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mardi 30 juillet 2024

Mauriac juge des romans de Benda

 


"Le cahier vert de M. Julien Benda est remarquable à plus d'un titre. D'abord, vit-on jamais si longue préface à de si courtes histoires ? On songe à ces repas russes où le hors-d'œuvre est l'essentiel. Dans sa préface, M. Julien Benda interroge son cœur, qu'ont ému les critiques des Amorandes : parce qu'il est philosophe, on ne veut pas qu'il soit romancier. M. Julien Benda, qui a des idées, a bien raison de croire qu'il a aussi le droit de les incarner. Mais ses incarnations sont-elles des romans ? On n'ose rappeler à un philosophe qu'il faut d'abord définir les termes de la discussion, si l'on veut éviter une querelle de mots. Peut-on définir le roman, l'incarnation des idées ? Nous ne le pensons pas. Le roman crée d'abord des êtres qui vivent, et, si du conflit de leurs passions, se dégagent des idées générales touchant les caractères et les mœurs, il faut que ce soit à l'insu du romancier – ou que, du moins, les lecteurs puissent croire que c'est à son insu. Les êtres que nous ayons créés il importe qu'ils nous dominent et s'imposent à nous ; sinon nous substituerons à la vraie destinée de nos héros notre caprice et notre passion. Le romancier doit être pareil au Dieu de Malebranche, qui n'intervient pas par des volontés particulières. Ainsi, Dostoïevski est à chaque instant débordé par ses personnages, qui l'entraînent où il ne voudrait pas aller.
Cela ne veut pas dire que nous condamnions l'art de M. Julien Benda. Mais faut-il appeler roman ces récits ? Pour la Croix de Roses, conte philosophique nous paraîtrait mieux convenir — ou, si M. Benda y tient, roman philosophique. "La nature n'a pas besoin que votre partenaire vous plaise. Notre excitation seule est nécessaire pour l'amour. La vôtre n'est qu'un luxe." Cela est dit dans le silence de la nuit, sous les baisers de sa maîtresse, par le héros de M. Julien Benda. Quelle alcôve entendit jamais de tels accents ? Conte philosophique, vous dis-je. Mais comme les idées de M. Benda sont fort ingénieuses et excitantes, nous ne nous plaignons pas. Voyons-les d'un peu près. La Croix de Roses est celle où se crucifie le malheureux homme dont la destinée est d'être amant. M. Benda nous fait de son martyre une peinture qui nous tire les larmes. Les femmes l'aiment, mais elles le méprisent ; il est un objet à leur usage et détourné par elles de toute grande œuvre. Cependant, il n'a jamais la femme tout entière, celle que le- mari, même trompé, possède. Il ne connaît d'elle que le petit animal luxueux et qui aime qu'on le caresse. Il l'ignore humiliée, souffrante, et quand il fout la secourir, et quand elle donne la vie. Tout cela est vrai, d'une vérité relative. Ce cahier vert est un livre consolant à l'usage des personnes pas aimées. Mais les idées perdent bien de leur vérité en s'incarnant, C'est l'inconvénient des contes philosophiques en général que si les idées y sont quelquefois vraies les personnages y sont presque toujours faux.
Et d'abord M. Benda nous montre une jeune femme qui se partage entre l'homme qui lui plaît, mais qu'elle dédaigne, et un grand physiologiste qu'elle admire. Et, selon l'auteur, c'est le grand physiologiste qui a la meilleure part. Il ne s'agit pas ici de la "femme parfaite", telle que l'a conçoit Barrés, quand il écrit à un endroit du Jardin de Bérénice :"Une femme parfaite se choisirait un amant plein d'ardeur dans l'élite de la cavalerie française et, pour l'aimer d'amour, un prêtre austère comme notre divin Lacordaire..." Certes, nous imaginons une dame cérébrale, de celles qu'enchantent les Dialogues d'Eleuthère, s'essayant à cette perfection. Mais, dans aucun cas, si elle adore son amant, elle n'ira par amour de la science caresser chaque samedi le grand physiologiste. Lui faire la lecture, tout au plus.
Nous ne croyons pas non plus beaucoup à cet amant crucifié sur des roses, à ce condamné aux travaux forcés de l'amour. Il nous semble que M. Benda a été trop impressionné par le théâtre de Porto-Riche. Il répète que ce sont toujours les mêmes qui sont amants, et jusqu'à l'âge le plus avancé. Nous ne pensons pas que ce soit aussi simple. Certes, rien n'est si commun que l'homme qui n'est pas né amant. Mais l'amant jusqu'à l'âge le plus avancé est un type fort rare ailleurs que sur les planches. Porto-Riche et, à sa suite, tous les fournisseurs habituels du Boulevard, aiment faire triompher le quinquagénaire, pour des raisons plus humbles qu'ils ne le croient eux-mêmes : peut-être parce qu'ils ont passé cet âge, on parce qu'il faut que, le rôle aille à Guitry, ou encore parce qu'une salle est toujours pleine de vieux messieurs qui ont besoin qu'on les rassure. Le vrai est qu'il y a un âge pour être amant et un autre pour être cocu, et que la justice immanente distribue équitablement aux deux extrémités de notre vie les grâces requises pour ces deux états.
Enfin, au risque de rendre vaincs les consolations que prodigue M. Benda à ceux qui ne sont pas nés amants, reconnaissons qu'il n'est aucune de leurs joies matrimoniales que ne puisse goûter l'homme-à-femmes lorsqu'il se résout à se fixer. La moindre liaison suffit pour qu'il connaisse le corps de son amie "dans toute sa condition humaine, non pas seulement dans ses triomphes, mais dans ses tristesses, dans ses défaites..." Bref, s'il y a des hommes qui ne connaîtront jamais la joie des amants, il n'est pas d'amant qui, une fois au moins dans sa carrière, ne connaisse la grandeur et la servitude conjugale ; un collage y suffit. L'homme qui a eu la plus brillante destinée amoureuse est sûr, tôt ou tard, au moins une fois, d'aimer et de n'être pas aimé.
N'empêche qu'il y a beaucoup de sagesse et de lucidité dans les aphorismes de M. Benda touchant le servage des amants. L'homme sage, après avoir lu son livre, reconnaîtra qu'il faut se déprendre de la Croix de Roses. Mais c'est un effort que tout le monde n'a pas l'occasion de tenter. Car on ne peut renoncer qu'à ce qu'on a, se dit l'homme qui n'est pas né amant. Du moins, ce petit livre acide et contracté le fournira de raisons pour se glorifier de l'indifférence des femmes à son égard et pour être bien content de sa part ici-bas qui, d'un point de vue bas, n'est peut-être pas la meilleure, mais dont il est bien sûr qu'elle ne lui sera pas ôtée.


