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jeudi 11 février 2016

Le gouvernement de la Raison

                                                   portrait putatif de Saint-Just, par Greuze

    De Lamartine , je conviens ne guère aimer le pompeux et pénible Jocelyn 

Mon cœur me l'avait dit : toute âme est sœur d'une âme

-  Tu parles !

ou Le lac

Un soir t'en souvient-il ...

- Clapotte donc  !

( et d'ailleurs chaque fois que je passe  au Lac du Bourget, je le trouve triste, moche, et lamartinien , je pense à Lagarde et Michard, de même que je ne peux pas passer à Eze sans penser à Nietzsche plutôt qu'à Blanchot, rue Valette sans penser à Abélard, etc. cela montre combien les souvenirs littéraires affectent nos visions des paysages et des lieux).



    Mais la lecture de l'Histoire des Girondins , en ces temps où Bordeaux revient au centre de la République, s'imposait. On y trouve l'une des meilleures évocations, avec Les dieux ont soif , de la révolution et de Thermidor. Lamartine a des faiblesses pour le lyrisme de la Raison que seule sa haine de la Raison peut combattre.

     Voici quelques extraits des portraits de Condorcet, Voltaire, Robespierre, Saint Just, qui forment un calvaire de la Raison. Elle ne s'en trouve pas diminuée. 




Condorcet 

Il croyait à la divinité de la raison et à la toute-puissance de l'intelligence humaine servie par la liberté. Ce ciel, séjour de toutes les perfections idéales, où l'homme relègue ses plus beaux rêves, Condorcet le plaçait sur la terre. Sa science était sa vertu, l'esprit humain était son dieu. L'esprit fécondé par la science et multiplié par le temps lui semblait devoir triompher de toutes les résistances de la matière, découvrir toutes les puissances créatrices de la nature et renouveler la face de la création. De ce système, il avait fait une politique dont le premier dogme était d'adorer l'avenir et de détester le passé... Il avait le fanatisme froid de la logique et la colère réfléchie de la conviction.   

Robespierre 

Sa philosophie était celle de Rousseau. Il croyait en Dieu. II avait foi en la liberté, à la vérité, à la vertu. Il avait dans l'âme ce dévouement sans réserve à l'humanité qui est la charité des philosophes. Il détestait la société où il ne trouvait pas sa place. Mais ce qu'il haïssait de l'état social , c'étaient surtout ses préjugés et ses mensonges. Il aurait voulu le refaire, moins pour lui que pour la société elle-même. Il consentait à être écrasé sous ses ruines, pourvu que ces ruines eussent fait place au plan idéal du gouvernement de la raison.  

 Voltaire , ses cendres au Panthéon 

  Voltaire, ce génie sceptique de la France moderne, résumait admirablement en lui la double passion de ce peuple dans un pareil moment : la passion de détruire et le besoin d'innover, la haine des préjugés et l'amour de la lumière. Il devait être le drapeau de la destruction. Ce génie, non pas le plus haut, mais le plus vaste de la France, n'a encore été jugé que par ses fana- tiques ou par ses ennemis. L'impiété déifiait jusqu'à ses vices; la superstition anathématisait jusqu'à ses vertus; enfin le despotisme, quand il ressaisit la France, sentit qu'il fallait détrôner Voltaire de l'esprit national , pour y réinstaller la tyrannie. Napoléon paya, pendant quinze ans, des écrivains et des journaux chargés de dégrader , de salir et de nier le génie de Voltaire. Il haïssait ce nom, comme la force hait l'intelligence. Tant que la mémoire de Voltaire n"était pas éteinte , il ne se sentait pas en sécurité. La tyrannie a besoin des préjugés , comme le mensonge a besoin des ténèbres. L'Église restaurée ne pouvait pas non plus laisser briller cette gloire; elle avait le droit de haïr Voltaire mais non de le nier. 


