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samedi 9 novembre 2024

Le pessimisme noir de Jacobs

 


  Le piège diabolique est le plus grand et le plus sombre des albums de E.P.Jacobs. Je le lus dans Tintin quand j’avais 6 ans et il a durablement inspiré ma vision du monde.

   Envoyé – mais avec en partie son consentement car il tombe dans le piège - dans l’abîme du temps -  par le Pr Miloch qui veut assouvir sa vengeance d’avoir été irradié dans SOS Météores, Mortimer visite trois époques : le Jurassique, le Moyen Age, et le 51eme siècle. Toutes trois sont infernales : la première parce qu’aucune trace humaine n’y figure, la seconde et la troisième parce que les humains y vivent une vie nasty, brutish and short. Seules les figures d’Agnès de la Roche, du chapelain et de Focas se détachent sur fond de révoltes sanglantes et de destructions. Le voyage dans le futur est le pire : Mortimer parcourt les couloirs d’une cité parisienne en ruines détruite par une guerre nucléaire, où l'on parlait un baragouin pas moins absurde que l'écriture inclusive et aboutit dans une sorte de blockhaus où des « assujettis » préparent, sous la direction de leur chef Focas, une révolte contre des tyrans planétaires. Il déjoue un complot d’un traître infiltré et parvient, grâce à sa maîtrise de l’arme nucléaire, à détruire une « chose » épouvantable masse en fusion, avant de pouvoir revenir à son époque.  CE qui me frappait le plus, en 1960, était l'ectoplasme de lui-même que Mortimer revoit à chaque fois qu'il met en marche le chronoscaphe: fantôme du présent, présent  spécieux? Non Moi, autre moi, moi dissout parfitéen?


 Les planches représentant le cinquante et unième siècle sont particulièrement noires, couloirs de métro baignées d’une lumière glauque, souterrains, ciels jaunes, drones anticipateurs de nos guerres du vingt et unième siècle. La vision jacobsienne du futur n’incite pas à l’optimisme, même si Mortimer parvient à revenir au temps présent, et peut , avec Blake qui écoutait la conversation de deux gentlemen à l’Hotel Louvois, aujourd'hui disparu, admettre que le meilleur temps n’est ni le passé ni le futur, mais le présent. Mais le présent ne fut pas plus bénéfique à Jacobs : l’histoire, parue en 1960 dans Tintin , fut interdite en album en 1962 par la Commission sur les publications destinées à la jeunesse notamment en raison de la « hideur de ses images ». La censure eut raison du plus grand des récits de Jacobs jusqu’en 1967, où il put reparaître. 

       Jacobs s’est notoirement inspiré de Wells. Mais traite-il vraiment du voyage dans le Temps ? Le piège diabolique tendu par Miloch n’est-il pas aussi celui de sa vie même, que ni son passé de chanteur d’opéra ni son présent de dessinateur ne pouvait considérer comme réussie ? Sa vision du présent au temps de la guerre froide, qui transparaît déjà dans SOS Météores, n’est pas plus reluisante. L’atomium de Bruxelles, que le chronoscaphe reproduit, n’est pas de meilleur augure. Jacobs minimise, dans Un opéra de papier (Gallimard) ce pessimisme en disant qu'après tout les civilisations sont mortelles. Mais se rendait-il compte  qu'il décrivait la nôtre? Après cet album , Jacobs renonce aux histoires qui ont un écho moral ou philosophique, pour faire des albums fadasses, comme L’affaire du collier et Les trois formules du professeur Sato, où il n’est plus que l’ombre de lui-même. On a aussi noté qu’Olrik, qui incarne Satan dans tous les autres albums, a disparu du Piège. Il ne reparaît dans L’affaire du collier que comme un demi-sel sans envergure, flanqué de sbires pâlots, même si Sharkey est toujours là. Pourquoi cette lutte du bien et du mal, qui a lieu dans tous les albums de Jacobs, n’est- elle plus là, tout comme Blake, qui ne joue ici aucun rôle ? La réponse me semble claire : le piège diabolique , c’est la vie elle-même, celle de Mortimer comme la nôtre.On a beau remonter dans le passé, se projeter dans l'avenir, c'est le même enfer.

    Le personnage le plus mystérieux du Piège diabolique est Focas. Il est le chef des assujettis et mène la révolte avec leurs alliés de l’espace. Il est assez intelligent pour comprendre d’où vient Mortimer, malgré son incrédulité. Il a foi en sa cause. On a souvent noté qu’il est le portrait craché de Yul Brynner, selon le principe qui veut que Jacobs s’inspire des célébrités du moment pour ses personnages. Mais un chauve ressemble toujours à un autre chauve. Je suis très étonné que l’on n’ait pas rapproché Focas d’un autre chauve célèbre, qui lui aussi portait un kimono.