François MAURIAC. 

les nouvelles littéraires, 17/ 04/2023 

https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/514

Mauriac a parfaitement raison. Plus tard, Benda, dans La jeunesse d'un clerc, avouera que le roman fut son grand échec, et qu'il ne parvint jamais à animer des idées abstraites.  Mais pourquoi chercher à faire cela? Hegel écrivit le roman de la conscience, Sartre celui de l'être, Merleau-Ponty celui du visuel,  qui sont assez réussis dans le genre

jeudi 27 juin 2024

Benda , çà veut dire quoi ?

 



Benda, ça veut dire quoi ?
















Avec notre glossaire de la street, on t’explique en détails les mots et les expressions les plus utilisées par tes rappeurs préférés. On dit merci qui ? Merci Rap City ! Cette fois-ci, « Benda».

Benda, mais qu’est-ce que c’est que ça ? Rassure-toi, c’est simple, ça veut simplement dire courir, partir, détaler, prendre ses jambes à son cou ou dans un langage plus familier, tout ce qui revient à dire « j’me casse de là ». Dans le rap et dans la rue, il peut y avoir plusieurs raisons qui nous poussent à courir : quand le guetteur crie « Akha » et que les condés débarquent sur le terrain, quand on décide de changer d’air pour fuir un mauvais mood ou encore quand tu te fais ta petite séance de sport histoire d’être toujours frais.







j'ai, dans le passé, commenté déjà les détournements, la plupart involontaires, que produit le vaste marigot des idiomes homonymes , celui sur Benda n'échappe pas à la règle.




                           

dimanche 21 janvier 2024

BENDA ET LE WOKISME

 

Benda ruminant son discours 1935, E.M Forster à la tribune

 


