Pages

lundi 8 septembre 2025

L’esprit de William Hazlitt

 

William Hazlitt, Sentiment et raison
Autoportrait, William Hazlitt (1778–1830)


William Hazlitt (1778-1830) devrait être le saint patron des critiques littéraires. Ignoré de son vivant (mais connu, comme son contemporain Stendhal, de quelques happy few), on le tient à présent comment l’un des plus grands prosateurs de langue anglaise. Quelques-uns de ses essais ont été traduits récemment. La parution de ce recueil majeur de certains de ses plus beaux textes devrait le consacrer définitivement comme le plus classique des romantiques.


William Hazlitt, Sentiment et raison. Trad. de l’anglais et annoté par Julien Zanetta. Préface de Patrizia Lombardo. Presses Sorbonne Université, 278 p., 19 €


Fils d’un pasteur unitarien, William Hazlitt voulut d’abord être poète, sous l’influence de Coleridge (évoqué ici dans « Ma première rencontre avec les poètes »), puis philosophe, sous l’influence du penseur politique William Godwin, et enfin peintre. Mais il devint finalement critique d’art et de théâtre. Sa meilleure veine est dans ses essais, souvent brefs, mais substantiels, qui furent réunis de son vivant sous les titres de The Spirit of the Age, The Round Table, Table Talk, The Plain Speaker ou Lectures on the English Poets, et qui connurent un succès d’estime en son temps mais ne furent appréciés qu’un siècle après sa mort. Dans son essai « La déception », écrit à la fin de sa vie, Hazlitt remarque amèrement qu’« un auteur perd son temps dans des études pénibles et des recherches obscures afin d’obtenir un faible souffle de popularité ; il ne rencontre rien d’autre que vexation et déception dans quatre-vingt-dix-neuf cas sur cent ».

Il mourut dans la misère, et aurait ri de l’hôtel luxueux qui porte son nom aujourd’hui à Soho. La gloire posthume se fit attendre (une première édition de ses œuvres parut en 1902, et une édition complète en 1930). Cela tient peut-être à la diversité de ses intérêts et de ses écrits. Virginia Woolf, qui ne l’aimait pas, disait, dans la préface à son unique roman, Liber amoris (traduit chez José Corti), que le grand défaut de son œuvre réside dans le fait qu’il avait toujours hésité entre une carrière de peintre et une carrière d’écrivain. Stevenson disait pour sa part qu’il faudrait taxer toute personne qui n’a pas lu Hazlitt. (On n’a pas encore pensé à un impôt sur la fortune littéraire, mais je suggère l’idée à nos ministères, qui ne taxent que les bestsellers.) Les anthologies de ses essais restent encore difficiles à trouver en anglais, mais des éditions récentes (particulièrement celle de Duncan Wu, en 9 volumes) les ont rendus accessibles. En français, les traductions sont récentes, mais on dispose à présent de plusieurs choix d’essais : Du plaisir de haïr (Allia, 2005), La solitude est sainte (Quai Voltaire, 2014), Le combat (Quai Voltaire, 2016) et Sur l’amour de la vie et autres essais (éditions du Sandre, 2018), Du goût et du dégoût (Circé, 2007) et, à présent, ce volume dû à Julien Zanetta, qui contient certains de ses essais et critiques les plus célèbres en littérature et en esthétique : «  Du caractères littéraire », « Du caractère de Rousseau », « Du style familier », « De l’imitation », « De l’humour et du spirituel », « Du génie et du sens commun », « Pourquoi prend-on plaisir aux objets éloignés ? », et ses essais sur les grandes pièces de Shakespeare (Othello, Macbeth, Hamlet, Le Roi Lear).

Woolf n’aimait pas Hazlitt parce qu’elle trouvait qu’il passe trop aisément de la raison au sentiment, et de raisonnements abstraits à des confidences sur lui-même. Il est curieux que l’auteur des Vagues n’aimât pas ces mélanges, elle qui cherchait à faire coexister des voix diverses. Mais c’est précisément ce pourquoi Hazlitt est un auteur si original et si précieux aujourd’hui. Il n’écrit pas seulement des miscellanées (genre très pratiqué outre-Manche, depuis Swift, Pope, Johnson, et poursuivi par De Quincey et Thackeray), il a un style miscellanesque. Il est essayiste et critique, mais avec imagination, pamphlétaire et polémiste mais avec un goût pour l’abstraction et les idées, capable de peindre des scènes saisissantes (comme dans The Fight) et de parler dans la foulée de principes esthétiques, amateur d’histoire (sa dernière œuvre est une biographie de Napoléon) et de politique, mais aussi capable d’une spéculation philosophique de haut niveau. Peu d’essais le montrent aussi bien que l’un de ses plus fameux, « Going on a Journey », qui commence comme une promenade rousseauiste dans la nature et se termine en méditation sur l’association des idées et l’unité du moi.

Il faut d’ailleurs lire Hazlitt comme on part en promenade, mais sans s’abandonner au paysage et à la rêverie sur soi, dans le style rousseauiste. Il a l’art de la digression, mais ses digressions sont toujours logiques. Il aimait Rousseau, comme le montre l’un des essais du présent volume, « Sur le caractère de Rousseau », mais il était dépourvu du trait qu’il considère comme central chez ce dernier, une attention extrême et maladive à sa propre sensibilité et la tendance à transformer tout sentiment en une passion. Il est romantique, mais refuse de tout jouer sur l’air du sentiment. Il est en fait tout autant un homme des Lumières, ami de la raison, qui est pour lui « la reine du monde moral, l’âme de l’univers, la lampe de la vie humaine, le pilier de la société, le fondement de la loi, la balise des nations, la chaîne d’or, descendue du ciel, qui lie toutes les créatures animées et intelligentes dans un seul et unique système » (« Illustrations of Vetus », dans ses Political Essays). Son idéal n’est pas celui de l’individu romantique, tout tourné vers son moi, mais celui d’un empiriste du XVIIIe siècle et d’un admirateur des Lumières écossaises, qui met la plus haute pensée dans la recherche de ce qui est commun et de ce qui ressortit au common sense qu’Orwell, autre grand essayiste de la langue anglaise, appellera la common decency. Cela l’oppose notamment aux envolées de Wordsworth et de Coleridge, qui étaient d’ailleurs ses amis, et aux romantiques allemands comme Schlegel, qu’il moque souvent.

