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mercredi 5 octobre 2016

Tagliatesta démasqué



                                                         

    Depuis longtemps on a spéculé sur l’identité de Federico Tagliatesta, l’auteur fameux du best seller Instructions aux académiques, paru en 2006, et maintes fois réédité depuis. S’agissait-il vraiment, comme nous l’apprend  l’universitaire Pascal Engel, d’un jeune italien de Ferrare venu au début des années 2000 faire un mémoire sous sa direction à l’Université de Paris Sorbonne, qui serait ensuite, par dépit de ne pouvoir poursuivre ses études en France, revenu dans son pays, aurait brièvement travaillé dans un ministère en Italie, aurait échoué à trouver un poste dans l’université transalpine, et serait mort accidentellement sur une route ligurienne en bord de mer conduisant à la Spezia, ajoutant au tragique de son destin celui d’une répétition de la scène finale du Sorpasso de Dino Risi ? 



Dès le début les lecteurs de l’opuscule au vitriol décrivant la vie des académiques français se sont interrogés. L’auteur ne serait-il pas un professeur français, comme semble l’indiquer une connaissance de première main des mœurs et vices de l’université française qui transpire dans ces quelques pages imitées des Instructions aux domestiques de Swift ? Ou bien un autre étudiant , mais français, qui aurait subi les mêmes déconvenues, mais en France, et règlerait ses comptes ? Dans son compte rendu du livre dans Le Monde , Roger-Pol Droit remarquait déjà qu’il était heureux pour l’auteur qu’il soit mort. 


                                                Le Monde des livres, 31 mars 2006

Le succès immense et international de ce livre, tiré au départ à 200 exemplaires chez un  petit éditeur « à façon », n’ayant même pas de distributeur (il faut acheter le livre en lui écrivant, avec un moyen de paiement très rétro, le chèque), et dont il a bien dû se vendre 800 exemplaires, les projets de traduction nombreux, dont un en italien ( mais qui ne vit jamais le jour) à la suite du compte rendu qu’en donna l’éminent Maurizio Ferraris dans le Corriere della Sera , conduisirent bien des gens à se demander qui pouvait bien être Federico Tagliatesta. 


                          Article de Maurizio Ferraris , Domenica 19 Feb 2006, Corriere della Sera

    Le journaliste vénitien Torcello Fini a longtemps enquêté, cherchant des documents sur la mort de Tagliatesta, sur son passage au ministère de l’enseignement supérieur, sur ses années à la Sorbonne, mais ne trouvant aucune trace de ce jeune homme dans les registres de l’Etat italien. Il a interviewé son ancien professeur, Pascal Engel, qui lui a montré les fragments du mémoire de Tagliatesta sur le scepticisme de Leopardi, qui partait des fameuses lignes de l’auteur de La Ginestra dans son Zibaldone 

Il mio sistema introduce non solo uno Scetticismo ragionato e dimostrato, ma tale che, secondo il mio sistema, la ragione umana per qualsivoglia progresso possibile, non potrà mai spogliarsi di questo scetticismo; anzi esso contiene il vero, e si dimostra che la nostra ragione, non può assolutamente trovare il vero se non dubitando; ch’ella si allontana dal vero ogni volta che giudica con certezza; e che non solo il dubbio giova a scoprire il vero (secondo il principio di Cartesio ec. v. Dutens, par.1. c.2. §.10.), ma il vero consiste essenzialmente nel dubbio, e chi dubita, sa, e sa il più che si possa sapere.

Et élaborait à partir de là sur les arguments sceptiques contemporains, avec un brio qui, rappelle le professeur, le laissa pantois. Torcello Fini n’a cependant pas retrouvé ledit mémoire à la bibliothèque de la Sorbonne, où il aurait dû pourtant se trouver. Il a retrouvé cependant la maison natale de Tagliatesta près de Ferrare, sans savoir s’il s’agissait bien de la même famille. 


