Pages

samedi 18 mai 2019

Amis vices






      Engelbert, quand il publie un livre, ce qui arrive rarement et le plus souvent chez de petits éditeurs, ne manque jamais d’en diffuser lui-même la nouvelle sur les réseaux sociaux et sur les listes auxquelles il est abonné. Il guette, sur google  et sur sa page facebook, toutes les occurrences de son nom et les like de ses « amis ». Il twitte ses mérites sur Twitter et espère les retweets.  Hier il en avait vingt, qui avaient apparemment cliqué pour des raisons indépendantes de la parution de son dernier livre, mais cela lui a donné une occasion de se rengorger. Il se considère comme un grand écrivain et philosophe (car il est les deux). Il trouverait normal que les gazettes, qui vantent des oeuvrettes de grimauds qu’on retrouve quinze jours plus tard dans les solderies, lui consacrent cette fois au moins (car ils ont manqué à le faire pour ses précédents ouvrages) un Grand Entretien. Les invitations pleuvraient, on lui proposerait – qui sait ? – une soirée à la BNF, de collaborer à une journée avec Badiou, des contrats d’édition avec 20% de droits sur les ventes, des chaires annuelles dans de prestigieuses universités, de siéger dans des comités de sages et d’experts, dans le jury du Prix Donna  Ferentes, etc. Les dames et les messieurs l’admireraient. On l’inviterait en ville, il s’achèterait des pompes de luxe chez Berluti, Weston ou Church’s.

Quel esprit ne bat la campagne ?
Qui ne fait châteaux en Espagne ?

 En attendant Engelbert s’est fait confectionner une superbe page wikipedia, détaillant le moindre de  ses articles, et même ses notes de lecture, comme s’il était un  opus incontournable, faisant la liste complète de ses voyages académiques, y compris ceux entrepris pour des raisons touristiques, et changeant le moindre événement de sa biographie en une date majeure de la Recherche, de l‘Art et du Règne de l’Esprit. Il a fière allure sur la photo, et des notes nombreuses font référence aux échos médiatiques qu’ont eus ses maigres publications. Il  aussi une page web, qui vante ses mérites, raconte tout de son enfance et de son adolescence, et enjolive son âge adulte.

   Devenu célèbre Engelbert s’est enhardi. Par un jeu de plagiats habiles, en recopiant des ouvrages en anglais ou en italien que peu de gens lisent en France, il s’est fait une réputation de spécialiste de son domaine. Il évite soigneusement de citer ses sources, mais comme il faut bien, sous peine de paraître suspect (car après tout des gens compétents peuvent vous lire), il cite en bas de page des passages des auteurs pillés mais qui n’ont rien à voir avec les textes qu’il pompe, car une accusation de plagiat pourrait, dans le monde qu’il vise à rejoindre, lui valoir autant la réprobation que la fraude fiscale. Il prend bien garde de ne jamais citer ses rivaux, de ne pas twitter leurs travaux. Mais être spécialiste n’est pas tout, il faut aussi plaire aux foules. Il s’est pourtant plusieurs fois fait prendre. Mais à sa surprise, cela n’a pas eu d’effet : personne n’a noté ses pilleries et grivèleries intellectuelles. Cela l’a encouragé à continuer, et maintenant c’est sans vergogne qu’il se présente comme un grand penseur et auteur. Personne ne le conteste, du moment qu’il le répète dans la presse. Il s’est associé aux autres grands penseurs du moment : Pierre-Yves Boudiou, Jean-Charles Julot, Fabien Palétuvier, Emilie Succube, Alberte Van Wehrdeterre,  Sandrine Bonvent et les rencontre régulièrement dans les tables Rondes et Carrées, dans les Triangles, Sphères, et autres Losanges. Depuis quelque temps, Engelbert s’est mis à s’adresser aux masses. Il n’est pas si difficile de leur plaire : il suffit de leur faire croire ce qu’elles veulent croire, et de croire avec elles. Cela demande cependant du travail, de l’assiduité, et malgré tout un certain talent, qui s‘apprend. Engelbert y parvient modérément, car il y a de la concurrence. Il est devenu un auteur recherché, on va faire un film sur lui, Vanity Fair lui a consacré deux pages centrales avec des photos. Il vient de publier un livre de conversations avec un journaliste, qui est dans toutes les librairies. On pense à lui pour animer les Grands Débats et les journées du Patrimoine Immémoriel au Château de Pierrefond. 