Sa peinture même (on a notamment de lui un célèbre autoportrait et un portrait de Charles Lamb) le porte vers les classiques comme Poussin, sur lequel il a écrit des pages admirables. Mais il était également capable de reconnaître le génie de son contemporain Turner (il dit pourtant de ses peintures qu’elles manquent de forme et sont « des images du néant très ressemblantes »). Sa vision morale le rapproche de moralistes français comme La Rochefoucauld, dont il fit un pastiche savant. La clef de sa psychologie et de son esthétique est le rôle qu’il donne à l’imagination, comme faculté à la fois de reproduire le sensible et de le dépasser vers le possible. Politiquement, il était francophile, républicain, admirateur de la révolution française et de Napoléon. Il s’opposa toute sa vie aussi bien aux conservateurs comme Burke et Malthus qu’aux réformateurs utilitaristes comme Bentham. Sa philosophie, développée dans son livre de jeunesse, An Essay on Human Action, était  inspirée de Hutcheson, de Smith et de Hume, et l’amenait à mettre la sympathie au centre des sentiments sociaux humains. Tout cela le mettait en porte-à-faux vis-à-vis de ses contemporains, et n’aurait pas fait de lui l’auteur favori des Brexiters, qui lisent tous Burke.

L’esthétique de Hazlitt est d’abord classique. Comme il l’énonce dans « Les marbres d’Elgin » (les frises du Parthénon, aujourd’hui réclamées par la Grèce au British Museum), il estime que l’art doit imiter la nature, et non servir à épancher nos sentiments. Il pense, comme Pope, que « True wit is nature to advantage dressed, What oft was thought, but ne’er so well express’d; Something whose truth convinced at sight we find, That gives us back the image of our mind ». Il aime l’expression nette, rejette le style « boursouflé » d’auteurs comme Chateaubriand, tout comme en peinture il déteste le pittoresque. Comme il l’explique dans ses essais sur le caractère littéraire (1813) et le style familier (1822), le style d’écriture doit être simple, sans pomposité ni pédanterie, mais aussi sans désir de faire peuple. Il aima jadis Coleridge et Wordsworth, mais finit par les trouver trop affectés et se brouilla avec eux. Mais Hazlitt n’est pas juste un classique égaré, car il donne un rôle très important à l’imagination. C’est dans les essais ici traduits sur « L’humour et le spirituel » et sur « Le génie et le sens commun », mais aussi dans ses superbes lectures des caractères shakespeariens, qu’on le voit le mieux. Sa théorie de l’humour a des affinités avec celle de Kant – il insiste sur l’incongruité, faculté d’imagination, sur laquelle repose le grotesque, en se détachant ainsi de la conception hobbesienne du rire comme manifestation de supériorité – mais souligne aussi que le risible, en particulier le ridicule, est « l’épreuve du vrai ». La satire doit sa force à la vérité, tout en devant à l’imagination. Le confirment les pages d’éloge que Hazlitt consacre à Swift, en opposition à Johnson qui détestait ce dernier. On pourrait mesurer la valeur des écrivains en fonction de la proximité ou de la distance qu’ils ont vis-à-vis de Swift. Il est intéressant que Hazlitt associe également l’originalité à la vérité : l’originalité n’est autre que la « conviction puissante de la vérité » et « le plus fort sentiment de vérité qu’on puisse avoir ». Un classique se doit d’honorer la vérité ; un romantique l’imagination. Hazlitt se réclame des deux.

Hazlitt est maintenant sorti de son long purgatoire, notamment avec les livres de Duncan Wu, de David Bromwich, d’Anthony Grayling, et la formation d’une Hazlitt society. Mais, grâce à ce livre, on l’espère, Hazlitt va entrer définitivement en littérature chez ces Français qu’il appréciait tant. Les notes savantes de Julien Zanetta permettent de se frayer une voie dans les allusions complexes et le contexte littéraire et philosophique de Hazlitt. L’anglais de Hazlitt est difficile, plein de dénivellations non seulement stylistiques mais grammaticales. La traduction de Julien Zanetta rend parfaitement cette écriture vigoureuse comme un verre d’alcool pris dans une auberge après une longue marche.

Nul ne pouvait préfacer mieux cette traduction que Patrizia Lombardo, qui vient de disparaître, et dont c’est l’un des derniers textes. Pendant des années, elle a pratiqué Hazlitt et l’a enseigné à Genève avec Stendhal, et publié des essais fondamentaux sur les deux auteurs, dont on espère qu’ils seront bientôt réunis [1]. Patrizia Lombardo rappelle les liens et les similitudes entre les œuvres de Stendhal et de Hazlitt. Quasiment contemporains, ils se sont rencontrés à Florence et à Paris en 1824, et, bien avant, Stendhal avait lu Hazlitt dans l’Edinburgh Review. Tous deux aimaient la peinture et la littérature, Napoléon et la psychologie philosophique, que l’un avait apprise des Idéologues et l’autre des empiristes et des philosophes du sens commun. Tous deux vivaient au milieu d’esprits romantiques enfumés et enfumants, mais aimaient la clarté et l’ironie classique. Et tous deux furent l’objet de l’admiration de quelques happy few mais ne connurent pas la gloire de leur vivant. Enfin, tous deux pensaient que pour un critique d’art et de littérature « l’impertinence de l’admiration est à peine plus tolérable que la démonstration du mépris », comme le dit Hazlitt dans « On the Advantage of Intellectual Superiority » – où il se décrit à demi-mot lui-même, et évoque les désavantages de cette attitude. Tous deux haïssent la sottise, que Hazlitt rencontre le plus souvent sous la forme de ce qu’il appelle « l’insipide », et dont, s’il revenait parmi nous, il verrait qu’elle est la toile de fond de notre soi-disant culture.

