Pâris et Hélène, par David
Comme le
dit Borgès dans « Les traductions d’Homère » (Discusiòn, 1957, tr.fr Caillois
Enquêtes, Gallimard 1966, p.94 sq.) rien n’est plus consubstantiel à
l’oeuvre littéraire que la traduction. On les tient pour inférieures à
l’original, sans cesse renouvelées et changeantes alors que celui-ci serait
stable, alors qu’il est aussi fragile que celles-là, car « l’idée de
« texte définitif » ne relève que de la religion ou de la
fatigue ». Néanmoins ajoute l’argentin immédiatement, quand nous relisons
un texte classique un certain nombre de fois, il nous semble définitif :
on a toujours l’impression de le relire. C’est donc du définitif qui change
sans cesse.
Beaucoup de
gens pensent qu’il en va de même avec la philosophie, qui a besoin de
traductions nouvelles des grands textes au moins une fois par génération, à la
fois parce qu’on fait des progrès dans l’édition des textes, et parce que les courants
et modes philosophiques changent, imposant à chaque œuvre les orientations de
son lecteur. Ainsi (sans mentionner les anciens, dont le Continent requiert kat’exoken ces approches) nous avons un
Spinoza appuhnien très influencé par Delbos, cailloisien influencé par Alquié,
moreauesque désireux d’exactitude historique, pautraesque aux accents lacaniens,
un Kant Barniesque et très Troisième république, un Kant tremesaygetpaquesque très
spiritualiste, un Kant rinadlducien très
fichtéen, un Hegel successivement hyppolitesque, lefèvrien, jarszykien et bourgeoisien,
un Nietzsche Abertien, Betzien,
Collimontinaresque, Wotlingien, pour ne pas parler du pasticcio heideggerien. Cela vaut aussi à l’intérieur même d’une
langue. Je ne connais pas d’équivalent en français, sinon pour les
transcriptions en français moderne de Montaigne, et il y a bien entendu les
traductions de Platon et d’Aristote en grec moderne mais les « traductions » de
Jonathan Bennett de Locke, Berkeley et Hume en anglais
« contemporain » sont bizarres, dans la mesure où leur anglais nous
reste encore assez accessible à quiconque baragouine l’anglais des aéroports (on
ne peut en dire autant de celle de Hobbes). Je n’ai pas entendu parler de
retraduction de Kant ou de Hegel en allemand moderne. Et encore je ne parle que
des problèmes de traduction, pas de ceux de compréhension qui supposent bien
plus que la connaissance de la langue. Il va de soi que traduire Hume, ont
l’anglais est – si l’on veut – encore accessible, suppose de le comprendre, ce
qui est une autre paire de manches.
Malgré
toutes ces variations, il n’en va pas pour Spinoza ou Kant comme il en va pour
Homère ou Dante. Une œuvre littéraire est supposée par nature susceptible
d’interprétations multiples (je ne dis pas indéfinies), ou comme le dit Borgès
d’ « incalculables répercussions du verbe ». Mais un philosophe,
aussi nombreuses soient les traductions, n’est pas supposé faire vibrer le sens
au son du verbe ( je veux parler ici des philosophes classiques, parmi lesquels
je compte les analytiques, qui croient qu’un philosophe a en charge de dire la
vérité et d’user d‘arguments, car il est clair que la philosophie littéraire depuis
en gros Nietzsche est logée à la même enseigne qu’Homère ou Dante, même si elle
n’arrive pas littérairement à leur plante de pied). C’est pourquoi quand on
tente, comme je vais le faire tout à l’heure, une lecture philosophique de
certains passages d’Homère, l’exercice est forcément anachronique et déplacé.
Relisant cet été L’Iliade dans l’admirable traduction de Jean-Louis Backès (qui est,
je trouve, bien plus agréable que celle de Philippe Brunet (Seuil 2010) qui a
des objectifs savants très
impressionnants dans son invention d’un hexamètre français) , bien que Backès traduise quelquefois un peu à la manière dont de
Klossowski le faisait pour l’Enéide, qui suivait le latin mot à mot), j’ai de nouveau admiré le passage
célèbre du chant III, 379-82, dans
lequel, quand Ménélas affronte Pâris ( Alexandre) et s’apprête – pour
d’excellentes raisons ! – à lui faire la peau, Aphrodite intervient en
couvrant son protégé d’un gros brouillard et en le soustrayant à son adversaire
« Et lui repartit, décidé à tuer, avec
la pique de bronze,
L’autre. Mais Aphrodite
l’emporta,
Aisément,
puisque déesse, le couvrit d’un gros brouillard
Et le déposa dans
la chambre pleine de douces senteurs. »
Comme Borgès nous incite à lire la traduction de Pope,
faisons-le aussi:
« The
queen of love her favour’d champion shrouds
(For gods can all things) in a
veil of clouds.