                                                         Casa Tegliatesta, Ferrara

    Mais après une longue enquête, il est parvenu à une réponse sans équivoque, qu’il vient de livrer dans les colonnes du Gazzettino de Venise. Tagliatesta serait bien un universitaire italien, Angelo Angelone , ayant étudié en France à la fin des années 1990, et enseignant aujourd’hui à l’université de Parme. Angelone, spécialiste de littérature italienne et de Manzoni en particulier, auteur notamment de Sposi promessi della literatura ( Franco Angeli, ed. 2001), aurait écrit ce livre pendant ses vacances à Paris en 2005 et l'aurait fait éditer à compte d'auteur . Ce qui a mis Fini sur la piste est la consultation des relevés de carte bancaire d’Angelone autour de 2006, après la sortie du livre (une somme énorme pour un universitaire italien, 3000 euros, venue sur son compte en banque), et le fait qu’il ait racheté, pour une bouchée de pain, la maison Tagliatesta. La preuve était irréfutable. 

                                     Photo putative de Angelo Angelone , chevauchant le lion de Ferrare

  L'éditeur Christophe Chomant, consulté, a démenti. Il a assuré n'avoir jamais eu de contacts avec l'auteur du manuscrit, qui lui était arrivé par la poste.  Des voix se sont élevées, en Italie comme en France, pour critiquer cette révélation. Nombre de lecteurs de Tagliatesta ont protesté que ces investigations faisaient disparaître la magie du livre, et que le philosophe de Ferrare était devenu aussi fameux que son concitoyen Bassani et que cette révélation policière menaçait l'oeuvre d'art qui devait rester auréolée de mystère. Ils ont contesté la méthode d’investigation vulgaire et pécuniaire, destinée à salir la réputation de l’auteur.  Mais le directeur du Gazzetino a répondu à ces critiques en déclarant que , quand un livre a tant de succès, « le public a besoin de savoir ». 

                                              
                                                        Article de Marianne , 24 fev 2006
 
 
PS 2023 un autre inédit de Tagliatesta  a été publié , voir billet ici 

 
 

      
    
 

26 commentaires:

  1. C'était trop beau, ce personnage de carbonaro stendhalien, mort au volant de sa voiture comme un célèbre Hussard français des années 1950, qui nous léguait un brûlot d'anthologie sur l'Université française, et qui était devenu une incroyable énigme littéraire !
    Mais l'habitude des journalistes italiens, de vouloir connaître à tout prix la véritable identité des auteurs, est plutôt étrange et un peu inquiétante. La romancière Elena Ferrante vient d'en faire les frais à son tour.
    Bien sûr, les académiques sont un sujet en or pour les pamphlétaires, mais il ne faudrait pas oublier non plus les gens de bureau, dans les entreprises ou l'Administration.
    En ce qui concerne les académiques, les Presses Universitaires de Grenoble, où il y a une bien belle université, ont publié en 2015 une étude sociologique sur les opinions des universitaires et scientifiques français, "Que pensent les penseurs ?".
    Le monde académique français fait peu parler de lui et il laisse la place aux intellectuels médiatiques dans l'espace public.
    Il serait majoritairement scientiste, athée, hostile à l'économie de marché, et politiquement orienté à gauche, surtout dans les sciences humaines. En matière économique, cela implique chez lui une image négative de la concurrence et une faible importance accordée à la responsabilité individuelle dans la réussite sociale.
    D'ailleurs, c'est à cause de leur statut de fonctionnaire titulaire, que les académiques seraient fortement hétérodoxes, c'est-à-dire keynésiens, voire marxistes, dans le domaine économique. Mais il faut dire que depuis la crise des subprimes, les économistes orthodoxes font profil bas.
    En matière de réformes de l'Université, les académiques seraient plutôt immobilistes, car les tentatives de réformes viennent surtout de la droite.

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  2. Comme vous avez noté le destin de Tagliatesta rejoint celui de Elena Ferrante.
    Je ne suis pas sûr qu'il y ait des académiques en France. Ils n'ont pas de lieux définis : Grandes Ecoles, organismes de recherche, universités n'ont quasiment rien à voir entre eux. rien de comparable avec Oxford, Göttingen, Lund, ou même Bologne. Les romans académiques sont très rares : pas de personnages. Le barbu à pipe de jadis ( ceci n'est pas une pipe académique) a disparu, tout comme le type d'universitaire qu'on voyait encore avant 68 (genre Raymond Aron ou Paul Ricoeur). L'université a disparu. On vient de décréter qu'elle n'a même plus le droit de sélectionner, bientôt de refuser des thèses.