On a déjà évoqué dans le précédent billet,  ici et ailleurs le discours de Benda au Congrès des écrivains sur la culture  de 1935.  Il n'eut , pas plus que Musil, ni EM Forster, un franc succès. Il défendit la culture occidentale contre les tenants communistes de la culture populaire et prolétarienne et se plut à jouer les réactionnaires, face à Malraux et Gide, qui étaient encore tout frétillants de leur soutien à l'URSS, dont ils reviendront. Ces débats, rétrospectivement, ont des similitudes  avec  ceux qui agitent notre Landerneau numérique (c'est à dire quasiment la Terre entière) à propos du wokisme. Le wokisme est, tout comme la version dure et bolchévique du marxisme, avant tout (mais pas seulement) un discours de remplacement et un utopisme: remplacement de la société post-coloniale, patriarcale, genrée, raciste, capitaliste et destructrice de l'environnement et de sa culture par une société inclusive, dégenrée, non coloniale, anti-capitaliste, anti-patriarcale et écologique. Dans le domaine culturel, il prône,dans ses versions américaines surtout, un remplacement des canons et des départements universitaires qui étudient la culture occidentale par des études plus "inclusive". Ainsi la charge dont s'est fait l'écho il y a deux ans le Département de Classics de Princeton, contre l'étude du latin et du grec, ou au Québec, la proposition de rendre les mathématiques plus inclusives. Face aux marxistes, il y a un siècle, Benda demanda ( Précision 1937: Littérature occidentale et littérature communiste" : 

"Il y a un point qu'il faut bien éclaircir : la conception communiste se pose-t-elle en rupture avec la conception occidentale, ou bien se donne-t-elle pour le prolongement de cette conception, pour son enrichissement, son plein épanouissement ? Lénine est-il en discontinuité avec Montaigne, ou en est-il le développement ? [....]
. Or le communisme, si je le comprends bien, a précisément pour fondement la négation de cette distinction entre , l'affirmation d'une continuité entre les deux domaines. Je lisais récemment dans un compte rendu de la vie en Soviétie : « L'ouvrier trouve dans l'usine tous les moyens voulus pour élever son niveau technique et, partant de là, son niveau intellectuel. » Partant de là ; c'est toute la question. Pour le communiste l'état intellectuel part de l'état technique ; pour nous il a de tout autres sources. Et vous me direz qu'il s'agit ici de l'ouvrier, de l'état intellectuel de l'ouvrier ; que, dans la société communiste, contrairement à ce que déclament certains de ses adversaires, ignorants ou de mauvaise foi, tout le monde ne sera pas ouvrier ; qu'il y aura des hommes qui n'auront nullement passé par l'usine et exerceront seulement la vie intellectuelle ; que c'est ceux-là que je dois envisager. Eh bien, je crois que ceux-là aussi seront élevés, non par la vie pratique, mais par l'éducation que vous leur aurez donnée, par le système de valeurs que vous leur aurez inculqué, à considérer l'activité intellectuelle en liaison ininterrompue avec la technique, à l'honorer pour cette liaison, et dans la mesure où elle l'observe, et que de cette conception entièrement nouvelle de l'activité intellectuelle doit sortir – et c'est ce que vous voulez – une littérature entièrement nouvelle et par ses sujets, et par son ton, et par le public auquel elle s'adresse. Littérature qui ne sera nullement le prolongement de la nôtre, mais qui en sera quelque chose d'entièrement différent et, en réalité, la négation. C'est ce qu'exprimait Lénine quand il disait à Trotsky, en lui montrant le palais qui borde la Tamise : « C'est leur Westminster », comme il eût dit dans l'ordre qui nous occupe ici : « C'est leur Racine, c'est leur Baudelaire, c'est leur Gœthe » ; voulant dire : « C'est l'art qui est l'expression nécessaire et fidèle de leur conception séparatiste du spirituel et de l'économique ; art dont nous ne voulons plus rien savoir, et auquel nous en substituerons un autre, entièrement différent. » En un mot, je crois qu'entre la conception occidentale de la littérature et la conception communiste (je parle de conceptions ; car, pour la réalisation, c'est le compromis qui est la règle), je crois qu'entre ces deux conceptions il y a une différence, non pas de degré, mais d'essence. On me dira si je me trompe, mais je crois que c'est en posant la question sous cette forme, en invitant nos controversistes à y répondre sous cette forme que j'aurai contribué, comme j'osais y prétendre en prenant la parole, à porter quelque clarté dans le débat et à permettre à tous, ce qui est certainement notre vœu unanime, occidentaux comme communistes, de savoir qui nous sommes."



la vallée aux loups, aujourd'hui

Quelque temps après ce congrès de  1935, Benda alla souvent à la Vallée aux loups, anciennement demeure de Chateaubriand, chez le mécène Le Savoureux, qui réunissait souvent des intellectuels chez lui, notamment Valéry, Robert Debré, l'Abbé Mugnier,et Paul Léautaud, qui, à son habitude, consigna dans son Journal ces conversations. On connaît les entretiens à la radio de Léautaud avec le vieux Benda en 1950, mais le site Léautaud permet de lire celui-ci de 1935:

 

Léautaud (au centre) avec Le savoureux, et à gauche Valéry et Madame à l'extrême gauche

"Nous pénétrons sur la terrasse. Arrivent deux autres invités, le comte… (je ne retrouve pas le nom) et sa femme. Le docteur arrive, leur apprend que Valéry ne vient pas, et les raisons. Valéry doit faire demain à la Nationale une conférence sur Hugo. Cette affaire de mâchoire tombe mal. Mme Valéry se demande, nous dit le docteur, s’il pourra la faire. Benda a ce mot, de l’air le plus innocent : « Il ne parlera pas plus mal avec sa fluxion. »

Benda et moi faisons ensemble un tour de parc. Il me dit que cette fluxion de Valéry pourrait bien être une frime, qu’il doit avoir un autre dîner dans le « grand monde ». Nous plaignons tous les deux Valéry pour la vie qu’il a. Benda dit qu’elle doit lui plaire, qu’il doit y trouver des satisfactions de vanité. Autrement, comment expliquer ? Il se met à débiner Valéry, qui se prend au sérieux, qui prend au sérieux l’Académie, disant des choses de ce genre, à propos de candidats : « Nous ne pouvons prendre Un Tel. Nous ne voulons pas de Un Tel. » Ce qu’il trouve tout à fait comique. Il me dit là-dessus : « J’ai le droit de porter le jugement que je porte. Avant la guerre j’écrivais des articles dans le Figaro. J’avais publié un volume : Belphégor, que tout le monde prit pour un ouvrage réactionnaire, — ce qui n’était pas d’ailleurs. Je n’avais qu’à continuer. Quelques visites, quelques démarches. J’aurais été de l’Académie, moi aussi. J’ai préféré faire ce qui me plaisait. C’est comme le « monde ». Moi aussi, j’y suis allé dans le « monde » pour voir ce que c’est. J’y suis allé pendant deux ans. Quand j’ai vu ce que je voulais voir, je n’y ai plus remis les pieds. C’est odieux. Et tous ces gens qui croient vous plaire en vous disant : « Qu’est-ce que vous préparez ? » Je répondais toujours : « Moi, je ne prépare rien. Je me repose, je me promène. »

Nous étions revenus sur la terrasse. Je m’assieds à l’écart, laissant Benda bavarder avec des gens. Le docteur sort du pavillon avec d’autres invités venant d’arriver. Je vois une dame âgée venir vers moi, sans que je pense à me lever, ne pensant pas que c’était à moi qu’elle allait s’adresser : « Monsieur Léautaud, c’est très heureux de vous voir après si longtemps. » C’était Mme Valéry. Je ne l’avais pas reconnue, si changée. Je ne l’ai reconnue, tout de suite, qu’à sa façon de parler. Cela fait bien trente-cinq ans que je l’avais vue. Elle me confirme tout de suite que Valéry ne viendra pas et veut bien me dire qu’il l’a beaucoup regretté, se faisant un grand plaisir de me voir.

On se met à table. Je suis placé à côté de Mme Valéry. Il y a comme invités Mme Octave Homberg, la femme du financier, — dont elle vit séparée, paraît-il — qui s’est vouée à Mozart, organise partout, en France et en Italie, des concerts Mozart. L’abbé Mugnier est placé à côté d’elle. Elle n’a pas arrêté de parler pendant tout le dîner, jolie, du reste, — avec de vilaines jambes, éloquente, du feu, gracieuse d’expression, paraissant sentir vivement ce qu’elle dit. Comme elle faisait elle-même à un moment la remarque qu’elle parle beaucoup : « Parlez, Madame, parlez, parlez ! » lui a dit l’abbé Mugnier, ce qui a fait rire toute la table, mais ne l’a pas arrêtée, elle, de parler. Benda n’a pas été moins éloquent qu’elle. J’ai rarement vu parler de soi avec autant d’assiduité ce soir, comme chaque fois que j’ai vu Benda à la Vallée-aux-Loups, — ce qui me surprend toujours chez un homme intelligent. Il avait commencé dans un tour de parc fait par tous les invités avant le dîner. Sujet : Le Congrès international d’écrivains pour la défense de la culture, dans lequel il s’est laissé fourrer. Comme on lui demandait ce qui s’y est passé, il a dit que cela a été lamentable, une pétaudière. « J’estime que moi, j’ai dit quelque chose. Et naturellement, je n’ai eu aucun succès. On m’a regardé comme un intrus. » Il a développé cela pendant le dîner, riant lui-même de bon cœur de ce qu’il racontait. Il leur en a bouché un coin pour de bon (aux membres du congrès) avec cet argument : « Nous avons une culture occidentale qui a fait ses preuves, à laquelle nous tenons, que nous ne voulons pas abandonner. Quel est votre but ? Voulez-vous la continuer en y ajoutant la vôtre, ou voulez-vous la détruire ? Tout l’intérêt est là. » — Personne n’a répondu et on lui a marqué tout de suite de l’hostilité. Gide n’a dit que des niaiseries. Les autres, du vague."

