Ce texte a été retrouvé dans les documents posthumes de Federico Tagliatesta. Il était manifestement destiné à figurer dans ses Instructions aux académiques, mais on ignore pourquoi il l'en a retiré. Avec l'accord de sa famille, je le publie ici
A.S.
Flannery O'Connor Cartoon
Tout
enseignant qui a passé quelques années dans une université française le
sait : l’obstacle principal à sa liberté de recherche et d’enseignement, et
partant à l’exercice même de ce qu’il tient à bon droit comme son activité, est
constitué par les étudiants. Quand ils sont présents aux cours, ce qui n’arrive
guère qu’au moment de la rentrée et à l’époque des examens, où l’on veut
s’assurer du minimum pour les obtenir, c’est-à-dire une vague reconnaissance
visuelle d’un visage entr'aperçu dans une salle de cours, et au moment des
bibliographies données en début d’année, les étudiants sont passifs et
inutiles, dans le meilleur des cas fermés dans un griffonnement de notes dont
on ne sait ce qu’ils feront. Quant ils sont absents aux cours, on ne les voit
dans les couloirs et les bureaux que pour quémander une meilleure note que
celle qu’ils ont obtenue, sur la base de quelque certificat médical ou autre prétexte.
Quand ils ont atteint le niveau de la recherche, des maîtrises aux doctorat,
les étudiants sont encore plus absents. On ne voit les doctorants que quand il
s’agit de fournir une attestation pour telle ou telle bourse, et rares sont les
séminaires de doctorat où ils apparaissent, et en tous cas pas ceux qui ne sont
pas donnés par leur directeurs. Organise-t-on à leur intention une conférence,
où un invité étranger prestigieux est appelé à donner un exposé qui ne soit pas
« trop technique » de peur de faire fuir les étudiants ? La
salle, dans ces cas, reste désespérément vide. Au moment où il s’agit de poser
des questions, un silence de plomb s’installe, au point que seul le professeur
qui a émis l’invitation semble tenu d’intervenir. Quand la salle n’est pas
absolument vide, elle est le plus souvent composée de cette population de
non-étudiants autodidactes – retraités, demi-fous qui errent dans les couloirs
de nos universités et ont statut de clandestin autorisés – qui ne comprendront
pas plus ce dont il s’agit. Tout le monde sait qu’une bonne partie de la
population étudiante est ailleurs que dans les universités : une fois
accomplie les tâches d’inscription, et obtenus les maigres avantages sociaux
que donne le statut d’étudiant, cette population travaille dans des conditions le plus souvent précaires
– qui justifient ensuite l’octroi des quelques bourses ou de petites
réparations dues aux fait qu’ils n’ont pu se rendre au cours et ignorent tout
ce qui s’y est dit dans l’année. Il y a bien quelques étudiants réguliers,
présents, et actifs. Mais ils appartiennent en général à des organisations
politiques, et sont si revendicatifs pour avoir les notes auxquelles ils
estiment avoir droit, et se tiennent si déchargés des moindres devoirs, qu’il
vaut mieux se passer de ces individus revendicatifs et hargneux.
Pourquoi
alors, ne proposerait-on pas une solution élégante, qui aurait l’assentiment de
tout le monde, enseignants et étudiants compris : se passer simplement des
étudiants dans les universités. Ces derniers y trouveraient leur compte,
puisqu’ils n’auraient même plus l’obligation (qu’ils ne respectent de toute
façon pas) d’aller aux cours qu’on leur propose. Il suffirait de leur accorder
ce qu’ils demandent : leurs diplômes, et leurs avantages sociaux,
moyennant leurs droits d’inscription. Quant aux premiers, l’octroi automatique
des réussites aux examens libèrerait les enseignants pour leur recherche, et
désencombrerait les universités aux périodes chargées où l’on ne parvient pas à
trouver de salle. Quant aux seconds, ils continueraient d’assurer le
financement des universités, qui leurs confèreraient le statut auxquels ils
tiennent. La sélection, leur bête noire, disparaîtrait, puisque tout le monde
serait reçu.
Cette
solution est si simple, si limpide, et si aisée à mettre en œuvre que je me
demande comment on n’y a pas pensé plus tôt. On notera qu’elle est
l’équivalent, pour le monde universitaire, de l’allocation universelle plaidée
par nos meilleurs philosophes politiques.