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  3. Il nous manque un David Lodge, avec ses romans et ses universités britanniques fictives, même s'il commence à dater un peu. Mais il est vrai que le système universitaire français est très différent.
    Néanmoins, on peut regretter le temps de ces intellectuels académiques, bien reconnaissables en photo, qui donnaient leur avis sur tout en France.
    On ne peut que déplorer la volonté de tout niveler dans le monde universitaire, comme dans celui de l'éducation en général. On ne comprend pas bien pourquoi il est devenu tabou de parler de créer des pôles d'excellence, avec les meilleurs élèves, quelles que soient leurs origines sociales.
    En ce qui concerne les organismes de recherche en France, on a beaucoup critiqué le CNRS, que l'on présentait comme un organisme pharaonique datant de la période gaullo-communiste, qui gaspillait l'argent public en finançant des travaux inutiles. L'exemple de Jean-Pierre Sauvage, pur produit du CNRS, qui a été associé au Nobel de chimie pour ses travaux riches d'avenir sur les nanomachines, démontre qu'il est encore possible pour un Français de mener à bien des recherches sans s'expatrier.

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  4. Oui quel dommage que Tagliatesta ait pris modèle sur Swift et pas sur David Lodge !
    Je ne sais pas si vous avez lu son livre, mais il parle du CNRS.
    On fait toujours l'éloge du CNRS en sciences et on suppose que les médailles qu'il obtient lui reviennent. Mais le Nobel de chimie n'aurait pu être obtenu sans l'université de Strasbourg, qui héberge l'équipe de Lehm dont est issue Sauvage. Le CNRS reçoit les fleurs, mais les équipes sont toutes basées à l'université. En maths et en sciences de la nature la synergie est assez bonne entre CNRS et universités. En sciences sociales c'est autre chose. Voyez, derechef, Tagliatresta

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  5. Si l'on regarde un peu dans les coulisses ou les souterrains de l'Affaire Tagliatesta, on y trouve une tentative d'immigration non aboutie, dont il est néanmoins restée une trace littéraire.
    Tagliatesta entrait potentiellement dans la catégorie des immigrés de luxe, du nord ou du centre de l'Italie, qui, des Médicis à Carla Bruni Tedeschi, en passant par Mazarin, ont fait Paris. Nous n'aborderons pas le débat sur l'italianité des Bonaparte.
    C'est la loi de l'immigration. À force de vouloir conquérir l'Italie du Nord, avec toute la " furia francese" qui était la nôtre, nous avons fait venir des Italiens à Paris, et même à Amboise.
    Le désir de Tagliatesta d'enseigner en France, et d'y faire souche, était certainement très fort.
    Quant à l'immigration de l'Italie du sud, elle a eu droit à la bande dessinée belge, mais il était assez surprenant de trouver les aventures teintées de critique sociale du Signor Spaghetti et de son "frère de pizza" Prosciutto, de Dino Attanasio, dans le Journal de Tintin, avec la complicité oubliée de René Goscinny.
    Spaghetti, c'est le travailleur manuel et immigré, napolitain ou sicilien, dans la France des années 1950, accompagné d'un faire-valoir loufoque et gaffeur, affublé comme lui d'un patronyme à connotation invariablement alimentaire. Dans cette BD, on peut trouver lourds les clichés populaires sur les Italiens, même si Dino Attanasio maniait l'humour minoritaire pour rire de lui-même.
    Spaghetti rappelait aux Français que leurs ancêtres n'étaient pas tous gaulois, mais plutôt gallo-romains.