Benda met le doigt sur l'essentiel : les communistes veulent-ils que la culture prolétarienne qu'ils promeuvent remplace , et se substitue à, la culture "bourgeoise" et "occidentale", ou bien veulent ajouter la leur à celle-ci? Dans bien des cas, il semble qu'ils adoptent la première position. 

Benda après guerre rejoindra les communistes, mais n'accepta jamais la théorie du remplacement.


Hermétiques ouvriers, en guerre avec mon silence


dimanche 31 décembre 2023

BENDA A HARVARD



"Pour le grand historien Niall Ferguson, le monde académique américain n’est pas sans rappeler la « trahison des clercs » dénoncée par Julien Benda à la veille des années 1930."

 l'article de The Free Press est traduit dans Le Point

"En 1927, le philosophe français Julien Benda publiait La Trahison des clercs, ouvrage fustigeant la descente des intellectuels européens vers les extrêmes du nationalisme et du racisme. À cette date, si Benitto Mussolini était au pouvoir depuis cinq ans en Italie, il allait en falloir encore six à Adolf Hitler avant d'y parvenir en Allemagne, et treize pour sa victoire sur la France. Reste que, déjà, Benda percevait le rôle si pernicieux joué par bon nombre d'universitaires dans le champ politique.
Comme il l'écrit, les mêmes qui étaient censés poursuivre la vie de l'esprit avaient en réalité inauguré « le siècle de l'organisation intellectuelle des haines politiques ». Des haines déjà en train de quitter le terrain des idées pour rejoindre celui de la violence – avec des conséquences catastrophiques pour l'ensemble de l'Europe.

Un siècle plus tard, le monde universitaire américain aura emprunté une trajectoire politique inverse – en s'enfonçant vers l'extrême gauche, pas l'extrême droite – pour néanmoins aboutir grosso modo au même résultat. Et on peut aujourd'hui se demander si, contrairement aux Allemands, il nous reste de quoi éviter la catastrophe.

Un peu à l'instar de Benda, cela fait une bonne décennie que je suis stupéfait par la trahison de mes collègues intellectuels. Tout comme j'ai pu voir l'enthousiasme avec lequel administrateurs, donateurs et anciens élèves ont toléré la politisation des universités américaines poussée par une coalition illibérale de progressistes « wokes », d'adeptes de la « théorie critique de la race » et d'apologistes de l'extrémisme islamiste."

 

 

Le  contexte immédiat de cet article est le passage, le 5 decembre 2023, de Claudine Gay,  présidente de Harvard,  Elizabeth Magill presidente de Université de Pennsylvanie, et Sally Kornbluth, du Massachusetts Institute of Technology,devant une commission du Congrès. Interrogées par Elise Stefanik, représentante républicaine de l’Etat de New York, elles se sont vues demander:

Est-ce que l’appel au génocide des juifs viole le code de conduite » des universités concernées, en matière de harcèlement et d’intimidation ? « Cela peut être le cas, selon le contexte, comme cibler un individu », a répondu Claudine Gay. « Si le discours se transforme en conduite, cela peut être du harcèlement », a déclaré Elizabeth Magill, expliquant aussi que la décision de qualification « dépendait du contexte ».

Sally Kornbluth avait pourtant commencé par expliquer : « Je n’ai pas entendu parler d’appel au génocide des juifs sur notre campus. » « Mais vous avez entendu des “chants pour l’intifada” [soulèvement] », a répliqué Elise Stefanik. Cette dernière avait débuté l’audition en donnant sa définition personnelle de l’intifada – « Vous comprenez que cet appel à l’intifada est de commettre un génocide contre les juifs en Israël et au niveau mondial », faisant basculer le débat du soutien à l’intifada de certains manifestants à la question du génocide.

Quelques jours plus tard, on apprit que Claudine Gay était accusée de plagiat sur plusieurs passages de sa thèse. Mais ses accusateurs sont des Républicains qui ont tout intérêt à la couler. Et Niall Ferguson a quitté Stanford pour Austin, bastion du conservatisme.

