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samedi 19 octobre 2019

Un souvenir d'adolescence sur Derrida



    La publication récente du cours de Jacques Derrida , La vie la mort. Séminaires(1975-1976)  et l'inscription de son nom sur une épée de jedi ont éveillé en moi des souvenirs.

    Quand j’étais en terminale au lycée, à l’âge où l’on n’est pas sérieux, je fus une fois invité chez un professeur de philosophie qui avait à sa table quelques collègues. L’un d’eux, si je me souviens bien, enseignait à Tours. A un moment du repas, histoire de faire le malin, je prétendis que La voix et le phénomène, que je n’avais pas lu, n’était pas à hauteur de sa réputation. Le tourangeau s’exclama indigné: « Je ne tolèrerai pas qu’on dise du mal de Derrida !» Plus tard, je lus, cette fois réellement et avec peine, La grammatologie et l’Ecriture et la différence, puis La pharmacie de Platon, et trouvai derechef, mais cette fois de manière plus informée, que ces livres n’étaient pas à la hauteur de leur réputation.

Un livre controversé (videte Mulligan, How not to read)

    Entré à l’Ecole normale, je me mis à préparer l’agrégation de philosophie. Cette année-là, le thème au programme de la seconde dissertation était la vie et la mort. Nous trouvions cela bien vaste, comme si l’on nous avait collé l’être et le néant ou le ciel et la terre. Mais il fallait bien s’y coller justement, et nous étions, de par notre formation de khâgneux, rompus à l’exercice de parler de n’importe quoi (c’était même alors tout notre savoir). Derrida, qui était notre caïman, était supposé, selon son titre de maître-assistant répétiteur, nous préparer à cette épreuve. Je me rendis donc, à l’automne 1975, à son cours d’agrégation, qui portait aussi le nom de « séminaire », et qui s’annonçait traiter de « la vie et la mort ». L’agrégatif a beau être un sujet supposé savoir – savoir parler de n’importe quoi -  il lui faut quand même une accroche. J’espérais donc du séminaire de Derrida qu’il m’apportât une patère pour mes concepts flous. Las ! En fait de patère, nous n’eûmes, agrégatifs, que quelques crochets adhésifs, du genre de ceux qui se décollent quasiment tout de suite du mur. Tout était fait pour décourager l’étudiant. Le dispositif du séminaire d’abord. Le public ne contenait en fait que peu d’agrégatifs, et était essentiellement mondain, principalement féminin, et si je l'avais su à l'époque, composé de quelques célébrités. Il s’animait surtout quand Derrida parlait de Freud, du principe de plaisir et de l’instinct de mort, ce qui semblait dénoter un parterre surtout lacanien. A chaque pointe du maître, on gloussait comme Mademoiselle Kiglouss, la secrétaire de Monsieur de Maesmeker dans Gaston Lagaffe



A la première séance, Derrida commença par déclarer qu’il était partagé entre parler du sujet de l’agrégation, concours dont il se défiait, et parler d’autre chose à sa façon. Il parlait d’ailleurs essentiellement d’autre chose, se lançant dans de grands développements sur Nietzsche ou Freud, dont on ne voyait que lointainement le rapport avec le sujet. Quand il abordait des thèmes qui semblaient avoir un rapport, comme l’idée de la vie comme information, qu’il commentait à partir de la logique du vivant de François Jacob, paru quelques années auparavant (et que j’avais lu parce que Foucault l’avait recommandé), il se cantonnait à des banalités. De fait ce qu’il me semblait dire était une série de banalités, couchées dans un discours qui passait de jeux de mots dans le style Yau de poële * ou Marabout, bout de ficelle, à une série de métaphores filées à la suite en collier, dont voici un exemple :

« Qu’il existe avant toute serrure et toute ouverture-fermeture instituée, avant toute clé donnée ou reprise, une fente – qui n’est donc ni naturelle, ni survenue (technique, instituée) –, que la possibilité de cette fente permette de voir… »