Certes, comment Jacobs aurait-il pu connaître Foucault, qui à l’époque du piège diabolique n’avait pas encore publié L’histoire de la folie et n’avait rien d’une vedette, comme il le fut plus tard ? Mais n’oublions pas que l’album fut interdit de 1961 à 1967. A cette date Foucault était devenu célèbre, avec Les mots et les choses, paru en 1966, le plus grand succès de l'édition en sciences humaines du siècle dernier. Certes Jacobs ne refit pas les dessins, mais les lecteurs de l’album reparu en 1967 ne pouvaient manquer de voir dans Foucault une réincarnation de Focas (ou l'inverse?). Foucault lui-même mit toute son œuvre ultérieure au service d’une analyse de "l’assujettissement", et le pouvoir dont il parle ressemble étrangement à la Chose. Le pouvoir est partout, comme la Chose, il ne se laisse pas leurrer. On en viendra à bout qu'en le faisant exploser, mais selon Foucault, il n'est justement pas une grosse Chose, mais mille petites mailles et filaments qui nous enserrent.

lundi 23 septembre 2024

Jouy-en-Josas, Mortimer et Léon Blum

 

                          Quand j'étais enfant, il y avait, dans ma chambre à côté de mon lit, un mur tapissé en toile de Jouy. Je contemplais tous les soirs les petites frises qui y étaient peintes. Cela me prédisposa à la lecture assidue des bandes dessinées; notamment celles de Blake et Mortimer. Mon album favori, après Le piège diabolique, qui est un peu l'enfer de Dante, était Sos météores, dont il a déjà été question ici., et qui est au moins aussi crépusculaire que Le piège, qui en est la suite. Cet album est d'autant plus prophétique que Mortimer soupçonne que le dérèglement climatique pourrait être dû à la volonté humaine. La thèse est vérifiée par les faits d'aujourd'hui bien au delà de la sombre machination dont Miloch est l'instrument.

 Quand je passai un court séjour dans la région de Rambouillet en 1960, je lisais Tintin, où paraissait cet album. Les lieux où son action se déroule, dans la région de Versailles, à Jouy en Josas, m'étaient vaguement  familiers car on allait quelquefois s'y promener. J'ignorais évidemment que la toile de Jouy du mur de ma chambre venait de là, mais quand je lisais SOS météores, j'y retrouvais les planches où Mortimer se perd dans Jouy et tombe dans l'étang près de Buc, et ces paysages me disaient quelque chose.

                            Mortimer se retrouve chez son ami le savant Labrousse, qui a une maison à Jouy.Les maniaques d'EP Jacobs l'ont repérée, et ont commenté l'épisode.



 


         Ce sont des lieux riches d'histoire, et après Jacobs, il y aura l'attentat du Petit Clamart. Mais une chose que n''ont peut être pas notée les Blaketmortimeriens et jacobsolâtres, c'est que le professeur Labrousse ressemble assez étonnamment à un autre habitant de Jouy en Josas


                              


           

              Certes Blum n'avait pas de barbe, mais la forme du visage et les moustaches sont très semblables. Jacobs, qui s'est renseigné de si près sur Jouy, n'a pas pu ignorer que ce village était celui de la dernière résidence de Léon Blum, où il est mort en 1950, époque qui n'était pas si lointaine quand il a fait son enquête.



Certes la maison de Blum n'est pas celle de Labrousse, mais il y a des similitudes entre ces maisons.
Labrousse est le type même du savant IIIème république, qui fut aussi la République de Blum. 

  Je doute cependant que Jacobs ait voulu indirectement, par cette ressemblance, rendre hommage à Blum, car il était très conservateur. On n'imagine pas non plus Blake et Mortimer partisans du Front populaire. Leur tendance est plutôt churchillienne. Ils ont des domestiques, et le chauffeur de taxi Ernest Brisson dans SOS est appelé par Mortimer "mon brave" (*).