Patrizia Lombardo éclaire particulièrement l’originalité de Hazlitt quand elle rapproche son projet de celui que Musil entreprendra un siècle plus tard : réaliser l’équilibre, peut-être l’union ou la synthèse impossible, du sentiment et de la raison, de l’intelligence et de l’imagination. Il y a de grandes similitudes entre les deux auteurs, aussi lointains soient-ils dans leurs contextes, car comme on reprocha à Hazlitt d’avoir trop cédé au cérébral quand il aurait dû donner libre cours  à son sens narratif, on reprocha aussi à Musil de céder à l’essayisme là où on aurait aimé  qu’il suivît sa veine romanesque. L’inachèvement de leurs essais respectifs témoigne de la difficulté de l’entreprise. Lombardo a remarquablement montré comment la théorie hazlittienne de l’imagination comme  projection vers le possible fait écho à la conception musilienne de « l’homme du possible ». Elle montre aussi combien Hazlitt s’appuie, tout comme Stendhal, sur une théorie élaborée des émotions et du caractère, et combien cette théorie ouvre la voie à une conception de la littérature comme connaissance. Pour comprendre pourquoi Hazlitt n’a pas eu avant un siècle au moins le succès qu’il aurait dû avoir, je tenterais volontiers l’explication suivante, que Benda développa jadis dans La France byzantine : pour le premier romantisme, auquel Stendhal et Hazlitt appartiennent pleinement, la littérature est une forme de connaissance, qui s’appuie sur l’imagination et non pas simplement sur l’observation. Elle est une connaissance modale, celle du possible. Mais elle n’est pas non plus imagination débridée : l’imagination part du réel et le renforce. C’est cette idée que le second romantisme a perdue  et qui a fini par conduire à la conception que Benda appelait celle de la littérature pure, des œuvres fermées sur elles-mêmes et autoréférentielles, qui a dominé le XXe siècle. Quand nous serons débarrassés de cet « absolu littéraire » – qui était aussi celui de la branche allemande du romantisme, nous pourrons renouer avec la littérature rationaliste, qui, comme le montre Lombardo, n’exclut en rien le sentiment.

Patrizia Lombardo était l’une des plus grandes critiques de sa génération, et l’un des plus grands professeurs de littérature de l’université de Genève, dans la tradition de cette école lémanique dont Jean Starobinski était l’un des maîtres, et où elle rayonnait  avec discrétion. Ses livres sur Barthes, sur le cinéma, sur la littérature et les émotions, ses contributions nombreuses à Critique, dont elle était l’un des piliers, témoignent de la relation passionnée en même temps qu’érudite qu’elle avait avec la littérature, qu’elle pratiquait sans frontières disciplinaires, avec un sens profond des vrais problèmes de philosophie. Sa relation à Hazlitt n’est pas un hasard : cette alliance de passion, d’intellect, de profondeur toujours légère, cette conjugaison du goût des arts visuels et de celui de l’art littéraire, cette vigueur et cette liberté, font d’elle la sœur lointaine, et la meilleure héritière, du grand écrivain anglais.


  1. Notamment « Literature, Emotions and the Possible : Hazlitt and Stendhal » in  Mind, Values, and Metaphysics: Philosophical Essays in Honor of Kevin Mulligan, vol. 2, Springer 2014, et « Hazlitt and Stendhal Theories of Emotions » , in L. Saetre, P. Lombardo and J. Zanetta, Exploring Text and Emotions, University of Aahrhus Press, 2014.
     
    En attendant Nadeau   Numéro 85
     

samedi 30 août 2025

Un langoureux vertige

 


François Dumont, Variations Vertigo. Le sot l’y laisse, 62 p., 15 €


Deux écueils guettent quiconque écrit sur Hitchcock, et notamment sur un film aussi célèbre que Vertigo (au titre français tellement imbécile que tout le monde s’en tient à l’original). Le premier est celui de l’hitchcockologie : tout comme la tintinologie, c’est une science que tout le monde se vante de pratiquer, accumulant les clins d’œil érudits. Elle est d’autant plus aisée que les schèmes répétitifs, indices, et citations sont si nombreux dans l’œuvre du Maître que l’on adore jouer au jeu qui consiste à les repérer.

Le second est ce que l’on peut appeler le syndrome du tourisme cinéphilique. Le phénomène est connu : quand un lieu et les personnages d’un film sont devenus emblématiques, nous ne pouvons plus nous y rendre sans y superposer ces images. Quand je suis allé à Monument Valley, j’étais dans La chevauchée fantastique, quand je vais sur les Champs-Élysées, je ne peux m’empêcher d’y voir Jean Seberg vendant le Herald Tribune, je ne peux aller au parc Monceau sans revoir sa boulangère, je ne revois pas Vienne sans le Troisième homme, Ostie sans la petite Paola de la scène finale de La dolce vita, etc. Même les lieux que je croyais à l’abri de ces pollutions filmiques, comme les garrigues provençales, sont infectés de mes souvenirs pagnolesques. Vertigo, bien plus que tout autre film situé à San Francisco, est devenu une destination de tourisme californien.

