Chantal Goya dans Masculin féminin |
Une expression anglaise que j'aime est "tongue in cheek" . En français peut-être "pince sans rire", est approchant, mais cela ne traduit pas vraiment. En allemand c'est la même chose : "Zunge in die Wange". Elle indique qu'on retient sa langue, ou qu'elle va à l'encontre de ce qui sort des lèvres, mais aussi qu'on suspend son assertion ou qu'on dit quelque chose à ne pas prendre au sérieux. Elle indique aussi que l'on dit quelque chose ironiquement, au sens le plus classique : dire le contraire de ce que l'on croit. Sauf que souvent on est tongue in cheek sans rien dire. C'est le style omniprésent de Swift, Saki, Shaw, Wodhouse, Waugh et tous les grands Irlandais et Anglais de la littérature.
Très souvent le style "tongue in cheek" est ce que l'on appelle l'ironie "auctoriale", très bien définie par Anne Reboul dans un article sur l'ironie:
"L’ironie auctoriale est ce qui se produit quand un personnage, dans une fiction, dit (sérieusement) quelque chose qui est interprété par le lecteur comme absurde ou ridicule d’une façon ou d’une autre."
Autrement dit ce n'est pas l'ironie de tel ou tel personnage, mais celle qui naît de la manière dont l'auteur s'exprime. Un cas typique est celui de Evelyn Waugh, par exemple dans The loved one, qui se passe dans un funerarium californien:
« She wore a white smock and over her sharply supported left breast was embroidered the words, Mortuary Hostess.
“Can I help you in any way?”
“I came to arrange about a funeral.”
“Is it for yourself?”
“Certainly not. Do I look so moribund?”
“Pardon me?”
“Do I look as if I were about to die?”
“Why, no. Only many of our friends like to make Before Need Arrangements. Will you come this way?”
She led him from the hall into a soft passage. The décor here was Georgian. The “Hindu Love-song” came to its end and was succeeded by the voice of a nightingale. In a little chintzy parlor he and his hostess sat down to make their arrangements.
“I must first record the Essential Data.”
He told her his name and Sir Francis’s.
“Now, Mr. Barlow, what had you in mind? Embalmment of course, and after that incineration or not, according to taste. Our crematory is on scientific principles, the heat is so intense that all inessentials are volatilized. Some people did not like the thought that ashes of the casket and clothing were mixed with the Loved One’s. Normal disposal is by inhumement, entombment, inurnment or[…] »
Mais chez les satiristes comme Swift, qui souvent personnifient leurs personnages, les deux sortes d'ironies se confondent
"I should not have given the Publick, or my self, the Trouble of this Vindication, if my Name had not been made use of by several Persons, to whom I never lent it; one of which, a few days ago was pleased to father on me a new Set of Predictions. But I think those are Things too Serious to be trifled with, It grieved me to the Heart, when I saw my Labours, which had cost me so much Thought and Watching, bawl'd about by the common Hawkers of Grubstreet, which I only intended for the weighty Consideration of the gravest Persons. This prejudiced the World so much at first, that several of my Friends had the Assurance to ask me, Whether I were in Jest? To which I only answered coldly, That the Event would shew. But it is the Talent of our Age and Nation, to turn Things of the greatest Importance into Ridicule. When the End of the Year had verified all my Predictions, out comes Mr. Partridge's Almanack, disputing the Point of his Death; so that I am employed, like the General; who was forced to kill his Enemies twice over, whom a Necromancer had raised to Life. If Mr. Partridge has practiced the same Experiment upon himself, and be again alive, long may he continue so; that does not in the least contradict my Veracity: But I think I have clearly proved, by invincible Demonstration, that he died at furthest within half an Hour of the Time I foretold."
Une ironie intermédiaire entre celle du personnage et celle de l'auteur est chez Wodehouse. Jeeves n'est jamais ironique, car il respecte Wooster , mais sa manière de s'exprimer s'en approche sans cesse:
"When you come tomorrow, bring my football boots. Also, if humanly possible, Irish water spaniel. Urgent. Regards. Tuppy." "
What do you make of that, Jeeves?"