     Humperdinck, quand il prend part à une discussion, ne se préoccupe que d’avoir raison, et jamais des arguments de ses interlocuteurs.  Cela lui réussit, car on prise plus le culot que la vérité, et surtout on donne crédit à celui qui a parlé le dernier, ou plus haut que son interlocuteur.  C’est pourquoi il ne se prive pas d’interrompre, et quand il craint que ce ne soit trop voyant il ajoute une clausule : « Si je puis me permettre… » ou «  Laissez-moi finir, je vous prie. » Il ne comprend pas grand-chose à ce qu’il lit, et se contente de digests, mais cela lui suffit. Il est assez paresseux, et feuillète seulement les livres qu’il grappille. Il intervient sans cesse dans la presse, pour affirmer n’importe quoi, du moment que c’est d’actualité. Il a l’esprit étroit et dogmatique quand il le faut, l’esprit large et tolérant quand c’est nécessaire. Il ne pense qu’en fonction de ce qui lui est utile, ou bien ne pense pas du tout. Mais cela marche, étonnamment. Il croit tout ce qu’on lui dit,  et le répète. Mais il en fait bon usage. Ce n’est pas comme chez O’Henry un filou scrupuleux, mais un filou chanceux. 
  
   
     On dirait ordinairement qu’Engelbert est vaniteux, snob, sot, malhonnête, et qu’Humperdinck est un crétin paresseux, dogmatique, obtus, crédule et inculte. Faut-il les blâmer ? Tant d’autres sont comme eux. Mais surtout méritent-il un blâme moral ? Est-on à blâmer si l’on se trompe, et même quand on persévère ? Un défaut intellectuel, une comprenette limitée méritent-ils le blâme ou simplement l’excuse ? Ce sont des crétins, des fats, des prétentieux, mais est-ce leur faute ?  Iznogoud, dans l’un de ses aventures écrites par Goscinny et Tabary, rencontre un cantonnier nommé « Bêtcépouhr Lavi ».




Ils ont été élevés ainsi, et ils se trouvent dans des milieux qui favorisent leurs comportements. Leurs dispositions innées rencontrent les accidents et les conditions sociales du moment. D’un autre côté, ils sont tout sauf naïfs, ils planifient leurs actions, et cultivent leur dispositions, ou bien sont indulgents vis à vis de leurs faiblesses. Ils ne cherchent pas à s’améliorer, et savent qu’il serait coûteux pour eux d’essayer de le faire. Ils sont donc en un sens responsables de leurs vices, et on peut les blâmer. Engelbert Humperdinck est même un voleur : il joue les crooneurs avec le nom du compositeur de Hansel et Gretel



     Mais sont-ils pour autant vicieux ? Ils ont, comme nous tous leurs moments de faiblesse. Pourquoi seraient ils invariablement bêtes, paresseux, crétins, procastinateurs ou escrocs? Ne leur ressemblons nous pas de temps à autre beaucoup ? Pourquoi leur infligerait-on un blâme moral ? 
    Et quel mal font ces vices, si c’en sont ? Peut-être que comme selon Mandeville, ils vont
produire des effets publics bénéfiques. Ou comme Iznogoud des méchants sympathiques. Les grimauds assurent le succès de l’édition, donnent des travaux aux gens, tout comme les magasin Kiabi permettent d'habiller les foules. Ils permettent aux bons auteurs d’être fiers de ne pas leur ressembler, et leur donnent confiance. Ils participent du savoir, même s’ils le polluent, et s’ils n’étaient pas là, qui irait sur les plateaux télés ? Les vrais écrivains sont-ils eux-mêmes exempts, qui vont sur les plateaux télé dès qu’ils peuvent, et s’inquiètent, comme Philippe Roth peu avant sa mort, et alors même qu’il était déjà pléiadisé, de sa page wikipedia ? Ils ne font pas ce qu’ils devraient, mais peut être font ils du bien. 