Gloussements nourris dans la salle. J’avais lu Madame Edwarda, et gloussai, à ce trait, en chœur. J’eus plus tard l’occasion de constater que le trope de la fente et de l’ouverture était l’un de ses favoris, quand j’entendis aux Etats Unis une conférence qu’il faisait (en français, devant un public anglophone qui n’y comprenait pas un traître mot mais semblait apprécier grandement) sur l’invagination dans La folie du jour de Blanchot. 
   Mais ce n’était pas vraiment ce qui rendait ce séminaire pénible. Le plus pénible est la manière dont le maître s‘écoutait parler. Il le faisait en fait littéralement, en ayant devant lui un gros magnétophone, sur lequel il enregistrait le flux de son discours. Je suppose qu’il faisait ensuite coucher par écrit ses propos. A cette époque il n’y avait pas de portables ni de petites sonneries à musiques aigrelettes, mais il y avait les magnétophones et leur appareillage. Derrida avait, comme son public, le sien. Au début de chaque séance, il avait besoin de rembobiner les bandes, ce qui faisait pendant cinq minutes une espèce de grésillement insupportable, et ensuite de réécouter la fin de la séance précédente, pour raccorder – resuturer dirait l’autre – ledit flux à celui qu’il allait produire. Pendant ces moments qui suivaient celui du rembobinage, nous devions avec lui réentendre la fin de la fois d’avant, comme le petit chien Pathé Marconi qui écoute la voix de son maître. Je trouvais cela un peu paradoxal pour un philosophe qui affirmait le primat de l'écriture sur la parole vive, mais je compris plus tard que le magnéto était bien une forme d'écriture.


   

     

* un lecteur m'a rappelé François George, L'effet Yau de poële de Lacan. C'est en effet en référence à ce livre que j'ai employé cette expression.

dimanche 16 novembre 2014

L’anonymat des écrits





    Dans la NRF d’août 1935 (repris in Précision, Gallimard, 1937, seconde ed. 1964, p. 102), Benda demande l’anonymat des écrits. Sa raison est que, quand on prend des positions, on emploie toujours l’argument génétique et ad hominem et qu’on n’examine jamais si la position est vraie ou correcte. Par exemple quand il demande que la France s’arme contre l’Allemagne on dit qu’il prend cette position parce que juif, quand il prône le français comme langue commune européenne on dit que c’est parce qu’il est un bourgeois français, quand il critique la propagande marxiste, on l’accuse de ne pas parler de Marx alors qu’il le devrait comme clerc.
 
    « Il y a là un tour d’esprit caractéristique du littérateur moderne et qui l’oppose à l’homme de science ; considérer les idées d’un ouvrage, non en elles-mêmes, mais par rapport à la personne de leur auteur.
    Pas de critique des idées tant qu’on n’aura pas voté l’anonymat des écrits »

    Benda reprit ce thème derechef en bien des endroits - on ne s’intéresse pas aux idées, mais aux personnes, pas à ce que les gens disent mais à leur biographie - et dans son tout dernier article de la NRF, « Qu’est-ce que la critique ? » que j’ai déjà eu l’occasion de citer ici ( « polémique », 18 mai 2014). 

      L’usage de l’argument génétique (tu dis cela parce que tu viens de tel passé, as telle origine), ad hominem (tu dis cela parce que tu es tel ou tel, appartiens à tel ou tel groupe, telle classe, « d’où parles-tu ? »), ou tu quoque (ou argument de la cour de récré : « c’est celui qui le dit qu’il y est » ) est si fréquent qu’on est tenté en effet de supprimer les noms d’auteurs. 

      Après tout, n’était-ce pas ce que l’on faisait au XVIIIème, quand être un auteur vous rendait immédiatement suspect et embastillable ? La plupart des pamphlets de Swift, par exemple, sont anonymes, et nombre de textes de Voltaire, comme la fameuse Diatribe du Docteur Akakia  (1752) . En 1827, Barbier écrivit un Dictionnaire des ouvrages anonymes etpseudonymes  qui révélait les clefs.