"As I interpret the document, sir, Mr. Glossop wishes you, when you come tomorrow, to bring his football boots. Also, if humanly possible, an Irish water spaniel. He hints that the matter is urgent, and sends his regards."
"Yes, that's how I read it, too ... "
P. G. Wodehouse, 'The Ordeal ofYoung Tuppy'.
L'ironie auctoriale standard est souvent chez Voltaire ou chez Anatole France:
Un religieux de l’ordre de Saint Benoît, Ernold le Pingouin, effaça à lui seul quatre mille manuscrits grecs et latins, pour copier quatre mille fois l’évangile de Saint Jean. Ainsi furent détruits en grand nombre les chefs-d’oeuvre de la poésie et de l’éloquence artistique. Les historiens sont unanimes à reconnaître que les couvents pingouins furent le refuge des lettres au moyen âge.(L'île des pingouins )
Gregory Currie commente fort bien ce que peut être un personnage qui, comme Chantal Goya dans Masculin féminin, est tongue in cheek
"L’ironie prétend asserter ou questionner ou justifier et ce faisant exprime une attitude envers ceux qui feraient, diraient ou justifieraient de cette façon, ou envers des gens, des actions et des attitudes que la feintise amène par ailleurs à l’esprit. Cette expression n’est pas nécessairement un cas de dire. De fait, l’ironie peut se passer du langage. "
George Bernard Shaw, Hilaire Belloc, J.K. Chesterton |
À Rome, la bizarrerie de la langue dans la joue, sur le passage de l'empereur, devait être comprise comme un acte d'agressivité passive envers le pouvoir. Son auteur était fouetté au sang par les licteurs porteurs de haches et de verges. Il faut reconnaître la finesse de cette ironie, qui n'était pas le pet de bouche des Gaulois. Au lycée, une langue dans la joue pouvait valoir à son auteur une appréciation négative de son professeur de latin-grec.
RépondreSupprimerEn réalité, cette ironie muette a gardé la force de sa critique, même si on la classe dans les gestes mutins de l'enfance. Elle dit aux adultes que le roi est nu, qu'il n'est pas sûr qu'ils aient l'âge mental de leur âge réel, et que dans le fond le génie est l'enfance retrouvée à volonté. Attribuer cette ironie à une femme-enfant est un redoublement de cette ironie. En général, l'enfance reste du côté des hommes, que les femmes s'efforcent de faire grandir pendant toute leur vie.
En littérature, l'ironie auctoriale moderne serait plutôt chez des Peter Pan comme C.S. Lewis ou Tolkien, que chez des goutteux comme Wodehouse ou Waugh.
vous semblez prendre "tongue in cheek" au sens littéral, comme l'équivalent du geste enfantin de faire un pied de nez. C'est vrai de Chantal Goya en effet. Mais l'intéressant est que cela s'applique aussi bien à un geste non visible, un geste mental, pour ainsi dire. C'est alors une propriété du sens et de l'expression verbale.
RépondreSupprimerQue dire du discours des philosophes relativistes qui se défendent de l'être ? Il a quelque chose de comique, de drôle, mais point d'ironie auctoriale, dommage.
RépondreSupprimerJe trouve chez Anatole France une source à la fois riche et réconfortante pour en rire de bon coeur :
« — … Josué arrêtant le soleil. Direz-vous tout ensemble, monsieur l’abbé, que Josué a arrêté et n’a pas arrêté le soleil ?
