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dimanche 27 novembre 2016

« J’eusse avec plaisir tué … Bergson » - et William James?




                                                    Table d'Henri Bergson,
                                                    Département de philosophie, 
                                                    Université de Genève 
                                                    Certains professeurs et étudiants refusèrent 
                                                    de s'y asseoir sous prétexte qu' "elle sentait 
                                                    trop la durée" 

    Dans ses Antimodernes (première ed. Gallimard 2005, p. 291), Antoine Compagnon déclare que Benda fut un « disciple déçu de Bergson avant 1914 ». Il répète ce jugement dans la postface à l’édition de poche (2016) de ce livre. 

    Mais Benda fut-il jamais disciple de Bergson, et encore plus « enthousiaste » ? Comme on le sait Benda fréquenta, après sa collaboration à la Revue blanche qui donna lieu à la publication en 1900 des Dialogues à Byzance, Péguy et le groupe des Cahiers de la quinzaine, dont il devint un pilier. Péguy y publia en 1910 son Premier testament, puis son Dialogue d’Eleuthère ( 1911), avant de publier son pamphlet antibergsonien Une philosophie pathétique en 1912. Il fut même ami, au moins en bons termes, avec Georges Sorel, qui adorait Bergson, le pragmatisme et qui influença plus tard le Duce.

    La première allusion à Bergson dans l’œuvre de Benda semble être cette page du Dialogue d’Eleuthère  (Emile Paul, 1911, p. 55):

       " Cela date de Socrate, cette prostitution du divin à l'humain. C'est lui qui porte le double poids d'avoir souillé la métaphysique au service des choses humaines et troublé les choses humaines des puretés de la métaphysique." (1)
   (1) On sait que cette intention de faire servir la métaphysique à la solution de problèmes pratiques fait le fond de l'oeuvre de Bergson. A cette oeuvre, Eleuthère proposait comme  sous titre : Cours de métaphysique appliquée."
     
Il semble donc que dès 1911, et sans doute avant, Benda était déjà en possession de ses thèmes anti-bergsoniens.  Qu'il ait été déçu semble clair d'après ce passage, mais fut-il jamais "disciple"?
Dans aucun écrit de Benda antérieur à ces textes il n'est fait ne mention ou suspicion d’allégeance enthousiaste à Bergson.
   Nulle trace de Bergson non plus dans Mon premier testament. Ses premières allégeances philosophiques furent à Nietzsche, mais tout autant à Ribot. Dans les Dialogues à Byzance , nulle trace de bergsonisme juvénile (Benda avait quand même quarante cinq ans à l'époque).  
    Benda fréquentait le cours de Bergson au Collège de France, et s’y rendait, nous dit il dans La jeunesse d’un clerc, avec Sorel et Péguy . Cela devait se passer vers 1910. Cela rend-il Benda disciple de Bergson ? Certes on imagine mal Benda, avec son caractère, supporter les cours de Bergson sans y porter quelque intérêt. Mais s'il eut déception, elle fut sans doute très rapide.
    Car dès 1912 Benda publie au Mercure de France son livre Le bergsonisme, une philosophie d la mobilité  , puis en 1913 son autre volume Une philosophie pathétique aux Cahiers , grâce à Péguy, qui allait bientôt réagir avec sa Note sur Bergson et la philosophie bergsonienne.  
    On connaît les discussions des deux amis sur l'alexandrinisme de Bergson et la question juive. On y reviendra. 
     La seule trace que j'ai pu trouver d'une admiration potentielle de Benda pour Bergson avant 1910 se trouve dans une lettre à Daniel Halévy du 21 mai 1907 , citée par Judith Belpomme, dans sa thèse sur Benda [1], où Benda aurait écrit : 

« Avez-vous lu le nouveau Bergson ? N’est-ce pas un enchantement ? » 

Judith Belpomme ajoute : « Sans vouloir donner une importance excessive à ce petit billet de Benda, il semble qu’il ne se soit opposé à Bergson que tardivement. »

   Mais, outre que la citation de la lettre à Halévy peut n’être que l’expression d’une politesse mondaine, rien n’indique que Benda ait manifesté de l’ "enchantement » pour Bergson. Au contraire, il lisait à l’époque des œuvres de philosophes et de scientifiques opposés à Bergson : Borel, Ribot, Le Dantec. Il serait étonnant qu'avec son tour d'esprit scientifique de l'époque, il ait adhéré aux charmes de l'auteur de L'évolution créatrice. [2]
 
   Il fréquente les salons, et y nourrit sa haine du bergsonisme dès les années 1910. Alors où aurait il pu s’enthousiasmer pour Bergson ? 

   Benda ne prétendit  jamais avoir voulu tuer William James comme il le fit au sujet de Bergson (Jeunesse d'un clerc, reed. Gallimard 1969, p.118). Mais sa haine du pragmatisme fut claire dès les livres sur Bergson et sans doute à la suite de sa lecture du livre de R. Berthelot, un romantisme utilitaire (1911) En mars 1918 dans le Figaro, il publie un article sur le pragmatisme, que l'on trouvera ci-dessous.  ( voir Gallica pour un texte plus propre)


Le Figaro 31 mars 198
Nihil novi ?