N’est-ce pas ce que les tenants de la mort de l’auteur comme Michel Foucault ne cessèrent de demander ?
  Le maître poitevin ne disait-il pas, en 1969 à la Société française de philosophie [1] , dans une curieuse ( mais en fait seulement apparente) convergence avec Benda : 

« L'auteur - ou ce que j'ai essayé de décrire comme la fonction auteur - n'est sans doute qu'une des spécifications possibles de la fonction-sujet. Spécification possible, ou nécessaire ? À voir les modifications historiques qui ont eu lieu, il ne paraît pas indispensable, loin de là, que la fonction-auteur demeure constante dans sa forme, dans sa complexité, et même dans son existence. On peut imaginer une culture où les discours circuleraient et seraient reçus sans que la fonction-auteur apparaisse jamais…La vérité est tout autre : l'auteur n'est pas une source indéfinie de significations qui viendraient combler l'oeuvre, l'auteur ne précède pas les oeuvres. Il est un certain principe fonctionnel par lequel, dans notre culture, on délimite, on exclut, on sélectionne. Bref, le principe par lequel on entrave la libre circulation, la libre manipulation, la libre composition, décomposition, recomposition de la fiction. Si nous avons l'habitude de présenter l'auteur comme génie, comme surgissement perpétuel de nouveauté, c'est parce qu'en réalité nous le faisons fonctionner sur un mode exactement inverse. Nous dirons que l'auteur est une production idéologique dans la mesure où nous avons une représentation inversée de sa fonction historique réelle. L’auteur est donc la figure idéologique par laquelle on conjure la prolifération du sens. »

  Mais l’auteur bien repéré  de Les mots et les choses s’empressait d’ajouter : 

"En disant cela, je semble appeler une forme de culture où la fiction ne serait pas raréfiée par la figure de l'auteur. Mais ce serait pur romantisme d'imaginer une culture où la fiction circulerait à l'état absolument libre, à la disposition de chacun, se développerait sans attribution à une figure nécessaire ou contraignante. Depuis le XVIIIe siècle, l'auteur a joué le rôle de régulateur de la fiction, rôle caractéristique de l'ère industrielle et bourgeoise, d'individualisme et de propriété privée. Pourtant, compte tenu des modifications historiques en cours, il n'y a nulle nécessité à ce que la fonction-auteur demeure constante dans sa forme ou sa complexité ou son existence. Au moment précis où notre société est dans un processus de changement, la fonction-auteur va disparaître d'une façon qui permettra une fois de plus à la fiction et à ses textes polysémiques de fonctionner à nouveau selon un autre mode, mais toujours selon un système contraignant, qui ne sera plus celui de l'auteur, mais qui reste encore à déterminer ou peut-être à expérimenter. »

    Bref, la fonction auteur n’est qu’une fonction, elle est contingente, elle pourrait disparaître en principe, mais elle reste quand même là. Foucault ne se mouille pas. Benda était plus radical. Lui-même pourtant continua, tout comme Foucault, de signer ses livres. 

     La revendication de Benda, les prophéties de Foucault, portaient surtout sur l’écriture littéraire. Benda aurait aimé que la littérature fût comme la science, un lieu public, neutre, collectif, où l’œuvre est le produit d’une création et d’une critique publique et objective, en un sens assez popperien. Il est loin d’être évident que ce fut l’idéal de Foucault ou de Blanchot dont il s’inspire. Quand ces derniers constatent, et peut être réclament l’effacement de l’auteur, ce n’est pas au nom de l’Offentlichkeit  kantienne ou de la neutralité de la science, ou en raison d’une quelconque vénération pour la vérité objective. Entre le ressassement éternel de l’écriture et le neutre qui parle de nulle part  prônés par le maître de Quain (Saône et Loire) et son disciple de Poitiers (Vienne), et l’idéal platonicien du Clerc parisien (4eme arr.), pas de commune mesure : jamais Blanchot ni Foucault, et encore moins leurs successeurs structuralistes et post-structuralistes n’ont eu la moindre sympathie pour Benda et ses idées Troisième République. Au contraire, tout comme Bataille, qui le haïssait, ils voyaient en lui la figure même de l’écrivain classique, celle qu’il faut abattre, ou simplement ignorer – car dans le monde de l’esprit, point n’est besoin d’abattre qui que ce soit, l’ignorance, le mépris glacé et le silence suffisent largement. 

