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dimanche 27 octobre 2013

Homère et les cas de Frankfurt









Pâris et Hélène, par David

       

 Comme le dit Borgès dans « Les traductions d’Homère » (Discusiòn, 1957, tr.fr Caillois Enquêtes, Gallimard 1966, p.94 sq.) rien n’est plus consubstantiel à l’oeuvre littéraire que la traduction. On les tient pour inférieures à l’original, sans cesse renouvelées et changeantes alors que celui-ci serait stable, alors qu’il est aussi fragile que celles-là, car « l’idée de « texte définitif » ne relève que de la religion ou de la fatigue ». Néanmoins ajoute l’argentin immédiatement, quand nous relisons un texte classique un certain nombre de fois, il nous semble définitif : on a toujours l’impression de le relire. C’est donc du définitif qui change sans cesse.
     Beaucoup de gens pensent qu’il en va de même avec la philosophie, qui a besoin de traductions nouvelles des grands textes au moins une fois par génération, à la fois parce qu’on fait des progrès dans l’édition des textes, et parce que les courants et modes philosophiques changent, imposant à chaque œuvre les orientations de son lecteur. Ainsi (sans mentionner les anciens, dont le Continent requiert kat’exoken ces approches) nous avons un Spinoza appuhnien très influencé par Delbos, cailloisien influencé par Alquié, moreauesque désireux d’exactitude historique, pautraesque aux accents lacaniens, un Kant Barniesque et très Troisième république, un Kant tremesaygetpaquesque très spiritualiste, un Kant rinadlducien  très fichtéen, un Hegel successivement hyppolitesque, lefèvrien, jarszykien et bourgeoisien,  un Nietzsche Abertien, Betzien, Collimontinaresque, Wotlingien, pour ne pas parler du pasticcio heideggerien. Cela vaut aussi à l’intérieur même d’une langue. Je ne connais pas d’équivalent en français, sinon pour les transcriptions en français moderne de Montaigne, et il y a bien entendu les traductions de Platon et d’Aristote en grec moderne  mais les « traductions » de Jonathan Bennett de Locke, Berkeley et Hume en anglais « contemporain » sont bizarres, dans la mesure où leur anglais nous reste encore assez accessible à quiconque baragouine l’anglais des aéroports (on ne peut en dire autant de celle de Hobbes). Je n’ai pas entendu parler de retraduction de Kant ou de Hegel en allemand moderne. Et encore je ne parle que des problèmes de traduction, pas de ceux de compréhension qui supposent bien plus que la connaissance de la langue. Il va de soi que traduire Hume, ont l’anglais est – si l’on veut – encore accessible, suppose de le comprendre, ce qui est une autre paire de manches. 
       Malgré toutes ces variations, il n’en va pas pour Spinoza ou Kant comme il en va pour Homère ou Dante. Une œuvre littéraire est supposée par nature susceptible d’interprétations multiples (je ne dis pas indéfinies), ou comme le dit Borgès d’ « incalculables répercussions du verbe ». Mais un philosophe, aussi nombreuses soient les traductions, n’est pas supposé faire vibrer le sens au son du verbe ( je veux parler ici des philosophes classiques, parmi lesquels je compte les analytiques, qui croient qu’un philosophe a en charge de dire la vérité et d’user d‘arguments, car il est clair que la philosophie littéraire depuis en gros Nietzsche est logée à la même enseigne qu’Homère ou Dante, même si elle n’arrive pas littérairement à leur plante de pied). C’est pourquoi quand on tente, comme je vais le faire tout à l’heure, une lecture philosophique de certains passages d’Homère, l’exercice est forcément anachronique et déplacé. 
       Relisant cet été L’Iliade dans l’admirable traduction de Jean-Louis Backès (qui est, je trouve, bien plus agréable que celle de Philippe Brunet (Seuil 2010) qui a des objectifs savants très impressionnants dans son invention d’un hexamètre français) , bien que Backès traduise quelquefois un peu  à la manière dont de Klossowski le faisait pour l’Enéide, qui suivait le latin mot à mot), j’ai de nouveau admiré le passage célèbre du chant III, 379-82,  dans lequel, quand Ménélas affronte Pâris ( Alexandre) et s’apprête – pour d’excellentes raisons ! – à lui faire la peau, Aphrodite intervient en couvrant son protégé d’un gros brouillard et en le soustrayant à son adversaire

   « Et lui repartit, décidé à tuer, avec la pique de bronze,  
   L’autre. Mais Aphrodite l’emporta,
   Aisément, puisque déesse, le couvrit d’un gros brouillard
  Et le déposa dans la chambre pleine de douces senteurs. »

Comme Borgès nous incite à lire la traduction de Pope, faisons-le aussi:

 « The queen of love her favour’d champion shrouds
(For gods can all things) in a veil of clouds.
Raised from the field the panting youth she led,
And gently laid him on the bridal bed,
With pleasing sweets his fainting sense renews,
And all the dome perfumes with heavenly dews.”


