Commencé en 1940 à Paris avant la débâcle,
terminé à Carcassonne où Benda s’était réfugié dans une semi clandestinité en
1941, paru en 1942 aux Editions de la Maison française à New York, puis réédité
en 1944 et 1946 au Sagittaire, La Grande épreuve des démocraties est
peut-être le livre dans lequel Benda joue le plus son rôle de clerc, tel qu’il
l’avait défini dans son grand livre de 1927. Loin de se retirer du monde pour
contempler des essences, le clerc selon Benda doit descendre sur la place
publique et y porter les valeurs éternelles. En 1940, Benda, qui avait joué
pendant dix ans le rôle de pilier de la NRF, est exclu de la revue par Gide,
qui subit les pressions de la fraction la plus à droite de la NRF, celle qui
allait suivre Drieu la Rochelle et s’engager dans la collaboration. Se sachant
la cible la plus probable des nouvelles autorités, il quitte Paris en juin 40
avec l’aide de Paulhan, après des pérégrinations narrées par Maurice Joucla [1],
pour gagner Carcassonne. Il n’apprendra que l’année suivante que son
appartement a été pillé et toutes ses archives brûlées. C’est dans ces
conditions qu’il écrit La grande épreuve.
Le
livre se présente, à l’instar du Manuel
du Républicain et du citoyen de Renouvier, comme un manuel de survie du
démocrate en temps de guerre. Benda énonce dans le premier chapitre la nature
des principes démocratiques. Le premier selon lui est le respect de la personne
humaine : « Aussi longtemps que l’indignité d’un homme ne m’est pas
prouvée, homo homini deus. »
Benda accorde la dignité de personne humaine par défaut, mais n’exclut pas qu’on
puisse en déchoir. Il dénonce dans le chapitre final du livre, le « faux
universalisme » : celui qui tient pour homme tous les hommes et tous
les peuples, qu’ils respectent ou non les droits de l’homme.
«
Si la démocratie est tenue, par essence, à ne point faire état parmi les hommes
de race biologiques, elle doit y admettre des races morales, à savoir des groupes
d’hommes qui ont su s’élever à une certaine moralité, et d’autres qui en sont
incapables. »
« Tout cela consiste à vouloir qu’à l’anti-égalitarisme
prêché par ses adversaires et qui se fonde sur la différence de race, ou de
fortune ou de degré de culture, la démocratie réponde, non par l’égalitarisme,
mais par un autre anti-égalitarisme, qui repose sur la différence de valeur
morale. » (p. 174)
Benda qualifie aussi de « faux rationalisme »
celui qui soutient que tous les principes démocratiques sont sujets à
discussion. Il attaque ici les membres
du Collège de Sociologie (Bataille et Caillois, note 1 p. 176 ) qui critiquent
la démocratie en lui reprochant de ne pas faire de place au « sacré ».
« Cette affirmation nous paraît fausse.
La loi de la démocratie est de placer, comme tout système qui énonce un vouloir
vivre, certains objets au dessus de l’examen. Ces objets sont très précisément
le droit d’examen lui-même, le primat de la justice et de la raison, la
souveraineté nationale, bref les principes démocratiques eux-mêmes. Ceux-ci doivent
être pour la démocratie… l’objet d’une mystique – la mystique démocratique. »
Plus haut Benda avait déclaré (p.50) :
« Dans l’ordre spirituel,
la caractéristique de la démocratie est de tenir pour souveraines certaines
valeurs absolues, c’est-à-dire conçues comme indépendantes de toute condition
de temps ou de lieu et supérieures à tout intérêt, individuel ou collectif ;
valeurs dont les types principaux sont la justice, la vérité, la raison. »
P116, discutant les « abus » et
les critiques des principes démocratiques, il mentionne celle de Marx, des
fascistes, et des pragmatistes qui voient dans ces principes de simples
abstractions.
Il dénonce là un « faux libéralisme »
et soutient :
« Que la démocratie
n’est pas un corps céleste, mais une chose terrestre qui doit se défendre
contre qui ne songe qu’à la détruire » (p.127)
« Le système démocratique comporte une
métaphysique spéciale, et ne peut exister temporellement, comme les autres, que
s’il a raison des agents extérieurs qui tendent à la ruine. » (138)
« Cette conception implique le droit
pour ce système de refuser la liberté de l’enseignement à ces hommes ( certains
catholiques) dont la loi est délever des enfants contre lui. » (139)
Enfin, il dénonce un « faux pacifisme »
qui adopte la politique de la paix à tout prix ». (140)
« La suprême valeur pour la démocratie
n’est pas la vie humaine, mais la liberté humaine »
Il a enfin une vingtaine de pages contre le « sentimentalisme
démocratique », qui a une conception sentimentale de la paix. Il dénonce l’antimilitarisme
des pseudo-démocrates.