    L’anonymat des écrits est-il un si bon principe ? Certes il permet d’échapper à la censure dans les régimes dictatoriaux et autoritaires et il a la vertu d’épargner à leurs auteurs la prison ou le bannissement.  Mais quid quand les écrits en question sont diffamatoires, injurieux, racistes, etc. ? Quand, comme dans les blogs (heureusement pas celui-ci) les anonymes postent des commentaires insultants et se réfugient derrière l’anonymat pour commettre leurs forfaits ? Et si les écrits sont anonymes, le plagiat ne va-t-il pas devenir universel ? On pourrait soutenir qu'il n'y aura plus de plagiat, puisque la "fonction auteur" aura disparu. Tout sera accessible, mais aussi à quoi bon copier, puisque tout sera à tout le monde. Mais aussi : à quoi bon écrire, puisqu'on écrira pour les autres et non pour soi, et qu'on ne sera plus propriétaire de son copyright ? ( soit dit en passant, c'est à peu près ce qui tend à se faire sur internet: beaucoup de gens pensent que du moment que quelque chose est sur le web, il est en accès libre et gratuit, et pillable ou piratable).


    Voici un autre exemple qui rend l'anonymat problématique. Une récente revue en ligne, Inference , se propose les objectifs suivants : 
   Science, it is often said, is a uniquely self-critical institution. Questionable theories and theoreticians pass constantly before stern appellate review. Judgment is unrelenting. And impartial. Individual scientists may make mistakes, but Science as an institution is irrefragable because its judgments are collective.     The editors of Inference: International Review of Science believe this view to be both wrong in conception and pernicious in effect. The process of peer review by which grants are funded and papers assigned to scientific journals does not—and it cannot—achieve the ends that criticism is intended to serve. The editors are for this reason persuaded that the sense of skepticism engendered by the sciences would be far more appropriately directed toward the sciences than toward anything else.


   Il s’agit donc de critiquer la science dans ses prétentions à la critique, à l’objectivité. Curieux programme. Quand on voit que la revue en question laisse la part belle à des articles critiques de la théorie de l’évolution et des conceptions officielles du climat et de la santé, on a une vague idée des objectifs de la dite revue, qui sent à plein nez la propagande discrète pour l’intelligent design

    Mais chose encore plus curieuse, les « éditeurs » de la dite revue restent, et entendent rester anonymes. Aucun comité de rédaction, aucun comité scientifique n’est donné sur le site, avec cependant des conditions assez drastiques du point de vue légal. 

Les éditeurs nous disent aussi qu’ils n’ont pas de comité de lecture et ne prennent que les articles qui leur « plaisent ». Ils critiquent le « peer refereeing »:

Although the editors appeal to experts for advice, Inference is not peer-reviewed. Writers must please the editors. They need please no one else.
The editors of Inference would prefer to remain anonymous.

    Je dois dire que, même à l'époque des revues littéraires comme la NRF en littérature, de Mind  ou de la Revue philosophique, qui étaient dirigées par un petit groupe de gens suivant un potentat littéraire ou philosophique, je n'ai jamais entendu l'un quelconque de ces directeurs de revue ou leurs comités dire qu'ils publiaient les articles qui leurs étaient soumis simplement parce que cela leur plaisait. Prétendre appliquer ce principe pour la littérature , passe encore - bien que la littérature à mes yeux relève de principes de jugements aussi objectifs que possible - mais dire cela pour une revue qui entend publier des articles de science, c'est pour le moins inédit!
      Refuser la lecture "anonyme" et "blind" n'est cependant pas en soi une si mauvaise chose dans la mesure où le peer referreing a aussi ses défauts, même si en fait je suis pour le blind refereeing. Mais il ne faut pas cacher aussi qu'il favorise, notamment,  le conformisme et la courbe de Gauss dans la qualité des articles. Mais pourquoi , si les rédacteurs de cette revue Inference  refusent cette science publique et anonyme, restent-ils eux mêmes anonymes et  n'assument ils pas en leur nom propre leurs choix éditoriaux? D' autant qu'ils n'appliquent pas cette règle à leurs auteurs. Car les auteurs du premier numéro sont , à la différence des editors, parfaitement identifiés. Ils ont même leur caricature attitrée comme avec les dessins de David Levine dans la NYRB. 
 
    Cet exemple montre que l’anonymat des écrits peut servir toutes sortes d’objectifs, et n’est pas nécessairement la marque d’un souci d’objectivité et de neutralité scientifique. Au contraire.