François Dumont, écrivant, à la suite de bien d’autres, sur ce film nommé en 2012 par un jury de 846 experts « le plus grand film de tous les temps » et « le plus étudié de toute la carrière d’Hitchcock », évite ces écueils avec brio, parce que son but n’est pas d’ajouter aux commentaires, filmiques et philosophiques de Vertigo, ni de repasser son bac option cinéma, mais de faire une expérience de pensée : que se passerait-il si, se laissant tomber dans l’univers onirique du film en tournoyant comme le personnage du générique, il parcourait les spirales de cette intrigue selon le principe eadem mutata resurgo, toujours le même mais toujours différent ? Tous les films de Hitchcock convient le spectateur à prendre le point de vue du personnage, et à se laisser happer par lui. Mais le spectateur très érudit qu’est l’auteur de ce livre n’est pas happé ici de manière linéaire, non seulement parce que le film est fait d’allers et retours – la scène primitive de la chute du toit, le retour vers le passé de Carlotta Valdes, de Scottie vers les lieux de sa rencontre initiale avec Madeleine, de Scottie et Judy là où Madeleine est tombée du clocher – mais aussi parce que nous revisitons le film à travers des volutes successives, comme lorsque, debout devant un zinc de café italien, nous remuons pensivement avec notre petite cuillère la surface de notre capuccino, et y découvrons la forme du chignon de Madeleine-Kim Novak, le vrai MacGuffin du film.

Variations Vertigo, de Francois Dumont : un langoureux vertige

 

La première de ces volutes nous entraîne dans le roman qui a servi de base au scénario, D’entre les morts, de Boileau et Narcejac, au décor provincial français, qui paraît ridicule comparé au film (le détective Flavières y suit une Madeleine dans une Simca alors que Scottie en suit une au volant d’une DeSoto). Le changement majeur chez Hitchcock vient de ce coup qu’il fait au spectateur de lui révéler le fin mot de l’histoire – c’est Elster qui précipite sa femme dans le vide et pas la Madeleine dont Scottie s’était épris – alors que le héros l’ignore et va l’apprendre dans la seconde partie du film. Mais Boileau et Narcejac sont de bons guides : ils préfiguraient déjà le thème central de la femme revenue des morts Celle qui n’était plus, plus connu sous le nom des Diaboliques par le film de Clouzot.

La seconde volute est constituée par toutes les réminiscences intra-et extra-hitchcockiennes qu’évoquent les scènes du film. On tombe souvent de haut chez Hitchcock (au propre et au figuré : la chute est le trope de la surprise et du suspense). François Dumont fait une liste non exhaustive de toutes les chutes chez Hitchcock : le maître-chanteur qui tombe du haut de la coupole du British Museum dans Chantage ; l’agent nazi qui tombe du haut de la statue de la Liberté dans Correspondant 17 ; celle – déjà – de James Stewart dans Fenêtre sur cour ; la monte-en-l’air qui va tomber dans l’air dans La main au collet ; et bien sûr Eve Kendall s’apprêtant à tomber du haut du mont Rushmore, rattrapée pour monter dans la couchette du train qui entre dans un tunnel à la fin de La mort aux trousses, l’une des plus belles prolepses du cinéma. Vertigo est la quintessence de la chute : celle à laquelle échappe Scottie, celle de Madeleine devant le Golden Gate, celle de Madeleine du haut de la tour, puis, rebelote, celle de la Judy démasquée. François Dumont commente longuement les échos de Rebecca dans Vertigo. Dans les échos extra-hitchcockiens, il repère ceux de Brian De Palma dans Obsession, ceux de Chris Marker, grand commentateur de Vertigo, et de Mullholland Drive, de La captive de Chantal Ackerman, et bien d’autres.

La troisième spirale est la plus belle. C’est celle des réminiscences littéraires que cette histoire de fantômes fait ressurgir. D’abord la Sylvie de Nerval, où la tante voit Sylvie dans la robe de sa jeunesse (comme Joan Fontaine portait celle de Rebecca), qui fait écho à la scène clef de Vertigo, où Judy, abandonnant son pull vert et son apparence vulgaire (1), revêt le tailleur gris de Madeleine et réapparaît, d’entre les morts et incarnant la mort elle-même, nimbée d’un autre vert, quasi sirkien, « dans la gloire verdâtre de l’inexistence ».

Variations Vertigo, de Francois Dumont : un langoureux vertige

 

L’obsession même de Scottie à faire revenir Madeleine dans Judy fait penser à l’aventure rêvée de Gérard avec Jenny Colon que cite Dumont : « J’ai pris au sérieux les inventions des poètes et je me suis fait une Laure ou une Béatrix d’une personne ordinaire de notre siècle » (Aurélia). À partir de là, tous les spectres reviennent : ceux d’Eurydice, de la Béatrice de Dante, de Kleist (Mikael Kolhaas), de Gautier (Spirite), et surtout d’Adieu, étonnante nouvelle du Balzac « philosophique » : un soldat de Napoléon croit avoir perdu sa fiancée sur la Bérézina, la retrouve amnésique et, pour faire revivre son amour, reconstitue le fleuve et une fausse Russie dans la forêt de L’Isle-Adam (Villiers du même nom s’en souvint-il dans Véra ?), pour la voir mourir dans ses bras quand elle revoit la scène. Zu spät, comme dira Scottie. Hitchcock voulait dans son film une atmosphère gothique comme dans l’hôtel McKittrick qui rappelle la maison Bates de Psychose, pensant sans doute à des références romantiques et victoriennes, ou peut-être au James de La chambre verte que son complice Truffaut reprendrait.

Variations Vertigo, de Francois Dumont : un langoureux vertige
Portrait de Jenny Colon (1808-1842) 


La quatrième volute ou spirale est celle des lieux du film. On a beaucoup écrit sur la San Francisco de Vertigo, sur laquelle aussi le songe s’épanche dans la vie réelle, où la Californie espagnole et catholique de la Mission Dolores et de la Mission San Juan Battista vient se heurter au monde WASP incarné par un James Stewart au visage ordinaire et au style bien connu « Where’s my left shoe ? », et par la compatissante Midge-Barbara del Geddes, qui deviendra l’insipide maman de J.R. dans le feuilleton Dallas. Ce parcours californien, dans les séquoias de Muir Woods, sur la côte Nord de la Baie, là où Madeleine tombe dans les bras de Scottie, près de la Bodega Bay où iront voler méchamment les oiseaux, dans les rues qui descendent de Nob Hill, dans le parc du Praesidio où les amoureux se bécotent, sur la route qui va vers Carmel et la Mission fondée par le père Junipero Serra (dont la bibliothèque contenait la Formal Logic de De Morgan, que Scottie n’aurait jamais eu l’idée de lire), ce parcours nous le refaisons sans cesse. Nous y ajoutons les souvenirs de nos amours perdues et pourchassées, comme celui d’une Irlandaise mystérieuse ou d’une Adrienne de notre adolescence, et irions presque jusqu’à reconstituer, dans le fond de nos jardins, de petits Golden Gate sur des bassins dans des rochers, pour y faire tomber sans cesse Kim Novak qui, quoi que les puristes et Hitchcock lui-même en aient dit, est parfaite dans ce film (quelle idée pouvait bien avoir le Maître de recourir à Vera Miles pour ce rôle ?).