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  6. Tagliastesta n'était pas Carla Bruni. Mais en effet il appartenait à une couche sociale différente de celle des Italiens des années 30, surtout des paysans et des ouvriers ( voir Cavanna, le Ritals), et aussi de celle de Spagetthi et Prosciutto. Il faisait partie des émigrés universitaires, à la recherche d'une bourse. A la même époque Goscinny créait un personnage à moustache qui castagne les Romains, et l'on pouvait sur les écrans voir les fastes de la Dolce Vita. C'était l'époque des glaces italiennes et des klaxons chantants des Alfa Romeo comme celle du Sorpasso.
    Je me rappelle l'album "Spaghetti et la peintoure à l'huile" , dont je ne comprenais pas le titre

    http://mysterycomics-rdb.blogspot.fr/2016/01/critique-788-les-etonnantes-aventures.html

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  7. Entre Spaghetti et Tagliatelle " asaporate ", qu' est-ce qu' on se régale sans mal de tête ici!

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  8. On serait au bord de penser que l'auteur et son préfacier sont une seule et même personne...

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    1. Comme pour Elena Ferrante et le monstre du Loch Ness, il faut des preuves, et des concluantes

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    2. Le goût du canular chez le préfacier est tellement manifeste que c'est la meilleure des preuves ! Et puis c'est un procédé littéraire tout à fait traditionnel.

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    3. Comment ? Et qu'est-ce qui vous permet d'exclure que ce soit Angelo Angelone, édité chez Franco Angeli et passant ses vacances sur la Baie des Anges ? Torcello Fini est un excellent enquêteur, qui a réuni des preuves indubitables, tout comme Claudio Gatti pour Elena Ferrante

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    4. Ne soyez pas si angélique ! Il y a beaucoup trop d'anges dans tout ça.

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    5. Mmh, mmh, cela fait beaucoup ... d'angélisme; de plus, les recherches sur la satire, la raillerie et l'ironie de l'éminent universitaire préfacier coïncident peu ou prou avec l'année de publication (2005) de Instructions aux académiques. A défaut de preuves on se contentera de présomptions...

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    6. Et pourquoi Tagliatesta n'aurait il pas tout simplement plagié son professeur ? Cela arrive.

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    7. Bonjour,
      J'ai suivi l'histoire du mystère entourant ce livre avec amusement pendant quelques temps, puis j'ai oublié... et là je retombe par hasard sur ce site et les commentaires.
      Monsieur Gravener (oups, votre message date de plus d'un an !) vous avez raison : Engel et Tagliastesta ne font qu'un.
      J'ai travaillé chez l'éditeur de ce bouquin, et pour avoir trituré pas mal d'exemplaires dans tous les sens puisque j'en ai façonné "à la main" plusieurs cartons au moment de sa réédition en 2010, et l'avoir lu par curiosité par la même occasion, je connais bien le produit.
      Franchement, sans vouloir faire ma maligne, il m'a suffit de lire cette préface un peu trop bavarde et cousue de fil blanc pour avoir déjà la puce à l'oreille : cette histoire de jeune étudiant italien, plein d'avenir et qui meurt si bêtement, qui parle super bien français, qui reprend les idées échangées lors de conversations avec son professeur, etc... j'ai vraiment trouvé ça un peu cliché, mauvais et facile comme scénario. Ah ! la fin justifie les moyens !
      Et plus j'avançais dans la lecture du bouquin, et plus mes "présomptions" sont devenues des certitudes. J'étais assez choquée du procédé que je trouvais hypocrite, pas très courageux, et pas non plus très respectueux du lecteur.
      Quand j'ai eu fini le livre (qui il faut reconnaître est très plaisant), j'ai dit à mon patron "Allez ! c'est évident, c'est Engel qui a écrit le bouquin, y a jamais eu de Tagliatesta hein !?", il m'a répondu très sèchement une réponse de Normand qu'il est, ni oui, ni non, mais j'ai senti que j'avais tapé juste.

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    8. ayant droit de tagliatesta27 octobre 2017 à 14:41

      quelle hypocrisie en effet chez Angelo Angelone !
      autant que chez ce catcheur des annes 50 qui se faisait appeler " l ange blanc" et qui luttait contre Cheri Bibi et
      Le Bourreau de Bethune.