24 commentaires:

  1. DjileyDjoon@orange.fr18 mai 2019 à 16:24

    J'ai trouvé le livre en cherchant bien au Quartier Latin. Je n'avais pas fait la tournée des grands ducs comme Alphonse Allais, et tel le zébu, je ne zozotais pas après avoir bu. Je n'ai pas demandé le titre sur le mode cocasse, comme le client du libraire orléanais Tristan Maya, qui cherchait une épopée grecque en deux volumes, "Liliane est au Lycée", mais on me l'a fait répéter, en me prenant vaguement pour un amateur de pornographie. À vrai dire, l'auteur entame ses Prospérités du vice dans la seconde partie, avec l'éthique seconde de la croyance. Là, c'est l'open bar pour l'orgie de lectures. Je ne vais pas balancer l'encensoir, mais le livre est plutôt bon. Il va être une mine pour les thésards. Sur les bonimenteurs américains, Elmer Gantry, Stan Carlisle, Larry "Lonesome" Rhodes, etc., il y a de quoi faire son beurre. Mais Donald Trump ne nous étonne plus. On comprend qu'il n'a rien inventé et qu'il ne fait que récupérer le populisme et la gouvernance par Twitter, avec ses rétropédalages pour corriger les fake news, qui sont bien souvent involontaires, simplement parce qu'on est allé trop vite, mais là aussi on est responsable de sa précipitation.

    RépondreSupprimer
  2. Ce livre n' a pas été écrit par l'Abbé Dubois, mais par Savonarole.

    RépondreSupprimer
  3. DjileyDjoon@orange.fr20 mai 2019 à 10:24

    Sans vouloir faire un spoiler, il faudrait peut-être rassurer un peu les découvreurs des "Vices du savoir". Pas de panique ! On souffre dans la première partie, celle de l'éthique première de la croyance, parce qu'on est entré dans un sas de dépressurisation, plus efficace que la lecture d'un polémiste comme Julien Benda, qui était plutôt un "geek" de la Raison. Je vois l'évidentialisme, ou principe des raisons suffisantes du croire, comme une culture de la contre-expertise, du "counter-assessment" britannique, qu'il faut toujours réclamer avant de croire, y compris dans le cas de la croyance religieuse. Exit le "Credo quia absurdum" de Saint Augustin. En cela, on est bien responsable de ses croyances. Il existe heureusement la possibilité d'un agir épistémique, axé sur l'autonomie du sujet, d'inspiration kantienne. Si l'on a tenu bon, on peut entrer dans la seconde partie, et ce sera la fête de l'esprit, avec Descartes pour éviter tout débordement, puisque l' on est en mode dialectique descendant. On pourra débattre du découpage de la taxinomie des vices. La partie la plus novatrice du livre, outre la taxinomie, porte sur l'épistémologie de la bêtise et autres paradigmes des vices du savoir. Le livre se termine sur les vices politiques, avec l'injustice épistémique causée par l'éthique douteuse des affaires, qui manque de principes moraux, et qui tend à prendre la main dans l'Université.