Le supérieur du grand séminaire n’eut point l’air embarrassé. Controversiste superbe, il tourna sur son contradicteur la flamme de ses yeux et le souffle de sa poitrine :
— Toutes réserves expressément faites sur la véritable interprétation à la fois littérale et spirituelle de l’endroit des Juges que vous visez, et auquel tant d’incrédules se sont étourdiment cognés avant vous, je vous répondrai sans crainte : Oui, j’ai deux opinions distinctes sur l’interprétation de ce miracle. Comme physicien, je crois, pour des raisons tirées de la physique, c’est-à-dire de l’observation, que la terre tourne autour du soleil immobile. Et comme théologien je crois que Josué a arrêté le soleil. Il y a là contradiction. Mais cette contradiction n’est pas irréductible. Je vous le ferai paraître tout de suite. Car l’idée que nous nous faisons du soleil est purement humaine ; elle ne concerne que l’homme et ne saurait convenir à Dieu. Pour l’homme, le soleil ne tourne pas autour de la terre. J’y consens, et je veux donner raison à Copernic. Mais je n’irai pas jusqu’à obliger Dieu à se faire copernicien comme moi, et je ne chercherai pas si pour Dieu le soleil tourne ou ne tourne pas autour de la terre. À vrai dire, je n’avais pas besoin du texte des Juges pour savoir que notre astronomie humaine n’est pas l’astronomie de Dieu. Les spéculations sur le temps, le nombre et l’espace n’embrassent pas l’infini, et c’est une sotte idée que de vouloir empêtrer l’Esprit Saint dans une difficulté de physique ou de mathématiques. »
Il me semble qu'Anatole France saisit là tout le comique du relativisme et des défenseurs des crédos chrétiens à l'âge de la science. De là à dire que l'astronomie divine à son mode d'existence propre que n'a pas l'astronomie humaine, que toutes les deux sont vraies dans leur mode d'existence...
Excellente référence à Anatole France, qui était en effet un grand ironiste
RépondreSupprimerL'ironie auctoriale fait penser au second degré, qui est toujours dangereux. Pour se rattraper, alors qu'ils ne font que s'enfoncer devant un public non-réceptif, les gens ajoutent "je plaisante !" quand ils ont oublié de faire des guillemets anglais avec leurs doigts. On peut dire que, dans les cérémonies des Oscars, Will Smith traite à sa façon performative le problème gricéen de l'ironie auctoriale, qu'il assimile au sarcasme de comptoir. Pourtant, en venant faire pleurer sur sa beauté enfuie, sa compagne prenait de la distance par rapport à ces cérémonies convenues, dans lesquelles chacun est supposé être à son zénith, par tous les moyens. Chez elle, il y avait aussi peut-être un geste de politique anti-trumpiste, par son refus du camouflage de calvitie, qui est semblable à la post-vérité.
RépondreSupprimervous semblez adopter la conception de l'ironie comme citation. Il y en a d'autres. Mais envoyer son poing dans la figure de quelqu'un et dire dans la foulée "je blague!" , est-ce de l'ironie?
SupprimerLe coup de poing pour blaguer est une plaisanterie de flic-voyou à la Belmondo, échappé de la Nouvelle Vague, et qui vient corriger un salaud au café, en se permettant tout avec lui, puisque celui-ci se permet tout avec les autres. À mon avis, il est toujours difficile de parler d'ironie ou d'humour, et de distinguer les différentes sortes d'ironie et les différentes sortes d'humour. Il est impossible d'obtenir un consensus sur la définition et la distinction exactes de l'ironie et de l'humour. C'est indécidable et de l'ordre du ressenti. Il semble préférable de parler de plaisanterie, de comique ou de satire, en essayant de distinguer ce qui passe et ce qui ne passe pas, et de se demander pourquoi. À cet égard, chez Paul Grice, les notions de maximes et de lois du discours, et d'implicature conversationnelle, paraissent pertinentes.
RépondreSupprimerLe problème de la frontière entre ce qui passe et ce qui ne passe pas, chez un comique de scène de cabaret aux USA, a été traité par Bob Fosse dans "Lenny" (1974).
difficile, mais pas impossible
RépondreSupprimerhttps://www.erudit.org/fr/revues/philoso/2008-v35-n1-philoso2273/018232ar/