Variations Vertigo, de Francois Dumont : un langoureux vertige
James Stewart interloqué par un soutien-gorge en forme de  Golden Gate        


La plus grande force du texte de François Dumont ne réside peut-être pas dans son pouvoir poétique. Elle est dans le désaveu implicite des commentaires philosophiques de Vertigo, comme celui de Robert B. Pippin. Ce dernier a brillamment commenté le western et le film noir, hegeliano more. Mais, alors que ses gloses sur John Ford ou Nicolas Ray sont souvent pertinentes dans leur souci de traiter le cinéma comme manifestation de l’Esprit Objectif , ici elles tombent à plat. Pippin a consacré un livre à Vertigo : The philosophical Hitchcock. Vertigo and the Anxieties of Unknowingness (University of Chicago Press, 2017). Il y soutient que le ressort principal du film est dans les anxiétés de la connaissance et de l’interprétation d’autrui et de soi-même. Le problème de Scottie serait, outre, comme on l’a dit, un problème sexuel, un problème de reconnaissance, d’Anerkennung. Soit. Mais Pippin dit cela à peu près de tous les films qu’il analyse. Quand on écrit en philosophe sur le cinéma, il vaut mieux éviter de plaquer ses propres thématiques sur celles des films. C’est aussi le problème de Stanley Cavell. Il vaut bien mieux voir le cinéma comme une forme de littérature, comme le firent Bazin, Marker, Truffaut, Godard, et ici François Dumont, avec sa lecture nervalienne si profonde de Vertigo.


  1. Qu’elle porte sans soutien-gorge, remarque Truffaut dans ses dialogues avec Hitchcock, pertinemment car le thème du soutien-gorge fait surface dans la scène où Midge dessine cet appareil.
     
    En attendat Nadeau , 175, 23 mai 2023  

vendredi 29 août 2025

Rastapopoulos apprivoisé

 

Coke en stock

The Phoenician Scheme est un ciné-album de Tintin dans lequel Rastapopoulos tiendrait le premier rôle et s’amenderait moralement.

Zsa-Zsa Korda, ici incarné par Benicio del Toro, est un tycoon avec des valises sous les yeux qui lui donnent l’air las, marié de nombreuses fois (comme Zsa-Zsa Gabor), qui monte des affaires louches qui lui valent d’être sans cesse victime des tentatives d’assassinat de ses rivaux de la finance, qu’on voit comploter comme les généraux dans Dr Folamour.

 

 

Zsa Zsa Gabor

 

Une fois de plus, son avion est bombardé, son secrétaire et son pilote éjectés, et Zsa Zsa se retrouve dans un champ de maïs sans avoir pu reprendre le contrôle de l’appareil. Il a une expérience de mort imminente dans un flash en noir et blanc où il aborde un paradis dont le Saint Pierre est Willem Dafoe. Il récupère dans son palais italien du seizième siècle, où il convoque sa fille aînée Liesl, qui a dix frères d’autres lits, et qui se trouve être une nonne fière et volontaire, dont la foi est chevillée au corps. Jouée par Mia Threapleton, elle ressemble, même si elle est plus boulotte, à Anna Karina dans La religieuse de Jacques Rivette. Zsa-Zsa propose à Liesl, tout en gardant 5% des profits, d’être légataire de son projet pharaonique, qui doit voir le jour dans une Phénicie imaginaire, avec un tunnel, un canal, un chemin de fer et un étang au milieu du désert mais qui ne peut voir le jour qu’en faisant travailler des 

On (en tous cas le lecteur d’Hergé) songe tout de suite aux combines de Rastapopoulos dans Coke en stock. Zsa Zsa a un nouveau secrétaire, un soi-disant norvégien entomologiste blond (Michael Cera), qui les accompagne dans ses démarches vers un Proche-Orient aux allures de Crabe aux pinces d’or et de Tintin au pays de l’or noir, et il doit passer une série d’épreuves pour mener à bien son projet. Toutes sont annoncées dans des boîtes de chaussures comme les coffrets du Marchand de Venise. Avec un Prince Farouk sorti du désert dans une Rolls blanche il affronte dans une mine souterraine deux Américains (Tom Hanks and Bryan Cranston) dans un pari sur des tirs au basket ball, reçoit une balle dans le ventre au cours d’un hold up mené par des guérilleros pseudo-castristes, à la place de Marseille Bob, un escroc français sorti de Pépé le Moko, joué par un Mathieu Amalric coiffé d’un fez, négocie avec un gangster joué par Jeffrey Wright pendant que celui-ci lui fait une transfusion sanguine.

 


 

Plus les épisodes loufoques s’accumulent à la manière des chapitres d’Alice au pays de merveilles, plus Zsa-Zsa a des visions prospectives de sa visite au paradis, jusqu’à affronter Bill Murray en Dieu barbu et croiser une Charlotte Gainsbourg ravie d’être au casting.  Pour sauver une dernière fois sa mise et son schème, Korda essaie d’épouser sa cousine, qui se trouve être Scarlett Johansson habillée en kibboutzin. 