Niall Ferguson a raison de voir dans la vague Eveillée une manifestation de la ruine de l'esprit, et de faire un parallèle entre nazisme et Eveil, mais fait l'erreur usuelle sur La trahison des clercs : Benda ne fustige pas tant le fait que les intellectuels fassent de la politique que le fait que ce faisant ils ne le fassent pas au nom du respect de la vérité. Son message n'était pas qu'il fallait renoncer comme intellectuel à l'engagement politique, mais qu'en prenant des positions politiques on ne pouvait pas renoncer à la recherche du vrai. Or les politiques américaines de discrimination positive, dont Claudine Gay est l'une des thuriféraires visent à nous dire : "Peu importe le savoir le principal est que les minorités discriminées puissent bénéficier de discrimination inversée". Ce qui veut dire qu'il est plus important d'avoir à Harvard une présidente noire , ayant peu publié (elle n'a écrit aucun livre, et a fait sa carrière dans l'administration) et ayant peut être plagié sa thèse, que d'avoir un blanc ou une blanche ayant tous les titres et travaux académiquement reconnus. Autrement dit que les pouvoirs académiques doivent aller plus à des politiques qu'à des savants. Au fond, c'est dans la logique des universités américaines, qui ont toujours été plus des machines politico économiques, servant de relais au sport et au business, plutôt que des lieux de réclusion spirituelle. Du moment que la Law School de Harvard , décrite de manière amusante dans La revanche d'une blonde , n'est pas menacée, ni ses équipes sportives, tout va bien. La trahison des clercs académiques avait commencé bien avant la nomination de Claudine Gay et bien avant l'Eveillisme, par un renoncement à mettre la connaissance au centre de la liberté académiques. Elle était inscrite dans le système universitaire américain. 

    Une autre leçon de Benda était, toujours au nom de son universalisme des valeurs de l'esprit, que le respect de la vérité et de la justice ne peut pas être, comme l'a dit la présidente de Harvard, affaire de "contexte". Un principe universel s'applique ou pas. Il s'applique toujours dans un contexte, mais en lui-même il n'est pas affaire de contexte, il vaut absolument.

PS 3 janvier 2023 On apprend que Claudine Gay a démissionné.

La Revanche d'une blonde - film 2001 - AlloCiné
la blonde traversant le yard de Harvard

mercredi 20 septembre 2023

BENDA CONTRE BARRES

 

Barrès aux Fêtes de Jeanne d'Arc (Compiègne 1913)

 On constate un regain d'intérêt pour Barrès. Cela peut sembler bizarre étant donné que ses thématiques  - la terre, le nationalisme du sang et l'antisémitisme- ont disparu des  radars depuis des lustres? Vraiment ? Disons qu'elles se sont renouvelées.... On n'est plus à l'époque de Maurras, des poussées de  nationalisme de l'Action française, de l'antisémitisme de Drumont, ni de l'Affaire Dreyfus. 

Mais  les racines et les ressorts de ces thématiques ont-elles disparu ? On n'est plus antisémite aujourd'hui pour les raisons de Barrès, ni nationaliste pour celles de Maurras. Mais l'antisémitisme retrouve des échos perdus , et en garde d'anciens. Aussi la relecture de Barrès, celle de Maurras, sont elles indispensables.

 Il y a une autre tonalité : faire revive la figure littéraire de l'auteur de la Colline inspirée. Cette figure inspira Gide, Drieu, Mauriac, même Sartre. On en est même à nous dire que Les familles spirituelles de la France méritent d'être relues.

Il y a un auteur qui, dès les années 1900 , avait compris que Barrès était un imposteur, un opportuniste, et un penseur de peu. C'est Benda. Il est donc temps de relire quelques unes de ses diatribes. Je ne donne ici que des extraits. Ce que Benda appelle le lyrisme philosophique chez Barrès est devenu la règle: qu'il s'agisse d'arbres, d'animaux, de climat, de souffrances humaines, ou même de concepts abstraits, un auteur qui n'est pas lyrique n'a aucune chance d'être entendu. Plus personne ne se passionne pour la Terre et les Morts, encore moins pour la Patrie. Mais le souverainisme en tient lieu. Michel Onfray n'est-il pas notre Barrès?

Quant au romanciers d'aujourd'hui, ne suivent-ils pas Barrès? S'intéressent ils à autre chose qu'à leur moi?

"Il n'y a qu'une seule chose que nous connaissions et qui existe réellement parmi toutes les fausses religions qu'on te propose, parmi tous les cris du coeur avec lesquels on prétend rebâtir l'idée de patrie, te communique le souci social et t'indiquer une direction morale. Cette seule réalité tangible, c'est le Moi,et l'univers n'est qu'une fresque qu'il fit belle ou laide. 