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    9. Bonjour ayant droit de tagliasta, alias Pascal Engel, alias Ange Scalpel.
      J'ai cru un temps que vous aviez censuré mon post de l’autre jour !
      Si je vous ai écrit, c'est parce que ce canular de "Tagliatesta démasqué" a confirmé ce que j'avais deviné au sujet de ce livre. Mais franchement c'est décevant et je comprends mal comment on pourrait gober ça : c'est encore plus tiré par les cheveux que le coup monté de la préface du livre.
      ... Et puis je voulais voir votre réaction.
      Merci d'avoir répondu.

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    10. rien n'est caché, comme dirait l'autre.
      Mais vous nous expliquerez à l'occasion pourquoi vous trouvez " le procédé hypocrite, pas très courageux, et pas non plus très respectueux du lecteur".

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  9. Tagliatesta avait échappé au courant de pensée gauchiste qui avait influencé des penseurs comme Toni Negri.
    Mais il était certainement mal à l'aise dans le contexte de l'économie libérale mondialisée de la fin du XXème siècle.
    S'il avait eu les origines modestes de Signor Spaghetti ou de Super Mario, le plombier immigré new-yorkais le plus célèbre de la planète, il aurait épousé l'idée du chercheur auto-entrepreneur, ou micro-entrepreneur, créateur de sa start-up.
    Certes, dans le domaine des technologies innovantes, il aurait eu plus de chances pour cela, mais il n' était pas impossible de se reconvertir à force de travail.
    Dans son domaine, il était exclu de devenir un sophiste marchand de sagesse ou un philosophe médiatique, mais il pouvait trouver des créneaux dans la production littéraire, scientifique ou artistique, à condition de rester honnête et d'avoir des idées.
    Néanmoins, il y a des risques et des responsabilités juridiques, dans l'auto-entreprise. Il y a des normes contraignantes, des formalités et des dispositions à respecter.
    On ne peut pas faire non plus n' importe quoi dans le domaine fiscal.

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  10. Tagliatesta était en effet tombé dans un piège, ce qui explique pourquoi certains ont considéré sa mort comme un suicide déguisé. Il aspirait en FRance à une vie universitaire plus digne que celle que lui promettait son pays d'origine, mais n'était pas parvenu à trouver un job, et donc avait dû revenir en Italie. Il n'avait rien de ces Italiens designers, architectes ou entrepreneurs que la figure du condottiere a popularisée. Il y avait chez lui une passivité, une langueur mélancolique qui est à la fois celle de l'immigré balloté par les événements et celle du natif d'Emilie , tournant les yeux vers l'Adriatique, Venise et Trieste, villes tristes. On trouve cette ambiance dans Bassani, dans Magris. Il aurait en fait dû fuir plutôt vers l'Illyrie, ou le Danube. Sa déception venait aussi du fait qu'il réalisait qu'on ne peut en France réussir dans le marché des idées et rester honnête.

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  11. Puis-je me permettre une proposition d'épilogue ?
    La mélancolie de notre regretté penseur italien lui venait sans doute quand il imaginait ce qu'il pourrait devenir.
    Actuellement, l'anti-Tagliatesta, c'est Gaspard Koenig, ce jeune agrégé de philo au rythme de publication effréné, qui se mêle d'économie libérale et a qui a créé son laboratoire d'idées, "GenerationLibre".
    Le doyen du labo n'est autre que François Ewald, l'ancien assistant de Foucault, converti à la politique du risque et de la responsabilité des entrepreneurs. La devise de ce club d'idées est "Arrêtez d'emmerder les Français !". C'est-à-dire : moins d'Etat, moins de bureaucratie, moins d'impôt et d'assistanat des canards boiteux, etc. Gaspard Koenig a même publié un ouvrage sur les vertus de la corruption. Pour un ultra-libéral, cela se défend. Il se réfère à Mandeville et à sa "Fable des abeilles", parce que les vices privés font le bien public, ce qui fit scandale en son temps.
    Ce qui est fascinant dans ce laboratoire d'innovations, c'est que tout devient possible, parce que tout est démasqué. Deleuze était un kantien doublé d'un anarcho-capitaliste, ce qui n'est peut-être pas entièrement faux. Et ce n'est pas un hasard si Foucault s'est intéressé au néo-libéralisme dans "Naissance de la biopolitique".
    "GenerationLibre" hait ce qu'il nomme les blonds platines du populisme, parce que la démocratie n'est pas le peuple, comme la liberté n'est pas la justice. On aura reconnu Donald Trump parmi eux !