 


 

Quels que soient le brio et le génie du décor qui se manifestent dans cette rafale de rencontres, ils n’éclipsent pas l’intrigue centrale : Liesl se défie de Zsa-Za parce qu’elle a entendu la rumeur qu’il aurait tué sa mère. Ce dernier nie, et accuse son demi-frère, l’Oncle Nubar. Une fois la maquette du schème phénicien révélée, laquelle ressemble à la machine à musique dévoilée par Dalio dans La règle du jeu, a lieu la confrontation finale et farcesque entre Zsa-Zsa et Nubar, joué par un Benedict Cumberbatch costumé en Raspoutine bleuté. Zsa-échappe une dernière fois à une noyade dans un marécage grâce à son norvégien de secrétaire, qui est en fait un espion des banquiers, et qui en profite pour déclarer sa flamme à Liesl. Ruiné, le magnat n’a plus qu’à tenir un restaurant avec sa fille retrouvée, qui a épousé l’espion et ne songe plus à son noviciat, car après avoir fumé une pipe en maïs, elle en fume une incrustée de pierres précieuses

On aura reconnu un film de Wes Anderson. Une fois encore, on admirera son génie du décor, son art de la parodie et de l’auto-parodie, à présent bien huilé par une troupe de techniciens et de costumiers qui fait penser aux ateliers des peintres ou des couturiers.

Le cinéphile ne manquera pas de repérer, à travers l’esthétique années trente des architectures, les clins d’œil : à Welles pour Citizen Kane et Mr Arkadin, à Preston Sturges (auquel Zsa Zsa ressemble étonnamment, avec sa petite moustache) pour les voyages de Sullivan d’un tycoon désabusé et à tant d’autres. Une fois encore les fans du Texan collectionneront les goodies andersoniens (comme ce printemps à la Cinémathèque française, qui lui a consacré une exposition bric à brac), et adoreront jouer avec ses fétiches.

Mais aussi bien ceux qui trouveront ce film ennuyeux dans son défilé virtuose de marionnettes, que ceux qui le diront plus génial et rigolo que les précédents par son style cartoonesque, se tromperont lourdement.  The Phoenician scheme s’adresse à des sujets sérieux, et si le style andersonien se prête mal à l’allégorie et au message, on ne peut s’empêcher de penser que le thème du milliardaire sans scrupules qui bâtit un empire technologique et multiplie les deals renvoie à des figures contemporaines immédiatement reconnaissables, même si Zsa-Zsa est plus sympathique qu’elles. Mais surtout on comprendra vite que les visites que fait Zsa-Zsa au paradis et les incitations que lui adresse Liesl à purifier son âme par la prière sont au centre de sa recherche de la rédemption, même si la Nonne aussi fait des deals.

Le message n’est pas nouveau et était déjà dans Lubitsch : Heaven can wait. Le puritanisme d’Anderson, qu’il hérite des maîtres de la littérature américaine comme Hawthorne et Melville, est aussi présent ici que dans tous ses films. C’est, peut être autant que celui de Renoir et de Bresson, un cinéma éthique. On dira : comment le comique en apparence post-moderniste d’Anderson peut-il se marier à un message moral ? Ce n’est pas impossible, si l’on songe chez les cinéastes à Bruno Dumont, capable d’être aussi déjanté qu’Anderson, et chez les écrivains à Mark Twain et J.D Salinger qui l’inspirent en permanence. Sans compter, donc, Hergé


Contreligne, 19 Juin 2025

 

 

Le procès de Rastapopoulos

 

dimanche 24 août 2025

Jacques Bouveresse

 

Vienne 1900

Dans l’un de ses essais les plus brillants, Le philosophe chez les autophages (1984), Jacques Bouveresse se livre à un constat implacable de la manière dont la philosophie, particulièrement en France, n’a pas cessé de se déposséder d’elle-même et de sortir de soi, jusqu’à n’être plus qu’une baudruche vide.

Il ne faisait à l’époque que constater un mouvement qui s’était amorcé avec ce qu’on a appelé le post-modernisme, dont la France peut s’enorgueillir d’avoir constitué le poste avancé. Mais derrière les matinées structuralistes et les goûters heideggeriens auxquels Bouveresse et quelques-uns de ses élèves assistèrent consternés, un autre acide puissant, et qui venait de plus loin, de chez Sartre, venait corroder la philosophie : l’idée que toute activité intellectuelle est nécessairement politique.

Bouveresse la rencontra chez Althusser et ses disciples, qui se réclamaient de la « lutte des classes dans la théorie », et qui, au nom du prolétariat, décrétaient que le positivisme logique et tout ce qui pouvait y ressembler, comme la logique et la philosophie analytique, étaient les représentants de la pensée la plus réactionnaire. Il la rencontra chez Derrida, qui prétendait élargir le projet de Heidegger de déconstruire la métaphysique et tout le reste avec, puis chez Foucault, pour qui se conformer à la raison est une forme d’obéissance à la police et à toutes les formes de pouvoir et de normes, forcément répressives.

Contre ces déclarations de guerre et cette surenchère permanente, Bouveresse proposa sa propre politique intellectuelle, celle du respect de la vérité, de la sobriété et de l’honnêteté. Là où ses contemporains ne lisaient pas au-delà de Nietzsche, de Marx et de Lacan, et n’entendaient pas outre-Rhin d’autres voix que celles qui venaient de Königsberg, de Iéna et de Fribourg en Brisgau, il alla chercher ses modèles du côté de Vienne et de Cambridge, chez Wittgenstein, et les penseurs du Cercle de Vienne, mais aussi chez les grands écrivains autrichiens, Kraus et Musil, qui furent ses maîtres tout autant que Frege, Russell, Carnap, Schlick et Gödel.

En les lisant et en les commentant il accomplissait un double mouvement : d’un côté, il proposait, sur le modèle krausien, une critique, souvent sur le ton satirique, de la culture de son époque, de l’intrusion du journalisme et du sensationnalisme dans tous les secteurs de l’esprit, et de l’autre il entendait opérer une véritable réforme intellectuelle et morale, en retrouvant l’inspiration rationaliste qu’avait perdue la philosophie française en subissant les assauts des Anti-lumières existentialistes, post-structuralistes, puis post-foucaldiennes.