SOS Météores , ou Mortimer à Paris, baigne dans une atmosphère plutôt Quatrième République, et ce qui ne s'appelait pas encore les Yvelines, mais la Seine et Oise  n'avait pas encore l'allure de forteresse coquette  qu'a aujourd'hui la banlieue, avec ses villas bardées de systèmes d'alarmes et de caméras. Et l'on se demande si le chaos de la Place de la Concorde (déjà évoqué dans mon billet jadis ) ne renvoie pas à celui de la Chambre des députés de 1958. On peut aussi s'interroger sur la présence, parmi la gangsters de la bande d'Olrik, de Sadi, un algérien qui commande un gros danois, et se demander si sa présence parmi les méchants n'est pas une allusion discrète à la guerre d'Algérie. On n'est pas encore au temps des manifestations de Paris 1961 et de Charonne, postérieures à l'album, mais l'ambiance était là.

 

 Jacobs, sur la page finale, évoque la foule en liesse sur les Champs Elysées, célébrant Pradier-Gabin et ses deux amis britanniques, préfigurant un cortège gaulliste de l'époque, mais ni le chauffeur de taxi Ernest Brisson ni le professeur Labrousse-Blum ne sont de la partie.


Au Noël 1959, le maire radical-socialiste de Rambouillet, Madame Jacqueline Thome- Patenôtre, m'offrit au Sapin des enfants pauvres de Seine et Oise, dont j'étais, une petite panoplie de menuisier.

J'en ai gardé une grande sympathie pour le radical-socialisme.




(*) Il est vrai qu'un quidam anglais avant hier s'est adressé à moi en m'appelant "Mon ami".

samedi 1 décembre 2018

Jacqueries






            Depuis que j ai lu en 1959-60 Le piège diabolique  , j'ai eu peur des foules en colère, de la populace - peut être du peuple- , et j'ai pris la position de Mortimer,  même si je n ai jamais, comme lui, réussit à faire une prise de judo à Jacques Bonhomme. La réaction de ce dernier ( "Cet anglais m' a pris par sorcellerie") m'a appris pour toujours le rôle du prétexte dans le raisonnement humain. Mercier et Sperber ont beau m 'avoir rappelé qu'il était omniprésent depuis que nous sommes descendus des arbres, je ne me résous pas à l'accepter.  La foule de coquins que Mortimer affronte, même quand je me suis trouvé jadis en faire partie dans des manifs, m'horrifiait.

   La foule d'aujourd'hui est rarement une foule réelle, dans la rue ou dans les campagnes. C'est une foule virtuelle, sur face book et les réseaux sociaux.  Elle est bien pire que les foules anciennes.Mais elle se combine avec la présence sur le terrain: elle va sur des places, et occupe pacifiquement (Wall Street, Tarhir, Maidan, Gezi Park, la République). Dans la foulée, la foule cesse d'être pacifique.
 
        Quand Mortimer  arrive au Moyen Age, il se heurte  à une jacquerie déchaînée. Quand il est dans le futur, il trouve les révoltés aux ordres de Focas le rebelle, qui ressemblent aux Jacques du XIVème siècle. Le tout est annoncé dans la réforme de l'orthographe qu'il apprend dans les décombres du metro, que j' ai déjà commentée ici. Dans les deux cas, il réussit à se sauver grâce à son chronoscaphe. C 'est la seule solution: changer le plus vite possible d'époque. Mais , et c'est la morale de l'histoire, si le futur ni le passé ne sont vivables, le présent l'est-il pour autant? La seule solution, c'est l'éternité.




       L'album de Jacobs fut interdit à l'époque, car donnant une image trop noire du futur. Les censeurs avaient raison.





   

mercredi 19 avril 2017

HOLOGRAMME





                                                            Le piège diabolique 


      A tout lecteur de Blake et Mortimer , les hologrammes d'un des candidats à l'election présidentielle française font penser à l'hologramme de Paul Henri Spaak, qui apparaît à Mortimer
dans Le piège diabolique.(*)  Notons que Jacobs fait cette planche en 1960, et qu'il aura fallu 50 ans avant que les hommes politiques usent de cette technique d'anticipation. Mais la ressemblance s'arrête là. Je ne comprends d'ailleurs pas pourquoi Vercoquin et Plancton usent de cette technique, car elle  accentue encore la boursoufflure propre au candidat, comme le dessin de Jacobs le marque parfaitement. Un hologramme c'est une sorte de grenouille qui enfle pour se faire boeuf.

       Car Paul Henri Spaak malgré le côté bombastique dont l'affuble Jacobs, est un grand résistant, l'un des fondateurs de la Communauté européenne. Il joua un rôle majeur dans la destitution du Roi des Belges Leopold III en 1950. Il est probable que Jacobs, très conservateur, ne l'ait guère aimé. Mais il est assez curieux qu'il le dépeigne ici en militariste, car il fut dans sa jeunesse anti-militariste.