    RépondreSupprimer
  4. DjileyDjoon@orange.fr22 mai 2019 à 16:07

    On classe les chansons d'Engelbert dans la musique pop, et donc dans les arts de masse. Si l'on en croit Roger Pouivet, il y aurait une ontologie des arts de masse, définis par les "enregistrements-artefacts", mais seul le rock l'exprimerait à la perfection. Cette ontologie s'inspire d'Aristote, tout en s'en détachant, car pour elle la forme est partageable. L'œuvre musicale rock serait par excellence un particulier qui possède de multiples instances. Les chansons d'Englebert ne sont donc pas ontologiquement pure, du point de vue de l'"ontologie appliquée appliquée" (sic) de Pouivet, sans doute parce que la musique pop n'est pas détachable de la musique de variété.
    Néanmoins, il y a un autre intérêt ontologique d'Engelbert. Le crooner adoré des dames, aux rouflaquettes et à la mâchoire carrée, œuvre depuis longtemps pour la survie de l'espèce humaine, en rapprochant les couples au moyen du slow romantique, même si le décor de la boîte de nuit en zone commerciale tend à disparaître. Engelbert aurait même une fonction biopolitique, en favorisant la hausse de la natalité. Dans l'histoire de la médecine, l'étude des être vivants et des phénomènes individuels s'appelait autrefois l'ontologie. Engelbert a contribué à enrichir les arbres phylogénétiques de nombreuses parentés. Dans la mesure où il était né d'une union mixte, il était lui-même la preuve vivante de l'importance capitale de la variété dans le patrimoine génétique de l'humanité, si l'on en croit l'évolution récente de la biologie, qui remet au goût du jour la génétique des populations, basée sur la fréquence observable des gènes selon l'origine géographique des ethnies, ce qui soulève de redoutables problèmes. Il reste qu'Engelbert n'a jamais enregistré de chansons en hindi.
    On pourra néanmoins objecter que la survie de l'espèce est une notion dépassée, qui appartient à l'histoire du lamarckisme. L'espèce humaine évolue en bloc ou par spéciation, avec des extinctions. Elle est dynamique, même si elle connaît des périodes de moindres changements. Pour un darwinien, il est donc abusif de parler de survie ou de pérennité de l'espèce humaine.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. On compare souvent Engelbert Humperdinck le crooner à Tom Jones, que j'avoue quand même préférer à Engelbert (dont je n'ai jamais compris bien pourquoi il avait repris le nom du compositeur allemand). Julio Iglesias aussi aurait il contribué à la génétique des populations? Quelle place pour ce type de mâles en notre époque de Femen?

      Supprimer
    2. La question est: de la rigueur ou des slows, qu'est qui fait le plus de bien à l'espèce ? Ne manquerait-il aux intellectuels français que de faire danser les couples ?

      Supprimer
    3. ce sont devenus des intellectuels d ambiance. ils ne disent rien, ils sifflent leur partition a la tele, au milieu de vedettes de la chanson

      Supprimer
  5. DjileyDjoon@orange.fr22 mai 2019 à 20:34

    En principe, le beau Julio intéressait un public plus âgé, mais il était sûrement pour quelque chose dans la naissance du deuxième ou du troisième enfant après 40 ans, qui limite la baisse de la natalité, même si cela est resté longtemps invisible pour les démographes.
    Quant au choix du pseudo d'Engelbert, rien n'a jamais fuité. Il a toujours dit que c'était le choix de son agent quand il a commencé sa carrière. Il faut dire qu'Engelbert était tellement atypique pour son époque, eurasien en un sens large, né très au sud du Gange, qu'il pouvait se permettre une fantaisie absolue sur fond de croyance en la réincarnation, dans le choix de son pseudo. De plus, il ne risquait pas de passer inaperçu, avec un pseudo aussi excentrique. Il pourrait aussi avoir cherché à se germaniser avec un humour caustique, en jouant à se prétendre "Indo-Aryen", caucasien assez blanc de peau et membre de l'élite indienne, dans un système de castes qu'il doit honnir. Vis-à-vis des Occidentaux, il cherchait peut-être aussi une forme humoristique de surcompensation.

    RépondreSupprimer
  6. je trouve engelbert un artiste plein d humour

    RépondreSupprimer
  7. DjileyDjoon@orange.fr23 mai 2019 à 13:16

    Dans le choix du pseudo d'Engelbert, il y a l'autodérision décontractée de l'humour minoritaire, mais il y a également l'aspect ludique de la culture jeune qui s'affirme dans les années 60. Le nom emprunté au compositeur allemand au visage de Père Noël évoque le monde de Disney. La culture audio-visuelle a produit le "Geek" et sa déclinaison, le "Gamer", pour qui rien n'est aussi important que d'être le programmeur de son jeu. Avec son pseudo en forme de jeu de rôle, qui avait peut-être eu une fonction thérapeutique après sa maladie grave, on ne savait pas bien à quoi Engelbert jouait, mais en tout cas il était le maître de son jeu.

