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lundi 26 juin 2017

DOLCE VITA POST S****

                                                           Dolce vita intellectuelle



     Autrefois, quand on montrait une femme nue dans un magazine, on cachait son visage ou ses seins avec un rectangle noir. Dans Le rouge et le noir, Stendhal désigne la ville où ont lieu les aventures de Julien Sorel avec Madame de Rénal par un nom imaginaire, Verrières. Comme il y a quelque chose d’obscène (intellectuellement)  et de dangereux (en raison des représailles et procès en diffamation toujours possibles) à évoquer ouvertement certains noms, propres et communs, j’ai choisi ici d’anonymiser en écrivant les initiales des noms suivis d’étoiles.  Cela donne une allure un peu dolce vita à ce compte rendu. 


       Que reste-t-il, vingt ans après, du canular de S**** et des discussions qui ont suivi le florilège de non-s**s et d’impostures intellect****s qu’il avait composé avec B******? En un sens, pas grand-chose. On aurait pu penser que l‘affaire S**** aurait porté  un coup d’arrêt à l’obscur*****e de toute une partie de la production en critique littéraire, en philosophie et en sciences sociales, et que les droits de la r***, du s***** et de l’éth*** intell**** auraient pu, sinon être rétablis du moins à nouveau respectés. Mais les penseurs post******s que  le canular visait, et qui n’ont vu dans celui-ci qu’une manifestation de scientisme vulgaire, ont continué à prospérer : D****, D******, K*******, L*****, S*****et autres gloires de la pensée ch** française sont toujours honorés et lus avec ferveur. La French T**** a certes vécu, et le cons*****e en philosophie des sciences ne fait plus recette, mais des idéologues dogmatiques comme B***** et Z****** tiennent toujours le haut du pavé en France comme ailleurs. La pensée glissante et chatoyante d’un L*****, l’une des principales cibles de S****, n’a rien perdu de son pouvoir de séduction.  Pire : le journalisme pseudo-philosophique, qui pense par analogies et qui ne vit que d’actualité et de sociologie rapide, a assis son emprise sur le monde des media et de l’édition. La meilleure preuve que rien n’a changé est la récente vague de discussions autour de la « post-***** » qui a agité le monde politique mondial. On s’est étonné que T***** et ses amis aient déclaré qu’il n’y a pas de f**ts, mais juste des interprétations, ou que la v**** est juste une notion idéologique. Mais très peu de gens choqués par ce cynisme ont remarqué que ces idées étaient celles-là même que promouvaient les post-m*****, les « pr****tistes » à la manière de R*******et les penseurs radicaux comme F******, que visait déjà S****. Pire encore : récemment des  charlatans comme le sociologue M***** et  le philosophe B*******  ont eux-mêmes été victimes de canulars semblables à celui de S****, des revues à leur gloire ayant accepté des articles bidon inspirés par leurs vues fumeuses, sans pourtant que ces scandales int*****s aient vraiment écorné leur réputation.
     Tout ceci pourrait inspirer un diagnostic pessimiste : les pouvoirs de la r****, l’éth*** de la sobriété et de la décence seront toujours minoritaires, et le monde de l’int**** n’est jamais à l’abri des vagues successives d’irrationalisme qui alimentent la pensée romantique et religieuse, et en définitive le fas***me rampant que la puissante emprise des medias et d’internet ont à présent sur les esprits. Le plus triste est encore de voir que cet ant****sme a atteint même les intellectuels, qui ont perdu le sens de la critique en la caricaturant, et qu’il y a même des penseurs pour nous dire que la r**** n’aura jamais de pouvoir sur les esprits et que  les faits ne nous feront jamais changer d’avis. Alors, comment résister ? D’abord en reconstituant l’université, qui a perdu son monopole, et le système de l’expertise scientifique. Ensuite en dénonçant une véritable n*******tura qui a la main sur le monde de l’*******et des medias, et fait peser la censure sur quiconque dénonce ces pratiques. Enfin, en organisant partout où c’est possible une résistance à l’obs*****e, sans craindre d’apparaître m***liste dans tous les domaines de la vie de l’es***t.