Raised from the field the
panting youth she led,
And gently laid him on the
bridal bed,
With pleasing sweets his
fainting sense renews,
And all the dome perfumes with
heavenly dews.”
J’ai toujours trouvé ce passage formidable. Pâris s’apprête à recevoir
une raclée de Ménélas, et voilà qu’Aphrodite le soustrait au combat - dans un brouillard ! Un petit nuage
rose ! – et le conduit vers Hélène. Elle regimbe un peu, et l’accuse de
couardise, mais il lui dit
« Plus tard ce sera moi ; mais nous
avons aussi les dieux avec nous,
Mais allons au lit et
faisons l’amour » III, 441
Voilà un homme qui est ridiculisé au combat, proche de la mort, et qui, à la faveur d’un subterfuge
d’Aphrodite, se retrouve dans un lit parfumé avec la plus belle des femmes,
Hélène de Troie ! Quel veinard !
Les passages où les dieux interviennent au moment où les hommes s’apprêtent
à faire une action sont légion dans l’Iliade.
Héra et Athéna interviennent dans les combats ( VIII, 350), Appolon intervient
pour défendre les Troyens contre Patrocle ( XVI, 700), ou bien de nouveau a
recours à un épais brouillard pour soustraite Agénor au Pélide ( XXI, 595).
Relisant ces passages, je me suis demandé s’ils ne pouvaient pas être
construits comme des cas de Frankfurt (H. Frankfurt, "Alternate Possibilities and moral Responsibility".
Journal of Philosophy 66
(23): 829–3, tr fr. In Marc Neuberg ,ed. la
responsabilité, Paris PUF, 1997)[1] . Les cas Frankfurt sont ces expériences de pensée où l’agent,
bien qu’il accomplisse en apparence son action conformément à son intention
initiale, est en réalité manipulé par un démon qui oriente celle-ci dans le
sens où il (le démon) le souhaite au moment même où l’agent pourrait cesser, pour une
raison ou une autre, d’agir conformément à son intention, mais se trouve finalement agir en conformité avec celle-ci. Par exemple Jean a l’intention
de tuer son oncle pour avoir l’héritage, et s’apprête à le faire , mais au
moment de tirer sur l’oncle le démon voit que Jean va hésiter et juste à ce moment-là le démon enclenche
à son insu le neurone qui le conduit à accomplir l‘action de tirer sur l’oncle.
Ces cas sont supposés créer un problème pour la compatibilité entre le déterminisme
et le libre arbitre et surtout le principe selon lequel être libre c’est avoir
la possibilité de faire autrement, car à la fois l’agent est libre et responsable
de son action car il accomplit l’action qu’il a l’intention d’effectuer, mais
en même temps n’aurait pas pu faire autrement en raison de l’intervention du
démon (voir C. Michon, Le
libre arbitre, Paris, Vrin, 2011
et un excellent mini-MOOC du même auteur )
Est-ce que l’affaire de Pâris atterrissant
par l’effet de la soustraction d’Aphrodite au combat avec Ménelas est un cas de
Frankfurt? Il faut pour cela que non seulement la déesse intervienne comme une dea
ex machina, mais aussi que Paris ai voulu
retrouver Hélène. Or il semble qu’il ait en fait voulu continuer le combat,
donc qu’on soit dans un simple cas d’action contrainte. Mais quand Pâris se
trouve face à Hélène prêt à l’accabler de reproches pour sa veulerie, il laisse
entendre qu’il a tout à fait voulu son action :
« Femme ne
m’accable pas de durs reproches ;
Tout à l’heure
Ménélas a gagné grâce à Athéna ;
Plus tard ce
sera moi ; nous avons aussi les dieux avec nous.
Mais allons au
lit et faisons l’amour. » ( III, 37-442)
Pâris se sentirait-il coupable et sujet de reproches s’il n’avait voulu son abduction
par Aphrodite, et s’il ne s’en sentait pas responsable ? Il ajoute même
que « le doux désir l’a pris ». Il n’est donc pas le simple jouet de
la déesse, et il aurait pu rester au combat, quand bien même il en a finalement,
pour ainsi dire, été exfiltré. En fait il avait fort envie d'aller retrouver Hélène au moment où il s'apprêtait à recevoir une déculottée de la part de Ménélas.