Cette inspiration lui venait tout autant de la tradition française de la philosophie des sciences, celle de Herbrand, de Cavaillès, de Canguilhem, de Vuillemin et de Granger, que de la tradition de la philosophie analytique anglo-saxonne, qu’il défendit toujours, mais au sein de laquelle il se sentait bien moins à l’aise que dans ses racines autrichiennes. Il proclame dans l’un de ses essais qu’il se sent « so very unFrench », mais il aurait pu dire aussi qu’il se sentait « very unEnglish » et « so very unAmerican ».

On peut refuser, comme lui, de souscrire au relativisme linguistique qui veut que la pensée soit nécessairement et exclusivement le produit d’une langue, et se sentir néanmoins plus à l’aise dans une langue que dans une autre. Il appréciait le projet de Leibniz et de Couturat de formuler une langue universelle et de trouver avec la logique un alphabet des pensées humaines, mais il pensait, comme Wittgenstein, qu’on parle avant tout dans sa langue, celle de tous les jours, et que les limites de notre langage sont celles de notre monde.

Le refus de la politisation de la philosophie n’impliquait pas pour Bouveresse une forme d’idéalisme apolitique à la Thomas Mann ou de désir de retrouver la tour d’ivoire. Il ne rejetait pas l’idée qu’on travaille toujours, même dans le domaine de la pensée pure et de la logique, au sein d’un monde social et que le rôle de l’intellectuel est de prendre parti contre toutes les formes d’injustice. Mais il ne voulait épouser ni le modèle de l’intellectuel universel à la Benda ou à la Sartre, ni celui de l’intellectuel « spécifique » dont rêvait Foucault, encore moins celui du militant.

Il savait distinguer les sphères, et citait souvent Russell, qui ne voyait pas de relation spéciale entre ses travaux en logique et ses engagements politiques pacifistes. Il se retrouvait dans le projet de Bourdieu d’une critique de la domination dans les formes culturelles, et bien souvent il l’a accompagné dans ses combats.

Mais il ne voulait pas aborder cette critique à la manière sociologique, en cherchant à démonter les rouages et les mécanismes sociaux de l’exclusion. Il la pratiquait plutôt à la manière ironique du Viennois qu’il était, et cette distance, qui lui faisait refuser toute forme de slogan ou de programme, l’a profondément distingué de ceux de ses contemporains qui prétendaient refonder la philosophie sur quelque socle extérieur à elle.

Il avait autant d’antipathie pour l’idéologie de profession qu’adoptaient souvent les philosophes, prêts à se considérer comme inattaquables parce que philosophes et comme dépositaires d’une sagesse exclusive, que pour les idéologues qui se donnaient des masques de philosophes pour fourbir leurs nouveautés à chaque saison, tout en répétant les mêmes messages éculés.

L’idéologie de Bouveresse, s’il en avait une, était celle du professeur et de l’universitaire. Il ne pouvait pas concevoir qu’on pût faire de la philosophie sans enseigner, sans réunir des étudiants dans un séminaire ou dans un petit groupe d’amis, et il ne cessait de fustiger les gouvernements qui avaient réinventé en France le statut soviétique de chercheur à vie et créé des castes parfaitement étrangères à l’université. Cela l’éloignait tout autant de cette catégorie d’intellectuels qui cherchèrent, le plus souvent avec succès, car on n’attendait qu’eux, à prendre position dans les médias, et à y développer un « second marché » destiné à concurrencer celui de la recherche et de l’enseignement, appauvri et exsangue parce qu’il ne répond pas à la sainte « demande philosophique ».

Tout cela l’isola, mais il ne s’en portait pas plus mal, même si souvent on pouvait sentir qu’il aurait aimé pouvoir disposer d’un public aussi vaste que celui des stars de la pensée. Il l’aura, mais cela prend toujours plus de temps quand on a pour devise celle de Lichtenberg : « C’est vrai, je ne puis fabriquer moi-même mes chaussures, mais ma philosophie, Messieurs, je ne me la laisse pas prescrire. Mes chaussures, je veux bien me les faire faire, je ne puis m’en charger moi-même. »

Bouveresse disait souvent qu’il ne s’était jamais remis de la lecture de Wittgenstein, mais il ne s’est jamais laissé prescrire sa philosophie par l’auteur des Philosophische Untersuchungen. Comme c’est l’auteur qu’il a le plus commenté, au début dans une solitude quasi complète et de plus en plus entouré d’interprètes qui cherchaient à lui faire passer leurs costumes favoris, on l’a étiqueté « spécialiste de Wittgenstein », selon cette règle idiote qui veut qu’en France on devrait chercher avant tout, à la manière de Tintin dans l’Etoile mystérieuse, à poser son drapeau sur l’ilot qu’on s’est choisi.

Il explora l’ilot, mais aussi l’archipel et les continents voisins. Son grand livre, issu de sa thèse en 1976, Le mythe de l’intériorité, ne fait pas qu’exposer l’argument du « langage privé » qui fonde la philosophie du « second » Wittgenstein ; il donne aussi le premier commentaire de sa théorie des règles et de sa critique du scepticisme, bien avant des auteurs comme Saul Kripke. Il n’allait pas cesser d’explorer toutes les thématiques de l’auteur du Tractatus, de sa distinction entre dire et montrer à sa conception de la « grammaire », en passant par sa théorie de la subjectivité et son analyse des fondements des mathématiques.

Bouveresse ne commentait pas simplement Wittgenstein, il philosophait avec lui et au-delà de lui, dialoguant avec ses inspirateurs comme Frege et ses interprètes anglais comme Michael Dummett et Crispin Wright, en évaluant les théories de la signification des philosophes d’Oxford.

