantilisant, sont retournés en prison.
Quant à Deleuze, il avait un rapport très particulier avec le monde de Vincennes. En tant que chercheur, c’ était pour lui un gisement à exploiter. Il aurait sûrement préféré avoir une chaire à la Sorbonne, après sa soutenance de thèse que les bandes gauchistes n'avaient pas troublée, mais il avait fait Mai 68 en province et il devait choisir un autre objet d'étude que l’histoire de la philosophie. La population vincennoise venait aussi lui rappeler qu’il était son débiteur.
oui vous avez raison, j'ai détourné l'histoire réelle de Ma Dalton, une sainte femme.
RépondreSupprimerJe ne crois pas que Deleuze aurait préféré avoir un poste à la Sorbonne, car il pensait , sans doute à juste titre, qu'il n'y aurait jamais le public qu'il avait à vincennes, qui était, il faut le dire, une sorte de cour des miracles, mais qui lui convenait et avec lequel il avait noué une sorte de complicité. J'ai entendu jadis dire que dans les années 80 , sans doute peu avant sa retraite, il avait été question que Deleuze rejoigne Paris I, mais cela ne s'est jamais fait. Il est possible que l'épisode auquel j'ai assisté en 1974 raconté dans ce billet soit lié à la crise qui agita à ce moment le département de philo et celui de psychanalyse ( voir la bio de François Dosse sur Deleuze et Guattari).
D'après mes souvenirs, dans la théorie des jeux, la poule mouillée est un jeu du style
RépondreSupprimerB1 B2
A1 (-2,-2) (1,0)
B1 (0.1) (-1,-1)
C'est l'image des 2 voitures qui se dirigent l'une vers l'autre: celui qui s'écarte au dernier moment est une poule mouillée et son gain est donc nul. Si tous les deux s'écartent, le déshonneur est total mais le pire est lorsque aucun ne cède la place (source: B. Guerrien, La théorie des jeux)
oui, n'est ce pas la matrice décrite ici ?
SupprimerEn fait, j'ai juste un doute sur les valeurs que vous donnez au premier cas (0,0) i.e les deux coopèrent. Dans le dilemme du prisonnier, il faut un intérêt à coopérer donc par exemple (1,1) et dans le cas de la poule mouillée, ce serait une sorte de choc frontal du type (-2,-2). Je ne sais pas trop comment interpréter le (0,0).
Supprimer0,0 : les deux voitures continuent sur leur lancée
RépondreSupprimervoir aussi ( article wiki sur theorie des jeux : chicken) le "penis game" :
A childish activity where people (usually schoolchildren) compete to shout "Penis!" in an increasingly loud voice while trying not to get in trouble with some authority figure (usually a teacher)
Cela ressemble à certains débats politiques! le rôle du maître est l'opinion publique
Dans "La Fureur de vivre", la Course des Poulets est une course à l'abîme de deux voitures côte à côte. Dans le film, l'adversaire de James Dean s'empêtre avec sa manche dans la poignée de la porte et il ne parvient pas à l'ouvrir. James Dean s'inquiète de plus en plus, puis il saute au dernier moment, tandis que son adversaire périt. Il y a donc eu cet accident de la manche qui a faussé le résultat de la course. C'est James Dean qui se retrouve être le poulet, alors que son adversaire avait tenté de sauter le premier.
RépondreSupprimerEn Amérique, les duels avec véhicules automobiles lancés l'un contre l'autre se faisaient plutôt avec des locomotives. C'est ainsi que les milliardaires du rail réglaient leurs conflits d'intérêts. Celui qui sautait le premier du train, qu'il pilotait seul, avait perdu. Dans le conflit célèbre qui a opposé Jay Gould à James Fisk, le duel n'a pas eu lieu, parce qu'ils ont préféré négocier entre eux. D'ailleurs, avec le duel à la loco, la menace suffisait. Celui qui se décommandait avait perdu. Je crois que les duels sur le pré sont aussi tombés en désuétude à cause de cela. La menace du duel avait fini par remplacer le duel.
(Nous autres Français, nous connaissons bien Jay Gould. Le dandy flamboyant Boni de Castellane, ami de Marcel Proust, épousa sa fille Anna Gould, qui avait hérité de son père. L'esprit parisien en fit un bon mot qui est resté : "Elle n'est pas mal, vue de DOT !" Et du mariage il est resté aussi un film aux images tressautantes, dans lequel on aperçoit Marcel Proust.)
Dans le cas qui nous occupe, celui d'une menace pour rire qui est sans raison, on a affaire à la tolérance d'un groupe social envers les abus et les tricheries d'une personne intégrée. En réalité, la personne qui abuse est en situation de faiblesse, réelle ou à venir, et la société est tolérante, afin de la protéger. Il y a une forme de chantage affectif de la part de la personne qui se fait tolérer, auquel la société ne résiste pas. C'est pourquoi Nietzsche voulait donner des armes aux forts, pour se défendre contre les faibles.
la question du duel est intéressante. je n'ai aucune idée des armes de l'époque, mais mon impression est que le duel a disparu non pas simplement parce que le code
RépondreSupprimerde l'honneur a perdu du terrain, et tout ce qui va avec , dont les combats en duel, mais aussi parce que le pistolet a remplacé l'épée , et aussi et surtout les pistolets sont devenus plus précis. A partir du moment où le colt des westerns tire bien, le duel devient dangereux et son issue fatale quasi sûre de chaque côté. Imagine t on un duel de nos jours où les offensés usent de la kalachnikof ? Mais au fond cela se passe peut être à Marseille, à Mexico ou à Sao Paulo chaque jour.
En France, d'après ce que je sais, l'habitude du duel a disparu après la Guerre de 14. Les jeunes écrivains qui ont connu Proust après 14 le considéraient comme quelqu'un d'une autre époque, à cet égard. Au café, quand on lui marchait sur les pieds, Proust jetait encore son gant ou sa carte à la figure du malotru, comme dans les années 1890, devant des jeunes qui ouvraient de grands yeux et qui l'entraînaient vers la porte en lui disant de laisser tomber.
RépondreSupprimerChez les parlementaires, le duel à l'épée a continué. Gaston Defferre, le dernier Gastounet de la République, s'est battu en duel au premier sang sous la Vème République.
Si l'on reparle des étudiants désenchantés de Vincennes, qui demandaient leur diplôme gratuitement, ils se préparaient à une longue carrière de chômeurs assistés.
Dans le monde de la délinquance, une expression faisait rire les vieux truands : la condamnation pour mendicité à main armée. Cela a un rapport avec Ma Dalton.