[1] En 1969, voir Dits et Ecrits Tome I texte n°69. Foucault, pourtant si peu institutionnel dans ses allégeances exprimées, eut droit à deux séances de la Société française de philosophie, puisqu’il y parla, une quinzaine d’années plus tard de Qu’est ce que les Lumières ?

lundi 4 août 2014

Blanchot et Benda





 
    

    On ne cesse de découvrir le passé de Maurice Blanchot, jadis décrit comme celui d’un « non conformiste »[1], mais dont il est approprié de dire qu’il fut celui d’un militant d’extrême droite, proche de l’Action française. Dans un article récent, Régis Lanno a décrit les contributions de Blanchot à cette époque à diverses revues d’extrême droite, notamment à  L’insurgé:      

« Entre 1931 et 1938, Blanchot apportera sa collaboration à diverses publications, à des niveaux de responsabilité différents, parfois en tant que rédacteur en chef, plus souvent en tant que simple journaliste. Il participera ainsi aux Cahiers Mensuels, à la Revue universelle, à la Revue française, à Réaction, à La Revue du Siècle, au Journal des Débats, au Rempart, Aux écoutes, à La Revue du vingtième siècle, à Combat, et enfin, à L’Insurgé. Si Blanchot fréquente alors assidûment les milieux d’extrême droite, son engagement, ses idées ne sont pas ceux d’un Drieu ou d’un Brasillach. On s’accorde ainsi généralement sur la date de 1938 pour situer les dernières publications politiques de Blanchot dans la presse d’extrême droite. Cependant, Mike Holland met en évidence que sa collaboration avec des journaux d’extrême droite ne s’arrête que bien plus tard, en juillet 1940. S’il est vrai qu’il ne « signe » plus d’article politique depuis 1937, il remplace en revanche Paul Lévy à la direction du journal Aux écoutes (alors replié à Clermont-Ferrand) du 15 juin au 27 juillet 1940. »[2]


       Je ne sais pas si les engagements de Blanchot, s’il faut entendre par là les engagements politiques, les affiliations à des partis ou des groupes d’extrême droite, et ses idées, ne « sont pas les mêmes que ceux de Drieu et de Brasillach ». Mais si l’on en juge par la manière dont il décline les thèmes antisémites qui forment, avec l’idée d’un déclin moral de l’occident et de la nécessité d’un sursaut révolutionnaire de type nationaliste[3], l’un des leitmotive de ses textes d’avant-guerre, les textes de Blanchot ne diffèrent pas beaucoup, dans leur ton et leur contenu, de ceux que l’on trouvait à la même époque chez Drieu et Brasillach, et chez la plupart des chroniqueurs de la droite. Caractéristique à cet égard est l’unique texte de Blanchot – à ma connaissance – consacré à Julien Benda, un compte rendu de La jeunesse d’un clerc  en 1937 dans l’Insurgé , que cite David Uhrig dans un article récent [4]


« M. Benda éprouve un plaisir profond, inépuisable à dépeindre les Juifs comme seuls les antisémites les plus intransigeants peuvent les imaginer. Visiblement M. Benda serait content de provoquer quelques pogroms dont, bien entendu, il serait exclu. Il n’est pas même sûr que dans la pensée qu’il a de se rendre odieux il ne poursuive pas le dessein d’attirer des ennuis à tout Israël et d’augmenter la violence des haines dont sa race pourrait pâtir. Ce sont là des songes voluptueux dans lesquels il trouve l’occasion d’oublier sa faiblesse de penser et son impuissance à créer. […] La preuve, c’est que ce malheureux, après tant d’efforts pour paraître inhumain, desséché, « dégénéré », comme il dit lui-même, brûle ensuite de s’accorder quelques avantages plus sensibles. » [5]


    Voici le commentaire que donne David Uhrig de ce texte : 