    RépondreSupprimer
  8. Si c'est vrai cela ne fait que renforcer ma sympathie
    pour cet artiste kitsch, dont je n'ai jamais entendu la moindre chanson et ne connais que le nom et le visage sur les photos. Je n'ai même pas activé le son sur les videos sur internet, alors que j'ai pu écouter Hansel et Gretel à vienne il y a quelques années par l 'homonyme...

    RépondreSupprimer
  9. DjileyDjoon@orange.fr24 mai 2019 à 15:51

    Le vrai Humperdinck était déjà un rappeur. Il a inventé le "Sprechgesang", que Schönberg reprendra dans son "Pierrot lunaire", qui est très écoutable. Le vrai Humperdinck pratiquait donc déjà le rap du kéké hip-hop, ou le spoken word de Harlem adopté par la Beat Generation, qui sont bien caractérisés, à l'inverse du slam. Néanmoins, le parlé-chanté ne fait peut-être que retrouver la mélopée perdue de la poésie grecque. Depuis cet âge d'or, il y aurait eu une véritable sélection naturelle entre le langage et la musique, si l'on en croit les neurosciences. Steven Pinker, psychologue évolutionniste et computationnaliste, n'affirme-t-il pas que l'esprit, ordinateur neuronal qui fonctionne à base de langage, a été produit par la sélection naturelle, tandis que la musique n'est plus qu'un "cheesecake auditif" ? Nous ne sommes pas loin du pain d'épices de Hansel et Gretel.
    En fin de carrière, Humperdinck le crooner chantait parfois du rap en concert, mais seulement pour amuser la galerie. En afro-américain, le crooning est l'art d'imiter le chant de la berceuse. On peut ne pas aimer l'émotion. Le crooning est la combinaison de la chaleur d'une voix grave de poitrine, la mi-voix qui fredonne, en alternance avec une voix de fausset de tête, la pleine voix dans le registre des aigus. On admire la ténacité d'Engelbert à maintenir le croon, avec d'autres, alors que celui-ci avait amorcé son déclin dès le milieu des années 50, à cause du rock. Il faut dire qu'Engelbert a eu la chance de pouvoir incorporer l'influence de chanteurs comme Nat King Cole ou Sinatra, qui passaient pour des crooners, mais qui faisaient tout autre chose, et qui lui ont permis de maintenir son style en le renouvelant.

    RépondreSupprimer
  10. Joe Starr v til sprechgesanguer Pierrot Lunaire ? A quand Rihanna dans Lohengrin ?
    Nat King Cole avait quelque chose. Sinatra, je l'ai trop vu, il me rappelle un collègue

    RépondreSupprimer
  11. DjileyDjoon@orange.fr13 juin 2019 à 18:42

    Actuellement, on reparle de la Rumeur d'Orléans de 1969, et notamment dans la presse locale (Magcentre), qui est bien mieux informée que naguère, grâce à l'effet Internet.

    http://www.magcentre.fr/179970-1969-annee-exotique-de-la-rumeur-dorleans/

    La mode est à la critique de l'analyse d'Edgar Morin. Personnellement, j'avais aimé le livre et je l'apprécie toujours. Edgard Morin a vraiment cherché à dégager la spécificité de la Rumeur, même si le résultat est imparfait. Il a bien vu le poids du passé de la Ville et de ses fantômes, mais il ne s'y est pas limité. On peut déplorer qu'il n'ait pas exploité toutes les notes d'enquête de son équipe. Néanmoins, relier la Rumeur à l'assassinat de Jean Zay me paraît un peu étrange. Il y a aussi le rapprochement étonnant avec le drame conjugal sanglant de 1948 à la Mairie, qui fit beaucoup parler les administrés. Ou alors la rumeur infâme de 1969 sur la vie privée des Pompidou (sans doute parce que Pompes-Rothschild, comme disait une certaine droite) ! De même, le rapprochement avec l'antisémitisme populiste, qui revient dans certaines manifs jaunes du samedi, et qui réunit les extrémistes de tous bords, ne semble pas particulièrement pertinent.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Morin avait du flair, mais pratiquait le journalisme, pas la sociologie.