samedi 30 avril 2016

Maîtres et disciples




    La récente affaire Benedetta Tripodi  conduit, entre autres, à réfléchir à nouveau à la question suivante : les maîtres sont-ils responsables des errements de leurs disciples ? Imaginons un instant  que Benedetta Tripodi n’ait pas été le prête-nom de deux plaisantins désireux de montrer que la prose badiouesque produit, directement chez son auteur et indirectement chez ses imitateurs, des non-sens qui signalent qu’il y a quelque chose de pourri dans le royaume des lettres. Imaginons que Benedetta Tripodi ait été une vraie disciple de Badiou, qui par enthousiasme et ferveur imitatrice, commet, par naïveté, un article où elle croit servir la gloire de son maître, mais qui en fait le dessert, tant il est (l’article) aberrant. Tel l’ours de la fable, croyant bien faire, elle provoque à son insu une crise dans les études badivines. Pire : son maître la renie, et proclame que la revue Badiou Studies, pourtant consacrée à sa personne et à son œuvre, n’est qu’une feuille sans intérêt, qu’il ne lit pas, et que sa présence au comité de celle-ci est purement décorative. Il ne la traite pas de « ratée » et de « sous-fifre de la philosophie académique », mais il la renie.

    Le maître n’est-il pas responsable, par ses écrits et sa posture magistrale, des écrits de ses disciples ? N’est-il pas responsable aussi bien des bonnes imitations que des mauvaises ? Des bonnes interprétations de sa doctrine comme de celles qui s’égarent ? Alain Badiou, en préfaçant laudativement les œuvres de ses disciples (comme Quentin Meillassoux), mais en se démarquant dédaigneusement d’une revue à lui consacrée, semble faire deux poids deux mesures. La question de la responsabilité des maîtres fut posée par Paul Bourget dans son fameux roman Le disciple (1889),  qui met en scène un jeune homme exalté par les doctrines matérialistes de son professeur Adrien Sixte – double à peine déguisé de Taine -  et qui pratique une expérience de psychologie sur la naissance de la passion sur une jeune fille, ce qui la conduit au suicide et à l’accusation de meurtre du disciple. Sixte finit par réaliser sa culpabilité dans l’instillation de doctrines naturalistes subversives, fond en larmes à la fin du roman, donnant évidemment raison à tous ceux qui voyaient dans le déterminisme tainien la ruine de la morale et des valeurs sociales. Comme le dit Pierre Macherey, dans un commentaire éclairant : 

   « Si le roman de Bourget, dont les faiblesses nous paraissent évidentes, a tant frappé les esprits, c’est parce qu’il développait, en relatant une sorte de fait-divers, cette thèse radicale : les maîtres, entendons les maîtres à penser, portent l’entière responsabilité des erreurs de leurs disciples, y compris éventuellement les erreurs d’interprétation que ceux-ci commettent à propos du contenu de leurs doctrines » [1]

      La querelle du disciple fut lancée, outre par une lettre peinée de Taine se défendant d’avoir, par son déterminisme psychologique, ruiné la morale, voir ed. Livre de poche p. 361 sq. ),  et par Brunetière, qui l’accusera précisément de cela [2]. Anatole France répondit à Bourget et à Brunetière, prenant le parti de Taine : «  Il ne saurait y avoir pour la pensée de pire domination que celle des mœurs » (« La morale et science, in La vie littéraire, t. 3, p.67). Durkheim, dans un texte sur Taine  statua : » Le héros du Disciple, qui a ouvert la campagne il y a environ neuf ans, n'est pas seulement un triste caractère, c'est un médiocre esprit, un mauvais élève qui n'a pas compris son maître » (« L’empirisme rationaliste de Taine », La revue Blanche 1997, in Textes 1, ed de Minuit). 