Comme dit l’autre, πόποι, ou comme on dit chez nous (et comme traduit Backès): « Oh ! la! la! ».

J’ai toujours trouvé ce passage formidable. Pâris s’apprête à recevoir une raclée de Ménélas, et voilà qu’Aphrodite le soustrait au combat -  dans un brouillard ! Un petit nuage rose ! – et le conduit vers Hélène. Elle regimbe un peu, et l’accuse de couardise, mais il lui dit  


  « Plus tard ce sera moi ; mais nous avons aussi les dieux avec nous,
Mais allons au lit et faisons l’amour » III, 441

Voilà un homme qui est ridiculisé au combat, proche de la mort,  et qui, à la faveur d’un subterfuge d’Aphrodite, se retrouve dans un lit parfumé avec la plus belle des femmes, Hélène de Troie ! Quel veinard !


Les passages où les dieux interviennent au moment où les hommes s’apprêtent à faire une action sont légion dans l’Iliade. Héra et Athéna interviennent dans les combats ( VIII, 350), Appolon intervient pour défendre les Troyens contre Patrocle ( XVI, 700), ou bien de nouveau a recours à un épais brouillard pour soustraite Agénor au Pélide ( XXI, 595). 


Relisant ces passages, je me suis demandé s’ils ne pouvaient pas être construits comme des cas de Frankfurt (H. Frankfurt,  "Alternate Possibilities and moral Responsibility". Journal of Philosophy 66 (23): 829–3, tr fr. In Marc Neuberg ,ed. la responsabilité, Paris PUF, 1997)[1] . Les cas Frankfurt sont ces expériences de pensée où l’agent, bien qu’il accomplisse en apparence son action conformément à son intention initiale, est en réalité manipulé par un démon qui oriente celle-ci dans le sens où il (le démon) le souhaite au moment même où l’agent pourrait cesser, pour une raison ou une autre, d’agir conformément à son intention, mais se trouve finalement agir en conformité avec celle-ci. Par exemple Jean a l’intention de tuer son oncle pour avoir l’héritage, et s’apprête à le faire , mais au moment de tirer sur l’oncle le démon voit que Jean  va hésiter et juste à ce moment-là le démon enclenche à son insu le neurone qui le conduit à accomplir l‘action de tirer sur l’oncle. Ces cas sont supposés créer un problème pour la compatibilité entre le déterminisme et le libre arbitre et surtout le principe selon lequel être libre c’est avoir la possibilité de faire autrement, car à la fois l’agent est libre et responsable de son action car il accomplit l’action qu’il a l’intention d’effectuer, mais en même temps n’aurait pas pu faire autrement en raison de l’intervention du démon (voir C. Michon, Le libre arbitre, Paris, Vrin, 2011 et un excellent mini-MOOC du même auteur ) 
    Est-ce que l’affaire de Pâris atterrissant par l’effet de la soustraction d’Aphrodite au combat avec Ménelas est un cas de Frankfurt? Il faut pour cela que non seulement la déesse intervienne  comme une dea ex machina, mais aussi que Paris ai voulu retrouver Hélène. Or il semble qu’il ait en fait voulu continuer le combat, donc qu’on soit dans un simple cas d’action contrainte. Mais quand Pâris se trouve face à Hélène prêt à l’accabler de reproches pour sa veulerie, il laisse entendre qu’il a tout à fait voulu son action : 

   « Femme ne m’accable pas de durs reproches ;
    Tout à l’heure Ménélas a gagné grâce à Athéna ;
    Plus tard ce sera moi ; nous avons aussi les dieux avec nous.
    Mais allons au lit et faisons l’amour. » ( III, 37-442)

Pâris se sentirait-il coupable et sujet de reproches s’il n’avait voulu son abduction par Aphrodite, et s’il ne s’en sentait pas responsable ? Il ajoute même que « le doux désir l’a pris ». Il n’est donc pas le simple jouet de la déesse, et il aurait pu rester au combat, quand bien même il en a finalement, pour ainsi dire, été exfiltré. En fait il avait fort envie d'aller retrouver Hélène au moment où il s'apprêtait à recevoir une déculottée de la part de Ménélas.