      https://www.en-attendant-nadeau.fr/2016/09/13/grand-intervenant-morin/

      la rumeur en 1969 est partie du lycée Jeanne d'Arc de jeunes filles, où allaient les jeunes bourgeoises en socquettes blanches et kilt écossais. Il est bien probable que ce soit parti de la peur bourgeoise de la libération de moeurs d'après 68, relayé par le vieux fonds antisémite de cette ville catholique zt frileuse. Une sociologie véritable aurait comparé avec les villes provinciales de la couronne parisienne, analysé l'évolution des classes sociales à Orléans depuis la guerre, l'impact de mai 68 dans la jeunesse et le monde du travail, et ce univers petit bourgeois des commerces du centre ville. Il y a aussi l'effet de réduit de la région, qui persiste depuis le Moyen age ( Orléans, Beaugency, Notre Dame de Cléry, Vendôme), entre Beauce et Sologne.


      Supprimer
  12. DjileyDjoon@orange.fr14 juin 2019 à 11:19

    La méthode sociologique d'Edgar Morin est sans doute insuffisante, mais elle était particulièrement bien adaptée à la Rumeur, car elle lui a conservé son étrangeté d'évènement totalement inattendu, inouï au sens étymologique, de météorite noire tombée en pleine Beauce, dans la deuxième moitié du XXème siècle, énigmatique comme la rampe de l'Aérotrain pour un voyageur SNCF qui arrive au pays de la betterave (voir le livre de Philippe Vasset sur l'Aérotrain comme accélérateur de fictions). On pense aussi à la sorcellerie encore vivace dans le Val de Loire, analysée par une ethnologue dans la décennie suivante. Invoquer un droit à l'incertitude n'est pas toujours un mauvais choix épistémologique. La Rumeur gardera un aspect incernable, et il est honnête pour un sociologue de le dire, sans chercher à plaquer à tout prix sur cet évènement des stats et des maths, avec un modèle qui fonctionne trop bien comme une horloge suisse, ou à abuser des rapprochements historiques, un peu dans le style "marabout, bout de ficelle".
    L'article de Magcentre voit ce que la Rumeur peut nous dire du temps présent. Parler de La Source est judicieux, car il y avait l'amorce de la crise des ronds-points jaunes où resurgit parfois le fantôme d'Édouard Drumont. La Source était la fille des Trente Glorieuses : on fixait les gens loin d'un centre-ville-musée, en développant l'industrie automobile et ses chaînes de montage, la construction immobilière, et en remplissant les caisses de l'État avec la taxe sur les carburants.
    Sait-on jamais où est née une Rumeur ? Il y a eu le Lycée de jeunes filles d'Orléans, mais lui attribuer l'origine de la Rumeur, cela n'entrait-il pas dans la série des contre-rumeurs et des contre-contre-rumeurs qu'Edgar Morin analyse si bien ? Dans l'histoire de la Rumeur, il y a eu une réattribution récurrente du rôle du bouc émissaire, une reproduction affolante du "pharmakon", ce qui aurait tendance à contredire la thèse du complot antisémite savamment orchestré. Il n'y a pas eu de violences, ni de bris de vitrines, comme dans le Berlin des années 1930. Par contre, ce qui a été troublant et vite oublié, c'était le corps social de la Ville laissé à lui-même, pour gérer la Rumeur, pendant un temps trop long, en produisant des anticorps plutôt catastrophiques. L'article de Magcentre oublie que les autorités de l'époque, édile, police et justice, ont curieusement tardé à réagir. Elles ont étouffé un feu qui s'était éteint lui-même.