Tout historien un peu sérieux de l’époque
homérique et de la philosophie grecque se réécriera ici et m’accusera d’anachronisme
aggravé ( par mes penchants analytiques). Pour ne prendre qu’une référence,
Bruno Snell, dans son remarquable livre La
redécouverte de l’esprit (Die
Entdeckung des Geistes (Hamburg 1948, tr. anglaise Oxford, Blackwell 1963 tr. Fr l’Eclat 2006), nous dit
que les humains chez Homère sont toujours manipulés par les dieux dans leurs
désirs, et qu’Homère n’a pas de notion de la spontanéité de l’âme humaine. Les
dieux comme les hommes obéissent à des impulsions, non à des décisions de leur libre
arbitre (tr. Engl p. 29-32). Cela n’a donc pas de sens d’utiliser l’abduction
de Paris par Aphrodite comme un cas où le libre arbitre du héros serait compatible
avec un déterminisme causal. Les concepts mêmes de volonté, de libre arbitre de
responsabilité et de liberté ne sont pas là ( ils ne seront là que dans le stoïcisme
– et encore – et avec le christianisme). Voir aussi Kenny, Action, Emotion and Will, Oxford 1963, et le commentaire de
Jonathan Barnes in « Aristote chez le anglophones, Critique 1980)
Le
vocabulaire de la volonté n’en existe pas moins chez Homère. Quand Ménélas veut se
faire la peau de Pâris, l’aède dit ( déjà cité) :
« Et lui repartit, décidé à tuer avec la pique de bronze » ( III, 379)
μενεαίνων est traduit dans le Lydell & Scott par
to desire eagerly , to be bent on
doing, et est plus fort que orexis. Et je ne peux pas soupçonner un traducteur aussi fin que Backès de ne pas avoir choisi son terme. Par ailleurs pourquoi Ménélas se sentirait-il blâmable par
Hélène de n’avoir pas poursuivi le combat s’il n’a pas, en un sens quelconque, choisi
de se retrouver avec elle dans la chambre parfumée plutôt que face à la sueur d’un
Ménélas furieux et vengeur ? Bien sûr on peut me dire que même dans des cas de fortune morale ( l'essai de Bernard Williams) un agent peut se sentir redevable d'excuses ou sujet au blâme. Et si les humains sont, dans tous leurs actes, le jouet des dieux, ils ne sont pas responsables de quoi que ce soit. Pourquoi alors Achille serait-il furieux contre Agamemnon, et entrerait-il en colère, si ce dernier était le jouet des dieux?
Je maintiens donc, bien qu’avec un peu d’hésitation
et d’audace mêlées, que Homère nous a bien proposé un cas Frankfurt :
Aphrodite est intervenue au moment même où Pâris voulait précisément rejoindre
Hélène dans sa chambre nuptiale, et l’aurait fait même si al déesse n’ était
pas intervenue.
[1] Curieusement – car on ne voit pas qu’il ait été si mal traduit par Neuberg
ou si difficile à trouver- ce texte a fait l’objet d’une nouvelle traduction
par Florian Cova. In REPHA, 5, pp.93-10
Ménélas se sentirait-il coupable et sujet de reproches
RépondreSupprimerLapsus, vous vouliez dire Paris, non ?
Isabelle Delpla, Quine, Davidson, le principe de charité, p.77 cite un autre cas de conflit de la volonté et des désirs chez Homère. Dans l'Iliade IV, vers 43, Zeus explique à son épouse qu'il est partagé :
καὶ γὰρ ἐγὼ σοὶ δῶκα ἑκὼν ἀέκοντί γε θυμῷ:
"Je te l'accorde, de mon plein gré mais sans le vouloir dans mon coeur (ou "de mon plein gré, mais à contrecoeur").
Homère joue donc déjà sur une sorte de mauvaise foi entre "hékôn" et "ahékôn".
Eph Karistô Poly!
RépondreSupprimerVous avez raison. Je ne crois pas, contrairement à Snell , que les Grecs homériques n'avaient aucun sens de la distinction du volontaire et de l'involontaire, comme si un désir ou une caprice humain venait sur le même plan qu'un désir divin, même si le vocabulaire est fluctuant, et même si la notion stoicienne puis chrétienne de la volonté est encore mal fixée. Certes des notions aussi fortes que celles des conflits moraux n'existent pas, et il serait exagéré de lire chez eux un problème aussi net que celui du conflit du libre arbitre et du déterminisme ( déjà pas clair même de spectateu de Le jour se lève) . Mais mon étude jadis de la question de l'akrasia, ou celle des Tragiques comme Antigone, me font quand même penser que les Grecs ne ont pas pour nous des Martiens
Si le stoïcien veut librement ce que le Destin de toute façon lui réserve, si le chrétien calviniste veut librement le salut auquel en tant qu'élu il est prédestiné, a-t-on affaire à autant de cas Frankfurt ?
RépondreSupprimerNon, car les cas de Frankfurt portent sur les antécédents immédiats de l'action. Mais le stoicien et le calviniste sont bien des cas de compatibilité du libre arbitre et du déterminisme
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