EXIGENCES DE LA VERITE
LIBÉRATION , 23 FEVRIER 2025
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Maison de John Stuart Mill Avignon |
Il y a quelques années, nous crûmes que le règne de la post vérité était advenu aux Etats-Unis, non seulement à cause de l’influence de la French Theory dans les universités, mais aussi parce que, bizarrement, l’administration Trump elle-même semblait s’y être convertie: l’attachée de presses de la
présidence Kellyanne Conway proclamait qu’il y a des « faits alternatifs », Trump trouvait qu’il avait des « gens bien » parmi les manifestants de l’Alt right à Charlottesville et au Capitole, et les réseaux sociaux nous apprenaient à avaler les fake news avec la même complaisance que les news. Nous tremblions de voir le relativisme et le mépris du savoir s’installer partout, et de retrouver outre-
Atlantique la profonde ironie de Pascal: vérité en deçà des Appalaches, erreur au-delà.
C’est donc avec un immense soulagement que nous pûmes entendre un Américain venu des Appalaches, James David Vance, auteur du best-seller Hillbilly Elegy (qu’on aurait pu traduire Complainte du Péquenot), devenu depuis Vice-Président des Etats Unis, se livrer dans une conférence à Orlando en 2021 devant un parterre conservateur, à une attaque en règle contre les universités américaines, supposées au service « de la vérité et du savoir », mais « fondamentalement corrompues et dédiées à la tromperie et aux mensonges, et pas à la vérité ». Pourquoi, demandait-il, « nos universités s’engagent-elles envers certaines des positions les plus malhonnêtes du monde au lieu de s’engager en faveur de la vérité ? » Le même J.D. Vance vient de prolonger sa pensée à Munich en février 2025 devant un parterre de dirigeants européens, en déclarant que l’obstination du vieux continent à censurer les opinions de ses peuples et à couper les réseaux sociaux au nom de soi-disant dérives est liberticide, car selon lui « on ne peut pas imposer l’innovation ou la créativité, pas plus qu’on ne peut obliger les gens à penser, ressentir ou croire quelque chose en particulier ». Il faut se réjouir de ce retournement spectaculaire, qui rend obsolètes les milliers d’articles et d’essais publiés depuis une dizaine d’années sur le déclin des idéaux de vérité et de démocratie : J.D. Vance vient dire à tous ceux qui se sont opposés à la post-vérité et aux dérives que la vériphobie postmoderne a induites, que la vérité existe bien, que la démocratie ne peut pas fonctionner sans elle, et qu’elle est nécessaire à la liberté d’expression et aux idéaux du libéralisme politique. Enfin on peut dire qu’il est vrai que la neige est blanche siet seulement si la neige est blanche. Tous les lecteurs du De la liberté de Mill et de De la démocratie en Amérique de Tocqueville devraient applaudir ces conceptions enfin saines venues de la galaxie trumpienne dont nous ne cessions de nous désespérer des idées et de frémir des horreurs.
Las ! Le masque du bon sens et de la vériphilie revêtu par M.Vance tombe dès qu’on comprend que son éloge du « libre marché des idées » vient avec un éloge de la dérégulation complète des réseaux sociaux et une défense ouverte des manipulations d’internet et de la promotion de faussetés les plus évidentes,
telles que l’élection présidentielle truquée en Roumanie, et les astroturfings nés sous X. Qui peut parler d’un libre marché des idées et de vérité quand l’administration américaine se livre, via Elon Musk, à un détournement sans précédent des opinions par l’intermédiaire de réseaux sociaux dont il est propriétaire et qu’il contrôle à chaque bout de la chaîne? Quand Mill parlait de la liberté d’opinion et de son lien constitutif avec la vérité, il nous enjoignait à ne pas confondre la vérité avec l’utilité, que ce soit celle des pouvoirs en place ou celle de ceux qui s’ y opposent. Vance prétend défendre la première, mais il
ne défend que la seconde, celle des intérêts de l’Etat prétendument impartial qui se comporte partout comme s’il était un descendant des Compagnies qui écumaient l’Atlantique et le Pacifique il y a deux siècles. Comment peut-il tancer les Européens pour leur propension à censurer les réseaux sociaux, alors même que l’administration qu’il dirige censure un livre pour enfants de l’actrice Julianne Moore qui a le malheur de décrire les affres d’une petite fille honteuse de ses taches de rousseur, ce qui suggère, selon cette même administration, un biais de genre et de race ? Encore un effort, M.le Vice-président, pour vous hausser au niveau des exigences de la vérité. Vous aimez citer Richard Nixon : «Nos ennemis, ce sont les professeurs ». L’université américaine n’a pas ététoujours à la hauteur. Mais les universités européennes non plus. Pourtant à partir du moment où l’on adopte la posture d’accepter « la vérité et le savoir », il est parfaitement hypocrite de les nier au nom de ses intérêts bien compris.
Pascal Engel, EHESS
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