Contra pragmaticos



[1] Judith Belpomme, Julien Benda , essayiste et publiciste, thèse de doctorat de troisième cycle, Université Paris X Nanterre, 2000.
[2] Il rend compte de Le Dantec Le conflit, entretiens philosophiques .n Revue Blanche, tome 27, janvier 1902, p. 72-80.

 

8 commentaires:

  1. Benjamin Straehli28 novembre 2016 à 21:10

    Cher Ange Scalpel,
    je tiens à vous remercier pour le lien vers le texte de Sandra Laugier, dont je n'aurais pas eu connaissance sans votre blog. Je ne sais si Benda a eu un jour envie de tuer William James, mais l'impression demeure que certains pragmatistes tueraient volontiers ceux qui s'en prennent à leur philosophie. Cela rappelle assez, même s'il ne s'agit ici que de mots, le propos de Russell selon lequel, si le pragmatisme se présente d'abord sous le jour riant d'un appel à la tolérance, au bout du compte il en arrivera nécessairement à clore les débats à coups de canon. Les pragmatistes ont l'habitude, depuis William James, de dire que ceux qui les critiquent déforment leurs propos, les caricaturent, etc. Mais on peine toujours à comprendre en quoi leurs propos réels se distingueraient vraiment de cette prétendue caricature; et en l'occurrence, on peine à comprendre en quoi Trump ne mériterait pas d'être appelé un pragmatiste.

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  2. Merci de votre commentaire. Je partage votre étonnement. Le billet précédent faisait allusion à la polémique Dewey / Russell, et il y eut aussi une polémique Benda / Dewey , dont je parlerai sans doute bientôt.

    Les pragmatistes sont en principe plus tolérants que les rationalistes rigides et irascibles comme Benda ou l'auteur de ce blog, car ils ont comme thèse que la vérité émerge d'un consensus social et est essentiellement révisable. Mais il semble qu'ils soient , comme vous le notez, très susceptibles aussi. J'interprète cela comme venant de leur sentiment que la vérité est très fragile, et pas assurée. souvent quand on est "touchy" on est facilement incertain. ce n'est pas facile de renoncer à la quête de la certitude.

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  3. À mon avis, nous avons là un bon scénario de polar dans le monde de la philosophie, depuis "La septième fonction du langage".
    Avec le premier Jules Vuillemin, nous étions plutôt dans l'espionnage, avec une taupe rationaliste exfiltrée du monde marxo-existentialiste par Martial Guéroult.
    Julien Benda, pour sa part, avouait des pulsions criminelles et la liste de ses cibles était variée et impressionnante. Mais par quel mystère faisait-il grâce à William James ?
    C'est avec l'Affaire Dreyfus qu'il eut l'idée d'éliminer ses adversaires. Il rêvait d'une Affaire Dreyfus perpétuelle, qui permettrait de séparer le bon grain de l'ivraie.
    Tout cela fait penser au sociologue Siegfried Kracauer, lié à l'Ecole de Francfort, qui écrira "Le Roman policier : un traité philosophique".
    L'Ecole de Francfort retrouvera dans le roman policier le thème néo-kantien de la dimension meurtrière de l'identité. Toujours en avance, Julien Benda avait bien compris qu'il y a dans le rationalisme un fond de colère sacrée et meurtrière.
    À vrai dire, pour Kracauer, le rationalisme était un roman policier, avec ses détectives, vieux garçons qui font penser à des ecclésiastiques versés dans la théologie, comme le Père Brown de Chesterton, et qui assurent le triomphe kantien du jugement analytique et du schématisme dans leurs enquêtes.
    Avec Julien Benda et son style "Tonton Flingueur", on était même dans l'ambiguïté du film noir, où le détective peut aussi être le meurtrier.
    Son article sur le pragmatisme, paru avant la seconde bataille de la Marne, rappelait que toute défaite est d'abord une défaite de l'esprit et que c'étaient les principes de la pensée rationnelle qui faisaient tenir l'encadrement des Poilus. Au même moment, dans les tranchées, Alain devait faire une analyse identique.
    Julien Benda donnait un résumé clair et utile du livre de René Berthelot sur le pragmatisme, qui montrait bien l'aspect proprement fou de la théorie nietzschéenne, laquelle faisait dériver les lois scientifiques de la morale judéo-chrétienne.
    Benda écrivait dans le Figaro, dont le directeur avait été "révolvérisé" en 1914 par l'épouse de Joseph Caillaux.
    Pour le bureau de Bergson où l'on va s'asseoir ou non, la recherche de la compagnie des grands hommes est un sujet intéressant. Une question me taraude : pourquoi fait-on entrer un grand homme dans sa vie, en usant de la familiarité réservée à ses amis très proches ?
    Il faut aussi croire que les scénaristes lisent beaucoup de philosophie ! C'est toujours un plaisir d'aller entendre Sandra Laugier, grande spécialiste des séries TV, et notamment de "Buffy contre les vampires".
    Il paraît qu'il y a toute la pensée du monde dans "Game of Thrones".