J’anticipe,
cependant, les objections. 1) Quelle serait la valeur de diplômes qu’on
accorderait automatiquement à tout le monde ? 2) Comment les enseignants
pourraient-ils continuer à enseigner sans étudiants ? Réponse à 1): la
valeur actuelle des diplômes est déjà quasi nulle, même quand on continue à
inscrire les étudiants à des cours, et ils le savent. N’auraient-ils pas tout à
gagner d’un système qui en plus les délivrerait de la fatigue d’avoir à
recopier leurs notes ou de cours ou celles qu’ils ont recopiées déjà d’un de
leurs camarades assez naïf pour suivre les cours ? L’expérience montre
qu’ils ne lisent pas plus quand on leur donne des bibliographies que quand ils
n’en ont pas. Cette mesure n’aurait donc aucun impact sur la librairie ou les
bibliothèques. Réponse à 2) : il peut être certes déprimant, dans certains
cas, pour un enseignant, de s’adresser à un amphi vide. Mais en quoi la
solution préconisée changerait-elle quoi que ce soit à la situation actuelle,
où même quand de rares étudiants sont présents, tout se passe comme s’ils
n’étaient pas là ? Le temps libéré pour leurs chères études aux
professeurs serait une compensation bien suffisante pour la perte des quelques
maigres (et bien éphémères) satisfactions que peuvent procurer, ici ou là, un
regard vaguement intéressé croisé au sein d’un amphi, ou le sentiment d’avoir,
à de rares occasions, fait pénétrer quelque vérité dans une de ces calebasses.
Bref, l’absence effective des étudiants dans nos universités n’aurait pas plus
d’effets que leur absence virtuelle dans le système actuel. Et de plus elle
aurait des avantages non négligeables pour toutes les parties. Songez à
l’allègement de travail des administrations, des secrétariats, des résidences
universitaires. Et aux gains que ne manquerait pas de faire l’Etat du fait de
ces économies ! 3) on objectera, last
but not least, que ma proposition revient à payer les professeurs à ne rien
faire. Mais je réponds : avec les économies réalisées du fait de l’absence
des étudiants, il y aura bien assez de quoi payer les professeurs, et peut être
de faire en plus des gains, puisque, comme ils deviendront inutiles, on pourra
s’en passer aussi.
Plus j’y songe, plus ma proposition me paraît de nature à
résoudre une grande partie des problèmes posés à notre système universitaireactuel.
Il est dommage que l'on accorde presque jamais aux étudiants (si toutefois ce terme désigne effectivement quelque chose), au moins de temps en temps, un minimum de rationalité : 1) la désaffection des cours s'explique peut-être, au moins pour une part, parce que plus souvent qu'autrement, la qualité de ce qui est proposé par les "chercheurs" ne vaut pas le coût 2) les discussions à propos des notes s'expliquent peut-être, au moins en partie, parce qu'elles sont souvent attribuées dans la plus grande arbitrarité 3) supprimer des postes de chercheurs - au moins dans les disciplines littéraires comme la philosophie - permettrait en effet de faire de judicieuses économies. Soyons davantage business like comme dirait l'autre !
RépondreSupprimerTagliatesta serait tout à fait d'accord avec vous, si vous le lisez vous verrez...
RépondreSupprimerAS
Ah, vous aussi vous en avez marre de pisser dans un violon !
RépondreSupprimerCe que vous nous écrivez peut être appliqué aussi aux facultés des sciences plus ou moins dures.
Vous êtes un peu vache pour les retraités et autres émérites. Ils sont à l'heure, ils sont devant, et le prof invitant fait appel à eux pour poser une question.
j'ai pissé dans tant de violons que j'ai un cancer de la prostate.
SupprimerPlusieurs retraités, professeurs émérites ont jadis sauvé mes cours et conférences à Paris IV. Je dois en effet leur rendre hommage. Mais j'espère que l'amertume de Tagliatesta permet quand même de comprendre que ce garçon italien , même déçu, a eu l'impression d'apprendre quelque chose à la Sorbonne quand il y séjourna, avant sa mort tragique