C’est un abîme de violence dont il connaît bien l’extrême proximité qui terrifie Blanchot ; l’irresponsabilité de Benda, par un surprenant effet de miroir, renvoie Blanchot à ses propres inconséquences et marche comme une provocation au sens le plus entier du terme. Pris au piège d’une inversion des rôles, Blanchot refuse certes d’endosser le rôle du bourreau mais ne veut pas davantage défendre la victime : à ses yeux, Benda manque à sa place dès lors « que son dessein est d’attirer des ennuis à tout Israël ». Si Blanchot s’efforce de se dédouaner in fine de la teneur raciste du vocabulaire choisi par Benda, en plaçant par exemple « dégénéré » entre guillemets, il n’en est pas moins obligé d’en recevoir une leçon de choses. Entre rhétorique politique et haine raciale, la marge est étroite : l’usage mimétique du langage, en affaiblissant son assise symbolique, ouvre à un « second degré » qui libère, en même temps que les mots, une réalité pulsionnelle dont ils perdent le contrôle, ce dont aucune esthétique – pas même maurassienne – ne saurait se satisfaire.


   Le lecteur de La jeunesse d’un clerc peut se demander de quel « abîme de violence », de quelle « provocation » dont Benda se rendrait «(ir)responsable », et en quoi cet abîme pourrait susciter la réaction  de Blanchot. Quels peuvent bien être les ennuis que Benda aurait attirés à Israël en racontant, comme il le fait, la jeunesse d’un petit français venu d’une famille bourgeoise, d’origine juive, mais dont la famille s’est totalement détachée de la religion juive, né d’un père républicain et fidèle à tous les principes de l’éducation laïque de la Troisième république, éduqué au Lycée Charlemagne, ayant passé le concours de l’Ecole polytechnique et réussi celui de Centrale, ayant démissionné de cette école par refus de devenir ingénieur, puis fait des études d’histoire à la Sorbonne. Est-ce des passages comme les suivants qui suscitent cette « violence » : 

« Le patriotisme de mes parents intéressera l’historien. Il était, je crois, celui de beaucoup de juifs français de l’époque, peut-être encore d’aujourd’hui. Mes parents avaient pour la France un attachement profond (mon père avait cessé de voir un ami qui en parlait toujours mal) mais cet attachement était toujours intellectuel ; il ne comprenait guère d’élément instinctif, charnel, irrationnel. Au vrai, ce que mon père aimait dans la France, c’était la civilisation française, c’était les moralistes français (Montaigne et La Bruyère faisaient le fond de sa lecture), c’était la grande tradition libérale, c’était la Révolution. » (La jeunesse d’un clerc, réed. Paris Gallimard 1969, p. 27)

« Sur l’emploi que nous devions faire de cette liberté qu’on venait de nous octroyer, mon père avait une idée qui, elle aussi, caractérise toute une classe de juifs de l’époque. Puisque l’Etat moderne nous ouvrait toutes les portes, nous admettait à tous les concours, nous devions profiter de cette possibilité qui nous était offerte de prouver que nous n’étions pas la race inférieure qu prétendaient nos détracteurs, mais au contraire, la race de première ordre par sa puissance de travail et par ses dons intellectuels » ( ibid, p. 28)


Blanchot veut-il dire que ce sont de tels passages qui sont « propres à provoquer des pogroms » ? Pour la droite nationaliste que combattait Benda et dont Blanchot semblait proche, l’idée que l’amour de la patrie soit purement « intellectuel » et non pas « charnel » devait sans doute être fort déplaisante, de même que l’idée, sur laquelle il insiste, selon laquelle, pour les juifs, « l’organisme politique ne comprenait que deux pièces, l’individu et l’Etat » , et que son fonctionnement ne devait comporter aucun corps intermédiaire, tel que «  clergé, magistrature, Institut, armée » parce qu’il concevaient « le mécanisme social sous le mode du rationnel et de l’abstrait » (JC, ibid p. 29). Ces idées de Benda sont celles du franco-judaïsme dont il est l’un des derniers représentants[6]. Mais ce sont aussi celles de tous les républicains. Mais qu’avaient-elles d’extraordinaire dans le contexte de l’époque ? 


Est-ce que ce sont les passages dans lesquels Benda parle de l’Affaire Dreyfus, et dans lesquels il affirme toute sa distance par rapport au « judaïsme larmoyant » de ses coreligionnaires ? 