De plus en plus également, il remontait aux sources de la philosophie autrichienne, chez Bolzano, Brentano, Mach et Boltzmann, mais jamais simplement avec un souci de faire une archéologie de la philosophie contemporaine, car ce qui l’intéressait, était, comme Wittgenstein, « les vrais problèmes de philosophie » – ceux de la nature de la perception, des couleurs et des qualités secondes, de l’inférence logique, de l’espace, de la nature du possible et de l’a priori – mais sans jamais oublier leurs liens aux sciences et à leur histoire. C’est pourquoi on trouvera chez lui autant de travaux sur la logique chez Leibniz, l’optique et la théorie musicale de Helmholtz ou sur le réalisme de Poincaré que sur des questions de philosophie analytique du langage et de la connaissance.

Bien qu’il ait toujours défendu et promu la philosophie analytique, surtout dans ses incarnations initiales chez Frege, Russell, Moore et Carnap, Bouveresse ne se sentait pas vraiment un philosophe analytique. D’abord parce qu’il ne pratiquait ni le style de la thèse, de l’argument en forme ni celui de l’analyse minutieuse des non-sens des philosophes au nom du langage ordinaire, et lui préférait le style de l’élucidation synoptique et de la critique.

Cela ne rend pas toujours facile de détecter, derrière les commentaires, quelles étaient ses positions doctrinales. Mais s’il fallait les énoncer, je dirais qu’il avait à la fois une conscience aiguë des limites que le langage donne à la pensée, comme une sorte de transcendantal, et un engagement envers le réalisme quant à la vérité et la connaissance.

Cela ne fait pas de lui un métaphysicien pour autant, puisqu’il est, comme Wittgenstein, très loin du réalisme en philosophie des mathématiques, et qu’il n’a pas d’attrait particulier pour le retour de la grande métaphysique dogmatique au sein de la philosophie analytique contemporaine, notamment chez des penseurs comme David Lewis ou David Armstrong.

En philosophie de l’esprit, Bouveresse est resté très critique à l’égard du « tournant cognitif » qu’a pris la philosophie contemporaine, précisément parce qu’il avait du mal à envisager, à la manière de ces courants, que la pensée soit indépendante du langage et qu’on puisse retrouver les formes d’empirisme et de naturalisme psychologiste qui avaient cours au dix-neuvième siècle, avant que l’objectivisme de Frege, Russell et de Husserl ne les mette en sourdine pour près d’un siècle.

Mais surtout, la philosophie de Bouveresse est une philosophie de la raison : de ses pouvoirs critiques et de ses limites, de ses relations avec le sentiment et l’émotion, dont il cherchait sans cesse, à l’instar de Musil, comment les combiner et les équilibrer. Là aussi il n’aimait pas plus le rationalisme triomphant que l’empirisme dogmatique, et il cherchait à en donner des versions sobres.

Mais Bouveresse n’est pas seulement un philosophe du langage et de la connaissance. Il est aussi, et peut être avant tout un penseur de l’éthique. En quoi, ici encore, il demeure très proche de Wittgenstein : l’éthique ne se dit pas, elle se montre. Dès son Wittgenstein, la rime et la raison (1973), il avait très clairement indiqué son adhésion à cette mise en réserve des propositions morales en dehors du monde, et les grands systèmes de méta-éthique analytiques, des néo-utilitaristes aux néo-kantiens contemporains, n’étaient pas sa cup of tea.

Il préférait parler de l’éthique à travers la poésie et la littérature, auxquelles il a consacré de très nombreux livres et essais, ou dans ses livres récents sur la musique, et particulièrement celle de Brahms, qui était l’une de ses passions.

Mais on retrouve, dans son livre sur La connaissance de l’écrivain (2008), la même dualité que dans sa philosophie de la connaissance : d’un côté, il entend réhabiliter l’idée que la littérature est, contrairement à tout ce que la pensée littéraire française n’a cessé d’affirmer de Mallarmé à Blanchot, affaire de connaissance et de vérité, mais, de l’autre, il entend montrer que cette connaissance est fondamentalement pratique et ancrée dans les formes éthiques de la vie humaine.

Il n’était pas loin de soutenir la même chose dans le domaine de la croyance et de la religion, dont il se demande explicitement ce qu’on peut en faire (2011) : sa réponse est qu’on ne peut l’affirmer ni dans une philosophie explicite, ni dans une expérience, mais, à la manière de Gottfried Keller sur lequel il écrivit l’un de ses livres les plus personnels, Le danseur et sa corde (2014), dans la recherche d’une attitude « décente » (anständig) face à la vie. Cette même décence était celle, à la suite d’Orwell, sur laquelle il entendait fonder son éthique de la pensée.

C’est au nom de cette éthique intellectuelle qu’il combattit souvent l’intelligentsia française et ses mythologies, transposées sur des plateaux télés et maintenant dans des flux ininterrompus de tweets et de posts. Appréciait-il, malgré l’importance qu’il accordait à l’éthique, le flot de pleurnicheries victimaires et de geignardises au nom de la morale auxquelles on assiste aujourd’hui ? On peut fort en douter.

Je ne sais pas s’il a laissé, sous forme littéraire à la manière d’un Swift ou d’un Kraus, de satire versifiée du monde germanopratin, mais il ne fait pas de doute qu’il pensait à son sujet que difficile saturam non scribere, et qu’il s’y employa avec talent dans Prodiges et vertiges de l’analogie (1999), un pamphlet qu’auraient dû lui envier ses contemporains eux-mêmes pamphlétaires, s’ils n’avaient eux-mêmes été ses cibles.

La place qu’a occupée, dans la culture et dans la pensée française, un philosophe comme Jacques Bouveresse, n’a rien, contrairement à ce qu’on a dit souvent, de marginal ou d’exilé, même s’il dut souvent combattre seul. Elle est au contraire centrale, par l’ampleur et la profondeur de ses contributions, qui ne cesseront de prendre tout leur sens, quand on aura pris leur pleine mesure et que la lumière tombera graduellement sur l’ensemble. Il incarnait ce que la philosophie peut avoir de meilleur.

(AOC, 13 mai 2021)

 

45 rue d'Ulm, 1970