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  4. En effet, si j'exploitais ce filon, je serais riche comme JK Rowling, avec Benda comme Harry Potter. Fill the details.
    Ce qui serait intéressant est justement de savoir pourquoi Benda écrite cet article en 1918. A cette époque on se trouvait face à un phénomène assez proche - mutatis mutandis - de celui de la post-vérité trumpiste d'aujourd'hui dont parlent certains commentateurs

    http://www.francetvinfo.fr/politique/la-verite-importe-t-elle-encore-en-politique_1925183.html

    Ce phénomène était la propagande, le bourrage de crâne: sur la guerre, nos troupes, l'état de la nation, les traîtres. L'idée était déjà - avec les moyens de l'époque, qui allaient bientôt s'étendre avec la radio. Orson Welles en 1938 sera le Trump de l'époque, en plus drôle.
    Quel rapport avec le pragmatisme? Deux choses : 1) le pragmatisme ( vulgaire) accepte de mesurer la valeur de la vérité à ses conséquences : si on accepte cela, et si le mensonge paie plus que la vérité, alors il est légitime de mentir

    2) le pragmatisme tient que la connaissance est une forme d'action, et qu'on peut légitimement ( au moins dans certains cas) vouloir croire. Si donc quelqu'un vous présente des choses fausses, et si c'est bénéfique de les croire, vous pouvez vouloir les croire.

    Cela c'est le pragmatisme vulgaire, celui du vendeur d'autos . Le pragmatisme philosophique est plus subtil.Mais un certain nombre de ses principes conduisent à 1 et 2.

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  5. À propos du pragmatisme de Nietzsche, il y a un débat que Jacques Bouveresse a relancé.
    Si pour Nietzsche il n'y a pas de vérité hors-discours, et si la vérité n'est qu'un effet de pouvoir, celui des forts sur les faibles, comment Foucault a-t-il fait pour passer d'une philosophie du pouvoir à une critique du pouvoir, dans sa lecture de livres comme "L'Antéchrist" et "Humain, trop humain" ? Il faut croire qu'un penseur anti-rationaliste comme Nietzsche offre une grande latitude d'interprétation.

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  6. "il y a un débat que Jacques Bouveresse a relancé" . Entre autres... Cela fait des lustres que la question est discutée. D'abord par les premiers lecteurs, comme Berthelot, puis Benda et les bergsoniens dès les années 1890. Pour tout cela voyez l'excellent " Les neveux de Nietzsche" de Louis Pinto. Après Bataille, Deleuze, Derrida sont Riri, Fifi et Loulou de l'oncle Nietzsche

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  7. Le pragmatisme pose un problème récurrent en ces fêtes de fin d'année. En effet, il y a toujours un questionnement ontologique et épistémique, embarrassant pour le rationalisme, sur le Père Noël.
    D’un point de vue pragmatiste, il y aurait un besoin fondamental, pour l'individu et la société, de faire croire et de croire au Père Noël. Un article célèbre de Claude Lévi-Strauss, paru dans « Les Temps Modernes » en 1952, « Le Père Noël supplicié », est particulièrement intéressant à cet égard.
    Cette divinité moderne qu’ est le Père Noël a une longue histoire, qui rejoint celle de certains mythes de la culture amérindienne. Elle est initiatique et met en jeu la vie et la mort. Elle est aussi économique, par les échanges qu’ elle suscite.
    Sur le plan de la vérité, on ne sait plus très bien si le Père Noël existe ou s’il n’ existe pas, tant il serait précieux à l'humanité. S’il est le produit d’une invention, on constate que n’importe quoi ne ferait pas l’affaire à sa place. À cause de lui et pour lui, on a peut-être inventé la post-vérité bien avant Donald Trump.
    Claude Lévi-Strauss réclamait pour l'homme le droit d'être païen. On aurait envie d’ajouter : et pragmatiste !
    Un analytique de Harvard, Eric Kaplan, se pose aussi ces questions dans « Does Santa Exist ? A philosophical investigation ». Il aboutit à une contradiction qu’ il propose de dépasser en s’inspirant du mysticisme de la Kabbale. Le Père Noël serait un visage qui ouvre à l'illimité. Cela rappelle Emmanuel Levinas. Mais cela nous éloigne encore davantage de la pensée rationaliste.

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    1. Merci de nous rappeler le texte de Levi Strauss, en effet l'un de ses plus intéressants .
      C'est vrai que cela pose la question de la volonté de croire.
      Un mien cousin écrivit jadis sur ce sujet :

      http://www.unige.ch/lettres/philo/enseignants/pe/Engel%202007%20Comment%20ne%20pas%20croire%20au%20pere%20noel.pdf

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