    RépondreSupprimer
  13. l'article de Mag centre ne dit pas grand chose. Je ne partage pas votre impressionnisme sociologique. Pour moi une rumeur est d'abord un mécanisme, où des témoignages sont donnés, puis interprétés et transformés, jusqu'à faire une chaîne, dont une bonne enquête doit voir l'origine, les tenants et aboutissants. De même pour les fake news . Dans un article fascinant republié par Allia, Marc Bloch analyse les fausses nouvelles de la guerre de manière très précise.

    https://editions-allia.com/fr/livre/268/reflexions-dun-historien-sur-les-fausses-nouvelles-de-la-guerre

    Je pense qu'un sociologue aurait pu faire de même, mais pour cela il fut enquêter, comme un détective. Morin ne s'est pas trop foulé.

    Virgile avait vu plus clair

    Extemplo Libyae magnas it Fama per urbes

    Fama, malum qua non aliud uelocius ullum

    mobilitate uiget, uiresque adquirit eundo,

    parua metu primo, mox sese attollit in auras,

    ingrediturque solo, et caput inter nubila condit.

    Eneide IV, 173-76

    RépondreSupprimer
  14. Vous citez Roth mais Houellebecq me paraît encore plus adapté et plus proche de nous. Dans sa correspondance et plusieurs entretiens Roth ne semble pas entretenir beaucoup d'illusions sur le fait d'être plus qu'un auteur populaire de qualité, ce qu'il parvient parfaitement à être selon moi. tout l'inverse de Houellebecq, dont toute l'oeuvre et la posture semblent montrer l'obsession de la postérité. Et à l'inverse de Roth encore, c'est d'ailleurs un écrivain médiocre. Les raisons d'être de son influence aujourd'hui meriteraient d'être analysées et je ne suis pas sûr qu'elles soient très reluisantes, à l'image des intellectuels génériques que vous évoquez. Mais ceci est une autre discussion. Merci pour ce blog.

    RépondreSupprimer
  15. Il y a deux sortes de bons écrivains. Ceux qui sont capables d'exprimer leur temps et d'en saisir l'esprit. et ceux qui sont capables d'aller au delà et de déceler des constantes de l'esprit humain. Il peut y avoir des gens qui réunissent les deux vertus: Homère, Virgile, Dante, Shakespeare, Swift, voltaire, Goethe, Chateaubriand, Hugo, Flaubert, Proust, Musil, James, Faulkner et pas tellement d'autres à part çà. Mais cela laisse la place à de grands écrivains qui comprennent leur temps et le décrivent bien. Roth et Houellebecq sont de de ceux là. Mais à côté de ces lumières, ils sont des flamèches, même si Roth a quand même plus de pouvoir de luire.