    Attachons à notre Moi, protégeons le contre les étrangers, contre les Barbares" (Sous l'oeil des barbares, p.38-39)

Anatole France trouve Barrès "préraphaélite", "amorphe" et "idéaliste pervers" (La vie littéraire, quatrième série, 1892, p. 222-226)

Comparez :

BENDA, trahison des clercs

"Je ne saurais mieux faire sentir tout ce qu’a de nou­veau ici la position du clerc qu’en rappelant ce mot de Renan, que signeraient tous les hommes de pensée depuis Socrate : « L’homme n’appartient ni à sa langue, ni à sa race ; il n’appartient qu’à lui-même, car c’est un être libre, c’est-à-dire un être moral. » A quoi Barrès répond, acclamé par ses pairs : « Ce qui est moral, c’est de ne pas se vouloir libre de sa race. » Voilà évidemment une exaltation de l’esprit grégaire que les nations avaient peu entendue chez des prêtres de l’esprit.

Les clercs modernes font mieux : ils déclarent que leur pensée ne saurait être bonne, donner de bons fruits, que s’ils ne quittent point leur sol natal, s’ils ne se « déracinent » pas. On félicite celui-ci de travailler dans son Béarn, cet autre dans son Berry, cet autre dans sa Bretagne. Et on ne clame pas seulement cette loi pour les poètes, mais pour les critiques, les moralistes, les philosophes, les desservants de l’activité purement intellectuelle. L’esprit déclaré bon dans la mesure où il refuse de se libérer de la terre, voilà qui assure aux clercs modernes une place de marque dans les annales du spirituel. Les sentiments de cette classe ont évidem­ment changé depuis que Plutarque enseignait : « L’hom­me n’est pas une plante, faite pour demeurer immobile et qui ait ses racines fixées au sol où il est né », ou qu’Antisthène répondait à ses confrères, glorieux d’être autochtones, qu’ils partageaient cet honneur avec les limaçons et les sauterelles.

 


le plus remarquable exemple aujourd’hui de l’application des poètes à mettre leur art au service des passions politi­ques, c’est ce genre littéraire qu’on peut appeler le lyrisme philosophique, dont l’œuvre de Barrès demeure le plus brillant symbole, et qui, ayant commencé par prendre pour centres de vibration des états de l’âme vraiment philosophiques (le panthéisme, le haut intel­lectualisme sceptique), s’est mis ensuite à uniquement servir la passion de race et le sentiment national. On sait combien avec ce genre, où l’action du lyrisme se double du prestige de l’esprit d’abstraction (Barrès avait admirablement attrapé l’apparence de cet esprit ; il a volé l’outil, a dit un philosophe), les clercs, ne fût-ce qu’en France, ont aiguisé les passions politiques chez les laïcs, du moins chez cette partie d’entre eux si importante qui lit et croit qu’elle pense. Il est d’ailleurs difficile, en ce qui regarde ces poètes et notamment celui que nous venons de nommer, de savoir si c’est le lyrisme qui a prêté son concours à une passion politique préexistante et vraie ou si c’est au contraire cette pas­sion qui s’est mise au service d’un lyrisme en quête de nourriture. Alius judex erit. (Trahison des clercs)

 

Ils ont aussi créé, du moins en France (singuliè­rement avec Barrès, en vérité depuis Flaubert et Baude­laire), un romantisme du mépris. Toutefois le mépris me semble avoir été pratiqué, ces derniers temps, chez nous, pour des raisons tout autres qu’esthétiques. On a compris que mépriser n’est pas seulement se donner la joie d’une attitude hautaine, c’est, quand on est vraiment expert en cet exercice, porter atteinte à ce qu’on méprise, lui causer un réel dommage ; et, de fait, la qualité de mépris qu’un Barrès a signifié aux juifs ou que certains docteurs royalistes prodiguent chaque matin depuis vingt ans aux institutions démocratiques ont vraiment nui à ces objets, du moins auprès de ces âmes artistes et fort nombreuses pour lesquelles un geste superbement exécutoire a la valeur d’un argu­ment. Les clercs modernes méritent une place d’honneur dans l’histoire du réalisme : ils ont compris la valeur pratique du mépris.