(*) voir par exemple : http://www.actuabd.com/E-P-Jacobs-Retour-vers-le-passe

vendredi 3 juin 2016

SOS météores




      Comme tous les albums de E.P. Jacobs, SOS Météores est d'une brûlante actualité. Pas seulement pour la météo, dont les conditions en région parisienne - et dans le monde - sont exactement similaires à celles que  Mortimer observa en 1958, au point qu'on peut se demander si le Pr Miloch n'est pas derrière tout cela - par exemple on apprend que la gare de Versailles Chantiers est bloquée jusqu'à mardi 7 juin. Mais aussi en raison de ce que l'album phare de Jacobs nous dit au sujet des relations franco-britanniques. Dans les albums précédents, du Secret de l'espadon à L'énigme de l'Atlantide, les deux anglais, ou plutôt l'anglais Blake et l'écossais Mortimer - représentants paradigmatiques du génie britannique, le savant newtonien et le militaire churchillien un peu pirate à la manière de son homonyme - se tenaient à l'écart de la Gaule et du continent. Leur univers était tout londonien - La Marque Jaune  nous apprend qu'ils habitent Mayfair - et colonial - le fidèle Nasir - et jamais ils ne franchissent le Channel. Alors pourquoi en 1958, Mortimer vient-il à Paris , et pourquoi les trois albums suivants sont-ils quasi entièrement français ? SOS Météores se passe en région parisienne et est encore aujourd'hui le guide le plus sûr de la banlieue Sud Ouest - de Versailles  à Saclay - dont nous disposions. Le commissaire Pradier est un double de Jean Gabin. Le piège diabolique couvre toute la proche Normandie, la Roche Guyon, les boucles de la Seine. L'affaire du collier  se passe à Paris dans les années 60, et notamment dans le Vème , au Parc Montsouris, dans le XIV ème.  A son habitude Jacobs se concentre sur les souterrains, les catacombes, les caves, les grottes, les cours d'eau souterrains.

     Mais c'est surtout un changement d'époque dont témoignent ces albums admirables. Blake et Mortimer sont francophiles (Blake l'est moins car il incarne le froid calcul anglais là où Mortimer est
l'ami écossais des Continentaux). Ils viennent à Paris comme si c'était chez eux, et leurs fonctions officielles , leur rôle scientifique et militaire, leur font rencontrer les huiles locales, tout comme ils le faisaient outre Manche. Mortimer est parfaitement à l'aise à Paris. Il se déplace sans difficultés dans la capitale, malgré les inondations, est ami du Pr Labrousse qui habite à Versailles, est  à l'aise avec les chauffeurs de taxi, les postiers, et surtout avec le commissaire Pradier. Dans les albums ultérieurs, Le piège diabolique  et L'affaire du collier, cette familiarité avec Paris, cette quasi francité du britannique, s'accentuent encore. Dans Le piège diabolique  Mortimer prend quasiment en charge toute l'histoire du monde , des dinosaures au 31 ème siècle, vue à partir de la Bove de la Demoiselle du Château de la Roche-Guyon .Dans L'affaire du collier  il épouse littéralement  Paris, de la Seine au Parc Montsouris.

    Alors que s'est il passé? Pourquoi n'avons plus de francophiles en Angleterre? Julian Barnes le fut un temps, mais il est loin à présent. ce n'est pas Roger Scruton, tout occupé à son cottage et à ses chasses à courre, qui nous aidera. Même les Anglais de Dordogne semblent tentés par le repli, le retour. On ne les adaptera jamais à nos moeurs, même s'il restent clients de nos vins , pains et fromages.
    Et nous ? Que faisons nous pour nous adapter à la Perfide Albion ? Nous allons y travailler, mais aimons nous ses villages, qui sont souvent cent fois plus beaux que les nôtres, malgré l'ennui qui s'en dégage?
    Le climat réunira les Français et les Anglais.




mardi 16 février 2016

Ortograffe idiotte



    Tout le monde se souvient de cette planche du Piège diabolique où Mortimer, parvenu dans le futur en l'an 5060, erre dans des galeries abandonnées du métro, ruines du XXIème siècle. Il tombe sur une pancarte indiquant " STASSION  3 - DIRECSION PARI SANTRE" et remarque " Mais que diable signifie cette orthographe idiote ?"

    Mais comment Jacobs a-t-il pu anticiper si bien le XXIème siècle français  ? Quand j'ai lu pour la première fois cette histoire dans Tintin en 1960, j'étais loin de me douter qu'il avait à ce point raison.