    Il y avait du vice dans l'irréligion. Voltaire s'en ressentit toujours. Sa mission commença par le rire et par la souillure des choses saintes, qui ne doivent être touchées qu'avec respect, même quand on
les brise. De là la légèreté, l'ironie, trop souvent le cynisme dans le cœur et sur les lèvres de l'apôtre de la raison. Son voyage en Angleterre donna de l'assurance et de la gravité à son incrédulité. Il n'avait connu en France que des libertins d'esprit, il connut à Londres des philosophes. Il se passionna pour la raison éternelle, comme on se passionne pour une nouveauté; il eut l'enthousiasme de la découverte. Dans une nature aussi active que la nature française, cet enthousiasme et cette haine ne restèrent pas spéculatifs comme dans une intelligence du Nord. Sous la plaisanterie et sous le rire, on n'a pas assez reconnu la constance. Il souffrait en riant et voulait souffrir, dans l'absence de sa patrie, dans ses amitiés perdues, dans sa gloire niée, dans son nom flétri, dans sa mémoire maudite. Il accepta tout en vue du triomphe de l'indépendance de la raison humaine. Le dévouement ne change point de valeur en changeant de cause; ce fut là sa vertu devant la postérité. Il ne fut pas la vérité, mais il fut son précurseur, et marcha devant elle. Une chose lui manqua : ce fut l'amour d'un Dieu. Il le voyait par l'esprit, il haïssait les fantômes que les âges de ténèbres avaient pris pour lui et adoraient à sa place. Il déchirait avec colère les nuages qui empêchaient l'idée divine de rayonner pure sur les hommes, mais son culte était plutôt de la haine contre l'erreur que de la foi dans la Divinité. Le sentiment religieux , ce résume sublime de la pensée humaine, cette raison qui s'allume par l'enthousiasme pour monter à Dieu comme une flamme et pour se réunir à lui dans l'unité de la création avec le Créateur, du rayon avec le foyer. Voltaire ne le nourrissait pas dans son âme. De là les résultats de sa philosophie. Elle ne créa ni morale, ni culte, ni charité; elle ne fit que décomposer et détruire. Négation froide, corrosive et railleuse, elle agissait à la façon du poison, elle glaçait, elle tuait; elle ne vivifiait pas. Aussi n produisit-elle pas, même contre ces erreurs, qui n'étaient que l'alliage humain d'une pensée divine tout l'effet qu'elle devait produire. Elle fit des sceptiques au lieu de faire des croyants. La réaction théocratique fut prompte et générale. Il en devait être ainsi. L'impiété vide l'âme de se erreurs sacrées, mais elle ne remplit pas le cœur de l'homme. Jamais l'impiété seule n ruinera un culte humain. Il faut une foi pour remplacer une foi. Il n'est pas donné à l'irréligion de détruire une religion sur la terre. 11 n'y a qu'une religion plus lumineuse qui puisse véritablement triompher d'une religion altérée d'ombre en la remplaçant. La terre ne peut pas rester sans autel, et Dieu seul est assez fort contre Dieu.


 
Saint Just


   Ce jeune homme, muet comme un oracle et sentencieux comme un axiome, semblait avoir dépouillé toute sensibilité humaine pour personnifier en lui la froide intelligence et l'impitoyable impulsion de la Révolution. Il n'avait ni regards , ni oreilles, ni cœur pour tout ce qui lui paraissait faire obstacle à l'établissement de la république universelle. Rois, trônes, sang, femmes, enfants, peuple, tout ce qui se rencontrait entre ce but et lui disparaissait ou devait disparaître. Sa passion avait, pour ainsi dire, pétrifié ses entrailles. Sa logique avait contracté l'impassibilité d'une géométrie et la brutalité d'une force matérielle. C'était lui qui, dans des conversations intimes et longtemps prolongées dans la nuit sous le toit de Duplay, avait le plus combattu ce qu'il appelait les faiblesses d'âme de Robespierre et sa répugnance à verser le sang du roi. Immobile à la tribune, froid comme une idée, ses longs cheveux blonds tombant des deux côtés sur son cou, sur ses épaules le calme de la conviction absolue répandu sur ses traits presque féminins, comparé au saint Jean du Messie du peuple par ses admirateurs, la Convention le contemplait avec cette fascination inquiète qu'exercent certains êtres placés aux limites indécises de la démence et du génie.