On pourrait dire aussi qu’ils ont créé une certaine religion de la cruauté (Nietzsche proclamant que « toute culture supérieure est faite de cruauté » ; doc­trine qu’énonce en maint endroit, et formellement, l’auteur de Du sang, de la volupté et de la mort). (ibid)

 


 

ESPRIT PUR ET ESPRIT INCARNÉ Dans une de ses dernières chroniques, Thibaudet relève la flétrissure de l'âme du paysan que j'ai, dans un récent livre, lancée au nom de l'esprit, et il m'oppose Barrès et son culte de la terre. Je n'apprends pas à mon savant confrère qu'il évoque là deux religions de l'esprit dont l'opposition est éternelle : la religion de l'esprit pur et celle de l'esprit incarné. La religion de l'esprit pur est celle qui honore l'esprit en tant qu'il vise à se libérer de toute attache charnelle : terre, famille, nation, classe. Fondée par les socratiques, lesquels allaient jusqu'à soutenir que l'esprit se déshonore dans la science appliquée, elle est passée aux néo-platoniciens, qui l'ont transmise à la métaphysique chrétienne, en tant qu'elle prône une possession du Verbe dont le signe est l'extinction de nos passions terrestres. On la trouve à sa perfection chez Malebranche, chez Descartes, vénérant cette « chose spirituelle », dont l'idée « n'est pas mêlée avec l'idée des choses sensibles », dans l'enseignement dePort-Royal, avec l'ordre qu'il donne à l'esprit d'échapper au « dérèglement de la volonté, qui trouble et dérègle le jugement ». Elle inspire aux hommes du XVIIIe siècle leur culte de la raison abstraite, et passe à nos penseurs du XIXe : à Taine, qui blâme le culte de cette raison chez l'homme d'État, mais place mille fois au-dessus de ce praticien le philosophe, et l'honore (Spinoza, Franz Woepfke) pour son indifférence aux intérêts de ce monde ; à Renan, qui méprise tous les mouvements du cœur, fût-ce les plus saints, capables de fausser l'organe de la pensée ; à Fustel de Coulanges, qui dégrade l'historien dès qu'il met l'histoire au service de sa nation ou de son idéal civique ; à Gaston Paris, qui chasse du temple de l'esprit l'homme qui se permet la moindre altération du vrai, fût-ce au nom de la patrie et même de la morale3. La religion de l'esprit pur est, depuis deux mille ans, la grande tradition de la pensée gréco-romaine, singulièrement des penseurs français. La religion de l'esprit incarné est celle qui, au contraire, honore l'esprit en tant qu'il veut porter l'empreinte de certains intérêts terrestres, et le méprise en tant qu'il cherche à s'affranchir de ce genre de pression pour s'exercer en pure liberté. Je dis en tant qu'il veut ; l'essentiel, en effet, pour cette religion n'est pas que l'esprit porte cette empreinte, mais qu'il veuille la porter, qu'il s'y applique, qu'il en soit fier, qu'il flétrisse l'effort qui l'en libérerait. Inaugurée par les sophistes, cette religion semble avoir été écrasée pour vingt siècles par le génie de Socrate4. Elle renaît très puissante en Allemagne, au début du XIXe siècle, parréaction expresse contre la religion française de l'esprit pur. En France elle est fondée par Auguste Comte, avec sa volonté de ne respecter l'esprit qu'au service du social. Elle y prend vraiment corps avec Barrès et Maurras, l'un ne vénérant que l'esprit qui se veut déterminé par la terre et couvrant de son mépris l'intellectuel pur ou qui se veut tel, l'autre déclarant que l'esprit n'est honorable que s'il fonctionne dans les limites de l'intérêt national, que l'esprit qui s'exerce hors de cette attention et en pure liberté n'est qu'une activité anarchique, indigne de tout respect5. La position de ces deux penseurs a gagné la plus grande partie des écrivains français6. Cette guerre déclarée à l'esprit pur, jointe au culte de l'esprit mêlé de passion terrienne ou nationale, marque, chez des écrivains français, une révolution qui demeurera longtemps un problème pour l'histoire. Elle est une forme de la victoire du romantisme, en tant qu'il implique la religion du sentir et le mépris de l'idée. Socrate disait déjà à Calliclès que sa doctrine lui était dictée par son appétit de sensation. Elle tient aussi à la disparition, chez ces écrivains, des grandes disciplines intellectuelles, singulièrement des études théologiques ou simplement logiques, dont était encore nourrie la génération de Taine et de Renan, et qui disparurent des programmes avec la Troisième République. On ne remarque pas assez combien ceux qui professent le mépris de l'exercice intellectuel pur s'y montrent généralement, quand ils s'y risquent (voir Barrès et Péguy), d'une saisissante faiblesse. (Précision , 1936)