     N’en est-il pas de même de Benedetta Tripodi ? Elle n’a rien compris à la profondeur de la pensée de Badiou.  Que l’on compare ses élucubrations délirantes sur l’être féminin et le non-être queer avec ce que dit Badiou lui-même du même sujet, on ne pourra qu’être frappé du contraste entre la prose limpide du penseur français et la confusion noire de notre théoricienne badivine en herbe. Qu’on en juge, par exemple, par une préface donnée par Alain Badiou en 1999 à Qu’est-ce qu’une femme, Traité d’ontologie (l’Harmattan 1999) de Danielle Moatti-Gornet  : 

« Ce qui enfin tient lieu d'idéalisme allemand est la philosophie française contemporaine, en particulier ma propre entreprise. Danièle Moatti-Gornet en retient quelques options fondamentales:
- Que s'agissant de quelque étant que ce soit c'est de son être qu'il doit être question.
- L'opposition de l'entrée axiomatique et de l'entrée définitionnelle.
- Que tout ce qui touche à la vérité doit se voir assigner comme concept une numéricité. S'agissant de "femme" cette numéricité est 1, - 00, 00, dont toute la thèse consiste à décliner la variation et à
vérifier la pertinence ontologique.
   L'ordre du livre est tout à fait frappant. Il part du mythe, passe aux mathématiques et revient à la situation concrète. La longue analyse des mythes est tout à fait remarquable. On notera qu'elle propose un enjambement judéo-grec (Hava et Rébecca d'un côté, les Labdacides de l'autre), enjambement certainement essentiel pour la pensée de Danièle Moatti-Gornet. L'interprétation de la Genèse est particulièrement forte. Hava permet d'établir le point clef que la femme n'est pas seconde mais qu'elle est bien plutôt l'être du Deux. Dans la partie mathématique on note que l'énoncé lacanien "La femme n'existe pas." relève de la théorie des Catégories, à laquelle Danièle Moatti-Gomet oppose une ferme conception ensembliste. On y trouve aussi une clarification nécessaire du lien entre le féminin et l'infini. » 

   Voilà en effet qui est autrement plus clair que la prose pénible de Tripodi. 

    La conclusion s’impose, contre Bourget et Brunetière : un auteur d’idées n’est jamais responsable de ce que font de ses écrits ses disciples quand ils interprètent mal. Cela vaut pour Marx lu par Lénine, pour ce dernier lu par Mao, et ce dernier lu par Pol Pot. Nietzsche n’est pas responsable de ses lecteurs antisémites et nazis, Freud n'est pas responsable des psychanalystes charlatans, Heidegger n’est pas responsable des heideggeriens français. Badiou de même n’est pas responsable de Benedetta Tripodi. 


      Macherey commente fort bien : "En  donnant à leur maître une représentation dérisoire, et insupportable d’eux-mêmes, les disciples s’élèvent au rang de maîtres des maîtres, en les forçant à comprendre ce qu’ils voudraient bien continuer à ignorer : leur faillibilité d’infaillibles qui se trompent parce qu’ils ont raison."

                                                   Benedetta Tripodi, Gettierisée en gare
 


[1] Pierre Macherey « Peut-on encore aujourd’hui lire le disciple de Paul Bourget ? » in : Le Trimestre psychanalytique, publication de l’Association freudienne internationale, Paris, 1993, n°2, p. 63-70  http://stl.recherche.univ-lille3.fr/sitespersonnels/macherey/machereybiblio54.html 
De manière surprenante, Antoine Compagnon, dans son introduction à son édition du Disciple ( Livre de poche 2010, p. 27) fait un contresens sur ce que dit Macherey, qui paraphrase ici la position de Bourget . Compagnon a l’air de dire que c’est la position de Macherey lui-même.
[2]  Brunetière relayait en cela Monseigneur Dupanloup , évêque d'Orléans qui fit, peut-être autant que Jean d'Arc, la gloire de la ville et qui avait publié  en 1863 un Avertissement à la jeunesse et aux pères de familles sur les attaques dirigées contre la religion par certains écrivains de nos jours, dirigé contre Taine, Renan et Littré, et qui valut au premier le refus d'une nomination à l'Ecole polytechnique. Quelle satisfaction de voir qu'à l'époque on écoutait encore l'Eglise!