Comme on le voit Benda a une conception de la
démocratie assez différente de celle de ses contemporains, et assez différente
de celle de nos contemporains.
[1] Voir Maurice Joucla, « Benda sous l’occupation », Europe 1961, et
Gérard Malkassian , « La démocratie à l’epreuve, Julien Benda sous
l’occupation », Revue philosophique
, 127, 3, 2002. Malkassian se trompe cependant sur la date. Benda ne quitte pas
Paris en 1941, mais en 1940.
Cela ressemble à du néo-conservatisme à la Strauss ou à la Huntington. C'est un étrange mélange de vérités cinglantes, et de concepts erronés.
RépondreSupprimerIl est inévitable, dans une société où règne la loi du "droit d'examen", que ceux qui rejettent cette notion le fassent publiquement, et parfois avec fracas. Il est inévitable qu'au nom même de ce droit d'examen, les partisans de ce dernier, du moins les plus cohérents avec eux-mêmes, cherchent par-dessus tout à préserver la libre expression de ceux qui rejettent les valeurs démocratiques.
Si l'on est partisan, comme je le suis, du droit de libre examen et de libre expression, alors on ne peut que défendre le droit de dire absolument tout, y compris les choses les plus choquantes. On ne peut se contenter d'une "mystique" démocratique ; c'est un discours religieux dans ce qu'il a de pire ; il faut apporter des preuves, à la fois empiriques et logiques, que la démocratie est supérieure à toutes les autres formes de gouvernement (ce que, personnellement, je crois fermement).
Julien Benda aurait condamné, dans les termes les plus vifs et les plus absolus, les positions sur la libre expression de Noam Chomsky (http://www.goodreads.com/quotes/688824-goebbels-was-in-favor-of-free-speech-for-views-he).
Qui, de Benda ou de Chomsky, a objectivement raison ou tort ?
Et notez bien que la position de Chomsky ne présuppose aucune complaisance envers le relativisme, ni aucun rejet de la notion que certaines opinions sont supérieures à d'autres, et qu'on peut le prouver empiriquement et logiquement. Il s'agit tout autant d'un principe d'intérêt personnel bien entendu : si l'Etat empêche certains sagouins de s'exprimer, quelle assurance ai-je qu'il ne s'en prendra pas à moi, qui n'ai pourtant que des opinions objectivement bonnes ?
Même en démocratie, l'arbitraire de l'Etat n'est pas assuré de cesser d'exister comme par miracle. Croire le contraire, c'est faire preuve d'une naïveté bien désolante...
(Et veuillez m'excuser de ce style rocailleux et incohérent. J'écris à six heures du matin après tout.)
Merci de ces commentaires tranchants.
RépondreSupprimerJe ne crois pas que Benda se serait retrouvé dans Leo Strauss. Il attaque le relativisme, mais il au nom des Lumières, pas au nom d'une forme de neo-hegelianisme. Et je ne suis pas totalement sûr que Strauss ne soit pas un historiciste subtil. Mais il aurait en effet refusé, comme Strauss je crois, la thèse weberienne de la neutralité des valeurs. Il affirme en effet le primat des valeurs et leur caractère absolu et indiscutable. Cela veut dire en effet qu'il n'en admet pas la critique. Mais je crois qu'il a raison. Qu'est-ce que critiquer la valeur de la vérité ? Jusqu'où peut on le faire ? A part ce noyau de valeurs que Benda tient comme inattaquables, bien entendu qu'il admet que les principes démocratiques puissent être examinés. C'est même pourquoi il consacre dans son livre à peu près deux chapitres à discuter les "abus" de ces principes.
Il aurait en effet été contre la conception chomskyenne de la liberté d'expression immodérée. C'est la position de Chomsky qui me semble naïve et idéaliste. Si les gens que l'Etat censure parce qu'ils ont des opinions de sagouin pouvaient effectivement discuter, tout irait bien, on pourrait les convaincre, et la liberté d'expression serait utilisée à bon escient. Mais comment vais-je "discuter" et "user du droit de libre examen" face à un nazi? Benda a certes surtout bataillé en politique contre Maurras, qui n'était pas , du moins en apparence, aussi extrême. Mais il a des pages fort intéressantes sur le nazisme dans sa préface à l'histoire du national socialement de Konrad Heiden (1932, tr.fr 1933)
Je n'ai pas cité tous ses passages sur les races morales, qui en effet font très "conservateur". Mais en apparence seulement. Il vaut dire que les citoyens doivent être éduqués à la démocratie, et qu'il est absurde de leur appliquer les règles démocratiques s'ils ne les ont pas apprises un minimum. Cela ne me semble pas si réactionnaire que cela. C'est ce que disent tous les républicains de la Troisième république ( moins ceux de la nôtre, j'en conviens).
Un certain nombre de ces points ont été discutés par les bons commentateurs de Benda.