    RépondreSupprimer
  16. DjileyDjoon@orange.fr24 juin 2019 à 17:45

    Les sociologues de Harvard, Benkler, Faris et Roberts, ont leur mot à dire sur les Fake News et les infox en général, dans "Network Propaganda" (2018).
    Il y a bien une menace sur la démocratie aux Etats-Unis, et partout un danger de blanchiment des thèses extrémistes, mais il ne faudrait pas se limiter à accuser le développement de la nouvelle technologie des réseaux.
    Les Fake News des réseaux sociaux seraient responsables du populisme et des croyances irrationnelles, en détournant le public des médias crédibles. En réalité, c'est la croissance de l'écosystème des médias américains dérégulés, et son lien traditionnel avec la politique conservatrice qu'elle renforce, qui a surtout sa part de responsabilité.
    L'écosystème des médias, devenu incontrôlable, constitue une chambre d'écho, une boucle de rétroaction, pour les thèses politiques conservatrices, parce que le tissu social sous-jacent est déjà en train de se défaire.
    On exagère beaucoup l'influence des Fake News dans l'élection de Trump. Les chercheurs d'Harvard n'ont pas trouvé de lien automatique entre la manipulation des réseaux sociaux et le choix des bulletins de vote.
    5 résultats des études des auteurs corroborent cela.
    - 1) On ne doit pas avoir la vue courte en ce qui concerne les chiffres du numérique. Les Fake News de la campagne de Trump ont été partagées par environ 9 millions de personnes, mais cela représente 0,006% des partages sur Facebook par l'Amérique à la même époque. Il faut changer de lunettes pour évaluer le poids réel des Fake News. De plus, même si le Web est public, les Fake News n'ont pas forcément de visibilité, à moins que les acteurs à forte visibilité ne les fassent remonter. Il y a une hiérarchie sur le Web, qui freine la propagation des Fake News. Dans son moteur de recherche, Google classe en tête les publications des médias centraux les plus établis. Enfin, cela conduit à mettre en question le degré de représentativité du public numérique. Chez nous par exemple, les journalistes croient facilement que Twitter, c'est la France, parce qu'il représenterait la masse des internautes, ce qui est faux. Il s'agit d'une simple extrapolation journalistique.
    - 2) Pendant la campagne de Trump, Twitter n'a pas entièrement inondé de Fake News les Américains. 80% des Fake News ont touché 1% des internautes. Les Fake News n'ont fait que renforcer leurs opinions conservatrices, comme la publication des sondages favorables à Trump. Les convaincus du trumpisme ne restent pas non plus dans une bulle. Ils vont s'informer sur les médias diversifiés de leurs adversaires. Les internautes les moins exposés aux dangers des Fake News n'ont ni idées politiques affirmées, ni intérêt pour l'actualité.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. vous avez raison de relativiser, mais tort de minimiser. si vraiment si peu de gens éaient concernés par les annonces , vraies ou fausses, pensez vous que Google, facebook, twitter et tous les sites qui répandent de la propagande dépenseraient tant d'argent, vendraient leur données à Cambridge analytica, et que les partis s'y intéresseraient autant?

      Supprimer
  17. DjileyDjoon@orange.fr24 juin 2019 à 17:47

    - 3) Contrairement à une idée reçue, les effets de la publicité politique sur mesure sont quantifiables. Ils sont très faibles, malgré les outils de personnalisation soi-disant fine pour persuader l'internaute (profiling du Big Data, IA, psychologie, algorithme Facebook). Cambridge Analytica a donné naissance à une mythologie pour séries TV. Tout le monde a intérêt à y croire, des responsables du marketing politique aux dénonciateurs de complots. Mais aucun d'entre eux n'a accès à la complexité et aux zones d'incertitude des technologies de l'IA.
    - 4) Les chercheurs ne s'intéressent plus aux études de réception des informations, car ils ne voient que les hackers, les milliardaires et les activistes. On ne sait rien de la réception et de la propagation réelles des Fake News. On en parle avec des préjugés sociaux qui ne sont plus en phase avec la société actuelle, et on fait de simples suppositions. Le public est de plus en plus informé, éduqué et sceptique envers les médias. On suppose l'internaute étrangement isolé, faible et désarmé, alors qu'il ne fait que se rebeller. 8% d'Américains se souviennent des Fake News de la campagne de Trump, et 8% se souviennent des Fake News testées par des chercheurs pour vérifier leurs résultats. La sociologie des croyances montre que la diffusion des Fake News est liée à la sociabilité numérique. On ne les répercute pas forcément parce qu'on les croit vraies.
    - 5) Les électeurs de Trump regardent surtout la TV, et principalement Fox News Channel. Ils ont moins de pratiques numériques que les électeurs démocrates, qui sont dominants sur Twitter. Tous les électeurs sont sollicités par un nombre croissant de médias diversifiés. Le contexte actuel n'est pas vraiment propice à la création d'une bulle informationnelle. Les réseaux sociaux se cumulent avec les autres médias, et ne les remplacent pas. En France comme en Amérique, seulement 14% de la population fait de Twitter sa source principale d'information.

    RépondreSupprimer
  18. Si vraiment personne ne se souvenait pourquoi Trump utiliserait il tout le temps twitter et pourquoi n'écrirait il pas dans le NYT ou le WP? pourquoi les partis dépenseraient ils tant de fric pour des résultats si fables, pourquoi les Etats monteraient ils , comme les Russes, des officines et des bureaux de hackers?
    je vous conseille la lecture de travaux de David Chalavarias
    exemple

    https://iscpif.fr/chavalarias/?p=885#toggle-id-3

    RépondreSupprimer