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  12. Sur le libéralisme , je me permets de renvoyer au livre de Alain Policar, dont un ami a rendu compte ici

    http://www.contreligne.eu/2013/06/2725-policar-rawls-engel-liberalisme-habermas/

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  13. Le libéralisme a, en effet, une histoire ancienne et compliquée. Son retour dans les esprits du temps remonte déjà à une quarantaine d'années. Dans le domaine économique, il a ses ultras, qui pensent que la crise finira quand l'État sera réduit à sa plus simple expression. D'ailleurs, il n'est pas sûr que l'État conservera un pouvoir régalien. Dans un quartier où il n'y a pas de police, il paraît que la population s'organise d'elle-même pour faire disparaître la délinquance, parce que c'est son intérêt !
    Il y a aussi des néo-libéraux qui espèrent qu'à la fin le progrès technologique permettra de sortir de la crise et que la mutation numérique sera la panacée. C'est pourquoi on redécouvre un auteur comme Schumpeter, pour faire passer la pilule amère de la cure nécessaire de libéralisme. Il disait que le capitalisme était en évolution permanente, qu'à la fin il disparaîtrait probablement et qu'il fonctionnait à coup d'innovations destructrices. Dans cette optique, le chômage se résorbera tout seul. Il suffit d'attendre la venue des nouvelles générations, qui seront mieux formées pour affronter le monde de la compétition. Il est donc inutile de verser des larmes de crocodile sur le sort des générations sacrifiées !
    Quant à l'engouement des philosophes pour l'entreprise, cela s'expliquerait parce que le monde de l'entreprise est lui aussi rationnel.
    En France, la culture managériale s'est ouverte à des stars de la pensée comme Luc Ferry, Comte-Sponville ou Vincent Cespedes, qui sont devenus de véritables conférenciers d'entreprise, autour de thèmes comme l'éthique du capitalisme, l'humanisation du travail ou la place de la religion dans la vie professionnelle. C'est également une démarche méthodologique ou analytique, qui intéresserait les entrepreneurs désireux de dégager des concepts de leur projets.
    Néanmoins, que reste-t-il de véritablement philosophique dans le travail d'un agitateur d'idées néo-libérales ? Il finit par devenir un professionnel de l'économie, ou bien il entre en politique et il fonde un parti. De même, la philosophie directe sur les réseaux sociaux, avec des jeux de rôle, aura sans doute eu une valeur proprement philosophique très limitée.
    Pourtant, il faut reconnaître que les néo-libéraux auront tiré de l'oubli des auteurs que l'on trouve étonnants aujourd'hui.
    C'est le cas pour Yves Guyot, dans la lignée des anarcho-capitalistes comme Bastiat ou Molinari.
    Il dénonçait déjà ce qu'il appelait le misonéisme administratif, chez des fonctionnaires hostiles aux innovations qui menaçaient leurs privilèges et leur organisation. Dans "Trois ans au ministère des Travaux publics, expériences et conclusions", il mettait à jour la gabegie administrative, comme d'autres auteurs libéraux de son époque, que la période de la Reconstruction avait jetés aux poubelles de l'Histoire.
    C'est aussi le livre de Guyot sur la prostitution, qui est proprement renversant de modernité. Dans les débats de l'époque sur la question, Guyot était très isolé. Il était féministe, partisan de la déréglementation et responsable de la suppression du Bureau des Mœurs, quand Alain gardait un silence prudent.
    Guyot abordait la question avec une sensibilité à rebours de son temps, où régnait une morale bourgeoise hypocrite, répressive et réactionnaire. On a du mal à croire que son étude de "physiologie sociale" avait été publiée en 1882.

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