                                                    Discours de Robespierre, 8 thermidor, An II


     Saint-Just, vêtu avec décence, les cheveux coupés, le visage pâle mais serein, n'affectait dans son attitude ni humiliation ni fierté. On voyait à l'élévation de son regard que son œil portait au delà du temps et de l'échafaud ; qu'il suivait sa pensée au supplice comme il l'aurait suivie au triomphe, sachant pourquoi il allait mourir et ne reprochant rien à la destinée, puisqu'il mourait pour sa fidélité à ses principes, à son maître et à la mission qu'il s'était donnée. Être incompréhensible et incomplet, uniquement composé d'intelligence et n'ayant que les passions de l'esprit : l'organe du cœur manquait entièrement à sa nature comme à sa théorie. Son cœur absent ne reprochait rien à sa conscience abstraite, et il mourait odieux et maudit sans se sentir coupable. Cécité morale qui conduit à l'abîme quand on croit marcher au salut du monde et à l'admiration de la postérité. On s'étonnait de tant de jeunesse dan le dogmatisme des idées , de tant de grâce dans le fanatisme, de tant de conscience dans l'impassibilité.


Comme on le sait, c'est ainsi que Benda établit sa propre épitaphe.


                                Rubens Le miracle de Saint Just (1649) Musée des Beaux Arts de Bordeaux
                                              http://www.musba-bordeaux.fr/fr/article/rubens-saint-just

16 commentaires:

  1. Comment ne pas être perplexe quant à l'évolution chromatique de la raison girondine, à savoir du blanc immaculé, immanent, aux limites de la transcendance de la rationalité humaine, au rouge sang, au cramoisi de la chair des massacres orchestrés? Ou finalement doit-on rester stoïque et accepter que la raison girondine se fond dans le fruit du cépage bordelais et qu'ainsi, plutôt que d'apporter la lumière se noie dans l'ivresse?

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  2. Euh !? pensez vous que Robepierre et Saint Just soient des Girondins ? Saint Just, né en Sône et Loire, est plutôt du genre Bourgogne ( comme moi) que Bordeaux. Quant à Robespierre ( Arras) , c'est plutôt la bière.

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    1. Votre herméneutique historique ou plus exactement aux frontières de coordonnées géodésiques me semble sinon légère, du moins candide de la perception de la Raison issue des Lumières où Girondins et Montagnards formaient une communauté rationaliste à tout le moins pertinente.
      Par ailleurs mon commentaire partait de: "Mais la lecture de l'Histoire des Girondins , en ces temps où Bordeaux revient au centre de la République s'imposait." Permettez-moi de rester sur ma faim pour ce qui est de votre réponse...

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  3. Question : Robespierre et Saint Just étaient ils des Girondins ? Si c'est le cas, première nouvelle. Je n'ai jamais dit en tous cas qu'ils l'étaient, mais que mes citations venaient de l'histoire des Girondins, de Lamartine, qui parle de toutes ces figures, girondines et montagnardes. Lamartine décoche ses flèches les plus dures au gouvernement de la raison quand il parle de Robespierre et St Just. Il ne dit à aucun moment que Danton soit un rationaliste , au contraire.
    Condorcet en revanche était un Girondin. pour être plus précis : je n'ai pas dit non plus que Voltaire était un girondin!

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  4. Lecteur assidu et enthousiaste de votre blog et discussions, mon commentaire n'avait pour objet que d'avoir de votre part un "éclairage" entre les différentes interprétations, perceptions, désignations de la Raison. Partant de là, il me semblait être dans vos "cordes" de pouvoir tenter, sinon risquer ou encore expliciter ce glissement chromatique de la Raison entre le Blanc éclairant et le Rouge Sang.

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  5. Libre à vous de voir un lien entre la couleur du vin de Bordeaux, la blanche raison et le sang sous la guillotine.

