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jeudi 7 janvier 2016

Dépendance épistémique



      Il m’est arrivé souvent qu’une personne me donne – souvent  non sans une certaine condescendance - la référence d’un texte important ou me mentionne une idée qu’elle estime originale, en pensant m’apprendre quelque chose,  alors même que c’était moi qui lui avais antérieurement indiqué cette référence ou exposé cette idée. Pire, quand , voulant rectifier, je fais valoir à cette personne qu’elle a reçu cette information de ma part, elle me manifeste son incrédulité et souvent pense que c’est ma propre mémoire qui me fait défaut, et que c’est moi qui cherche à m’approprier la paternité de cette bonne idée. Bien entendu j'oublie moi-même que l'idée  dont je crois être le révélateur ou l'auteur me vient de bien plus loin et que je suis moi-même coupable d'orgueil épistémique , sit venia verbo. De même souvent les gens relèvent une référence ou une idée dans un livre, se l'approprient de manière plus ou moins consciente, et finissent par la présenter dans leurs livres comme la leur. C’est un phénomène répandu, qu’on pourrait appeler le sentiment auctorial ( il joue un rôle dans certains plagiats "innocents", par opposition à ceux où l'auteur ignore ou enterre volontairement ses références). Il  peut s’expliquer souvent par le simple oubli – on a souvent tendance à oublier où, par qui, ou comment on a acquis telle croyance – mais aussi par l’amour propre – on a souvent tendance à  s’approprier les idées d’autrui sans s’en apercevoir, et plus fondamentalement à croire que si l’on apprend quelque chose, c’est par son propre effort intellectuel et non pas parce qu’on l’a reçu des autres. La Rochefoucauld encore une fois a bien vu : 

« Tout le monde se plaint de sa mémoire, et personne ne se plaint de son jugement »  89, ed. de 1678)

Il observait tout aussi judicieusement et dans la même veine: 

"Pourquoi faut-il que nous ayons assez de mémoire pour retenir jusqu'aux  moindres particularités de ce qui nous est arrivé, et que nous n'en ayons pas assez pour nous souvenir combien de fois nous les avons contées à la même personne?" ( 313, ed de 1678)

Ici c'est la converse : nous oublions combien de fois ( en fait une) on nous a a conté quelque chose.

Mais il y a quelque chose de contradictoire dans le complexe désigné par la sentence 89 : si personne ne se plaint de son jugement, comment peut-on se plaindre de sa mémoire, dans la mesure où souvent notre mémoire est constituée par le jugement que nous avons sur les contenus de notre mémoire ? Le résultat serait qu’on a une confiance démesurée en son jugement, mais aussi en sa mémoire.  

Le Duc ajoutait: 

« Il y a diverses sortes de curiosité : l’une d’intérêt, qui nous porte à désirer d’apprendre ce qui peut nous être utile, et l’autre d’orgueil, qui vient du désir de savoir ce que les autres ignorent. » (425, ed 1678) 

La Rochefoucauld aurait sans doute jugée illusoire la notion de « pair épistémique » dont discute une bonne partie de l’épistémologie contemporaine. Elle suppose que l’on se considère comme disposant des mêmes compétences et raisons de croire que ceux qu’on juge comme nos pairs. Mais le Duc aurait ri de cela : nous n’avons pas de pairs, car nous nous sentons toujours plus pairs que les autres. Il était lui-même pair de France. La parité, c’est la supériorité.
Mais le Duc disait aussi: 

«  C’est une grande folie que de vouloir être sage tout seul » (231, ed. de 1678) 

PS René Pommier a fait de beaux et vrais commentaires sur La Rochefoucauld 

http://rene.pommier.free.fr/Maximes.htm

13 commentaires:

  1. Le phénomène que vous décrivez peut renvoyer aussi, dans un domaine comme celui de la philosophie au moins, au fait que l'on confond souvent - car il n'y a pas de lien logique strict entre ces deux choses - "avoir appris que p" et "savoir que p", simplement parce qu'il n'est guère possible de faire autre chose (en ce sens que, si l'on appelle penser par soi-même le fait a minima de vérifier au moyen de procédures objectives ce que nous croyons, de telles procédures font défaut assez souvent pour nombre de propositions qu'on qualifie de philosophiques) !
    Dès lors, savoir qui de l’œuf ou de la poule ...

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  2. En même temps, si l'on ne fait jamais relever à autrui que certains arguments (ou idées etc) viennent de nous-mêmes, nous développons d'une certaine manière une certaine sagesse. Celle qui consiste à rester humble, discret. Et c'est bien une sagesse solitaire non?
    Le pire restant à mon avis le cas où le gars en question se souvient bien après que l'idée venait de vous mais n'ose vous l'avouer par peur de passer pour un ingrat!

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    1. L'orgueil est égal dans tous les hommes, et il n' y a des différence qu'aux moyens et à la manière de le mettre au jour (35 ed 1678)

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  3. "nous nous sentons toujours plus pairs que les autres" , LR écrit, lui, que "chacun pense être plus fin que les autres" - maxime posthume 2 -, dans ses termes cela ne veut pas dire que chacun pense avoir un esprit plus fin que les autres mais pense avoir plus un esprit de finesse que les autres (c'est la réflexion 16 qui fait la distinction entre esprit fin et esprit de finesse) ; chacun pense pouvoir mieux feinter, mieux simuler que les autres, c'est la raison pour laquelle chacun se fait avoir si facilement ("le vrai moyen d'être trompé, c'est de se croire plus fin que les autres" 127)

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    1. " La fidélité qui paraît en la plupart des hommes n'est qu'une invention de l'amour-propre pour attirer la confiance. C'est un moyen de nous élever au-dessus des autres, et de nous rendre dépositaires des choses les plus importantes." (1678, 247)

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    2. Interesting. Dans 247 que vous citez, on pourrait voir une sorte d'anticipation de la main invisible selon Adam Smith et Mandeville : l'intérêt égoiste nous guide privatément mais produit des effets bénéfiques collectivement, et à notre insu

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    3. Oui vous avez raison les choses les plus importantes auxquelles se réfère LR sont intrinsèquement importantes ; LR a une conception réaliste de la valeur, du prix des choses et l'habileté n'est pas seulement chez lui un savoir-faire, c'est aussi un savoir de la valeur réelle des choses : " la souveraine habileté consiste à bien connaître le prix des choses." (244, ed.1678). En tout cas c'est clair que ce n'est pas l'amour-propre (même s'il est plus habile que le plus habile homme du monde, cf 4)qui crée le prix des choses !

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    4. Oui, LR n'est pas un sentimentaliste en éthique: l'amour propre est pour lui le mécanisme psychologique de base, mais il le juge à l'aune de valeurs objectives, non dérivées de cet amour propre même. Bref ce n'est pas une conception de l'égoïsme à l'anglaise. On n'en attendait pas moins d'un sujet de Louis XIV.

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  4. Un moment de candeur dans un monde de vaniteux : l'essentiel est la fécondité de l'idée proposée et non sa source. Rien n'est plus fastidieux que les querelles de priorité...

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    1. "La vertu n'irait pas loin si la vanité ne lui tenait compagnie" (1678, 200)

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    2. idem . C'est du Mandeville et du Smith . je ne sais si les commentateurs ont tracé cette filiation, mais elle est manifeste.

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  5. Etes vous pour l'anonymat des écrits , auquel j'ai consacré déjà un billet sur ce blog ?

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