     Tout historien un peu sérieux de l’époque homérique et de la philosophie grecque se réécriera ici et m’accusera d’anachronisme aggravé ( par mes penchants analytiques). Pour ne prendre qu’une référence, Bruno Snell, dans son remarquable livre La redécouverte de l’esprit (Die Entdeckung des Geistes (Hamburg 1948, tr. anglaise Oxford, Blackwell 1963 tr. Fr l’Eclat 2006), nous dit que les humains chez Homère sont toujours manipulés par les dieux dans leurs désirs, et qu’Homère n’a pas de notion de la spontanéité de l’âme humaine. Les dieux comme les hommes obéissent à des impulsions, non à des décisions de leur libre arbitre (tr. Engl p. 29-32). Cela n’a donc pas de sens d’utiliser l’abduction de Paris par Aphrodite comme un cas où le libre arbitre du héros serait compatible avec un déterminisme causal. Les concepts mêmes de volonté, de libre arbitre de responsabilité et de liberté ne sont pas là ( ils ne seront là que dans le stoïcisme – et encore – et avec le christianisme). Voir aussi Kenny, Action, Emotion and Will, Oxford 1963, et le commentaire de Jonathan Barnes in « Aristote chez le anglophones, Critique 1980)

   Le vocabulaire de la volonté n’en existe pas moins chez Homère. Quand Ménélas veut se faire la peau de Pâris, l’aède dit ( déjà cité) : 

    « Et lui repartit, décidé à tuer  avec la pique de bronze   » ( III, 379) 

μενεαίνων est traduit dans le Lydell & Scott par to desire eagerly , to be bent on doing, et est plus fort que orexis. Et je ne peux pas soupçonner un traducteur aussi fin que Backès de ne pas avoir choisi son terme. Par ailleurs pourquoi Ménélas se sentirait-il blâmable par Hélène de n’avoir pas poursuivi le combat s’il n’a pas, en un sens quelconque, choisi de se retrouver avec elle dans la chambre parfumée plutôt que face à la sueur d’un Ménélas furieux et vengeur ? Bien sûr on peut me dire que même dans des cas de fortune morale ( l'essai de Bernard Williams) un agent peut se sentir redevable d'excuses ou sujet au blâme. Et si les humains sont, dans tous leurs actes, le jouet des dieux, ils ne sont pas responsables de quoi que ce soit. Pourquoi alors Achille serait-il furieux contre Agamemnon, et entrerait-il en colère, si ce dernier était le jouet des dieux?

    Je maintiens donc, bien qu’avec un peu d’hésitation et d’audace mêlées, que Homère nous a bien proposé un cas Frankfurt : Aphrodite est intervenue au moment même où Pâris voulait précisément rejoindre Hélène dans sa chambre nuptiale, et l’aurait fait même si al déesse n’ était pas intervenue.




[1] Curieusement – car on ne voit pas qu’il ait été si mal traduit par Neuberg ou si difficile à trouver- ce texte a fait l’objet d’une nouvelle traduction par Florian Cova. In REPHA, 5, pp.93-10

4 commentaires:

  1. Ménélas se sentirait-il coupable et sujet de reproches
    Lapsus, vous vouliez dire Paris, non ?

    Isabelle Delpla, Quine, Davidson, le principe de charité, p.77 cite un autre cas de conflit de la volonté et des désirs chez Homère. Dans l'Iliade IV, vers 43, Zeus explique à son épouse qu'il est partagé :
    καὶ γὰρ ἐγὼ σοὶ δῶκα ἑκὼν ἀέκοντί γε θυμῷ:

    "Je te l'accorde, de mon plein gré mais sans le vouloir dans mon coeur (ou "de mon plein gré, mais à contrecoeur").

    Homère joue donc déjà sur une sorte de mauvaise foi entre "hékôn" et "ahékôn".

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  2. Eph Karistô Poly!

    Vous avez raison. Je ne crois pas, contrairement à Snell , que les Grecs homériques n'avaient aucun sens de la distinction du volontaire et de l'involontaire, comme si un désir ou une caprice humain venait sur le même plan qu'un désir divin, même si le vocabulaire est fluctuant, et même si la notion stoicienne puis chrétienne de la volonté est encore mal fixée. Certes des notions aussi fortes que celles des conflits moraux n'existent pas, et il serait exagéré de lire chez eux un problème aussi net que celui du conflit du libre arbitre et du déterminisme ( déjà pas clair même de spectateu de Le jour se lève) . Mais mon étude jadis de la question de l'akrasia, ou celle des Tragiques comme Antigone, me font quand même penser que les Grecs ne ont pas pour nous des Martiens

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  3. Si le stoïcien veut librement ce que le Destin de toute façon lui réserve, si le chrétien calviniste veut librement le salut auquel en tant qu'élu il est prédestiné, a-t-on affaire à autant de cas Frankfurt ?

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  4. Non, car les cas de Frankfurt portent sur les antécédents immédiats de l'action. Mais le stoicien et le calviniste sont bien des cas de compatibilité du libre arbitre et du déterminisme

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