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  6. Gouvernement de la raison ou gouvernement de ceux qui se réclament de la raison ? L'invocation de la raison n'offre pas de garantie quant à la qualité de son exercice.

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  7. Certes il y a une différence entre se réclamer de la raison et l'appliquer réellement, et entre l'appliquer bien ou mal. Ce que soutient. Mais il y a aussi une différence entre suivre la raison et suivre d'autres principes ( ceux de la foi, ou bien être sceptique ou nihiliste). Lamartine soutient ici que ce sont les principes de la raison qui sont faux, et que par voie de conséquence leur application est toujours mauvaise.

    Pour ma part, les principes de la raison me semblent vrais, et de manière absolue. Et les révolutionnaires Robespierre et Saint Just ne me semblent pas les avoir si mal appliqués, en un temps où la patrie était en danger. Mais la force des circonstances était trop forte. Bref je ne suis pas Hegel dans ses thèses sur la Terreur dans la Phénoménologie de l'esprit.

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  8. Condorcet est une victime de la Terreur, Robespierre et Saint Just ceux qui la mettent en oeuvre. Le vrai rationalisme est à mes yeux davantage du côté du premier que du rousseauisme du second.

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  9. Ce n'est pas ce que dit Lamartine. Il les met dans le même sac.
    Je confesse une passion pour Saint Just. Comme Benda.

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  10. Et bien Lamartine a tort. Est-ce que son rejet du rationalisme l'empêche d'être sensible à la diversité de ses figures ? Auguste Comte est plus perspicace qui distingue les esprits métaphysiques comme Rousseau et les précurseurs de l'esprit positif comme Condorcet. Pour Comte c'est semble-t-il Danton le grand homme de la révolution française, Robespierre étant renvoyé avec Bonaparte du côté des "rétrogradateurs". Dans le Discours sur l'ensemble du positivisme, Comte évoque d'ailleurs une étrange "école voltairienne et dantonienne".

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  11. Je suis content que nous revenions sur ces figures. Mais Condorcet n'est il pas pour comte le parangon de l'âge metaphysique, celui qui précède le positif?
    RElisez l'Histoire des girondins.

    Mais Comte liquide à tort la Raison révolutionnaire.

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  12. Voici ce que Comte écrit sur Condorcet dans la 47e Leçon du Cours de philosophie positive :

    "les deux tentatives philosophiques que je viens de caractériser sommairement [Montesquieu et Condorcet] sont, à vrai dire, les seules jusqu'ici, malgré leur irrécusable précocité et leur inévitable avortement, qui doivent être envisagées comme dirigées selon la véritable voie générale qui peut conduire finalement à la constitution positive de la science sociale ; puisque cette science y est du moins toujours conçue de manière à reposer immédiatement sur l'ensemble des faits historiques, soit dans la pensée de Montesquieu, soit, encore plus distinctement, dans celle de Condorcet."
    Dans cette même leçon, Rousseau est qualifié de sophiste et Comte explique que c'est parce que Montesquieu était en avance sur son temps qu'il a eu moins d'influence que Rousseau sur les révolutionnaires.

    Je prends note du conseil de lecture.

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  13. Certes, mais si Robespierre était rousseauiste, les autres ne l'étaient pas, ou pas si nettement. Je rappelle que je commentais Lamartine. Il condamne la raison au nom du sentiment. Comte au nom de l'histoire et de la loi des trois états.
    Il me semble de plus que le rationalisme révolutionnaire ne s'identifie pas entièrement au thèses rousseauistes. Etes vous comtien ?

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  14. N'enterrons pas trop vite Auguste Comte ! Il en avait peur mais suivait-il ou non la raison quand il écrivait dans son testament :

    " Dès qu'on croira que j'ai cessé de vivre, on devra me laisser au lit comme un simple malade jusqu'à ce que mon corps soit dans un état prononcé de putréfaction, seul signe de mort vraiment certain, faute duquel ont souvent lieu des inhumations déplorables."

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  15. voir quelques nouvelles de Poe sur ce thème. on avait très peur d'être enterré vivant en ces temps. Nous nous avons peur de rester dans un éternel coma

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