« Que de fois , sortant d’une salle de rédaction où s’éployait Joseph Reinach, j’ai pensé à ce mot de Voltaire : » Les juifs, ce peuple enthousiaste et imbécile » (JC, ibid. p. 119)
« Mon séjour à cette revue [la revue blanche] m’a donné l’expérience d’une classe de mes coréligionnaires, dont je dois reconnaître qu’elle explique assez bien l’antipathie dont ils sont si souvent l’objet. Il y avait là certains magnats, gens de finance plus que de lettres, chez qui la croyance dans la supériorité de leur race et dans le naturel asservissement des autres était visiblement souveraine. » ( ibid, p. 123) 

Il est vrai que la publication de La jeunesse d'un clerc  en 1937 dans la NRF , en plein Front populaire, sous le gouvernement de Blum, sonnait comme une provocation: Benda s'y affirmait, comme Blum ( tout en marquant bien combien il le détestait comme intellectuel) partisan de la République, de gauche ( à défaut de se dire socialiste), et anti-fasciste. Il est probable que ce qui a le plus agacé les lecteurs de la Jeunesse d’un clerc, qu’il s’agisse de Gide, qui détesta le livre et dont l’antisémitisme était notoire [7], de Drieu, de Brasillach, de Jouhandeau  et des intellectuels d’extrême droite comme Blanchot était ce mélange arrogant de revendication par Benda de sa judéité et en même temps de toute la distance qu’il mettait entre lui et ses coreligionnaires par sa revendication des idéaux républicains, par son culte de l’esprit par opposition à leur culte de l’argent. Benda manquait à la bienséance que ne cessaient de lui rappeler ses confrères d'extrême droite quand ils s'inquiétaient de l'importance qu'il avait prise au sein de la NRF: un juif, et particulièrement un juif rationaliste et républicain, doit rester à sa place, ne pas relever le col. Mais il est vrai aussi que les hommes de droite ont toujours considéré comme typiquement juive la revendication de l’idée abstraite de République.  Est-ce cela qui, selon Blanchot, était de nature à « provoquer des pogroms » , à « attirer des ennuis à tout Israël »? Il est vrai qu’à cette époque Benda, par son magistère à la NRF, était la cible favorite de l’extrême droite, l’un des hommes les plus insultés de France et le couplet d’insultes à Benda était devenu une sorte de lieu commun de ralliement des écrivains de la presse de droite [8]


    En fait, l’article de Blanchot sur Benda a un contexte plus large que celui de l’actualité de 1937 et du Front populaire. Il ne fait en réalité que reprendre une « analyse » d’Henri  Henri Massis parue dans son recueil Jugements  (« Le cas de M. Benda, romancier et philosophe », Plon 1924, tome II, p.209-235). 

     Massis rend parfaitement clair dans cet article ses objectifs. Ils sont de mettre toute la distance possible entre Benda et l’Action française. Benda, après Belphégor (1918) attira, par sa critique de l’esthétisme et par sa revendication traditionnaliste et rationaliste, un certain nombre de gens de l’Action française [9], si bien qu’un temps on eut l’impression qu’il en était une sorte de compagnon de route. Massis ne parle que des romans de Benda, L’ordination  ( 1911) et Les amorandes ( 1922), et peu de ses essais (la parution de La trahison des clercs , qui met toute la distance possible entre ses thèses et celles de l’Action française, date de 1927). Benda, nous dit Massis, « cherche à son dégoût charnel un alibi métaphysique » : 

« Son cas nous semble révélateur de l’âme juive dont il symbolise l’intime conflit, les deux postulations qui la travaillent, l’une vers la sensualité la plus basse, c’est-à dire la plus profonde – et dont elle savoure l’offense avec une humilité mystique – l’autre vers un idéalisme éperdu d’éternel et d’infini, et qui n’est encore qu’un furieux désir de monter de son être à l’idée de son être jusqu’à se perdre en elle. Cette obsession impudique, et cette joie humiliée, cette fuite vers les « hautes séductions de l’infinitisme », et cette orgueilleuse jouissance d’habiter désormais le ciel du « penser philosophique », voilà le rythme alterné, le double temps des confessions d’Eleuthère, ce qui en fait l’étrange et bizarre ironie, une ironie qui aurait quelque chose de démoniaque, si l’on ne découvrait la tragique blessure qu’elle dissimule, celle-là même qui arque prématurément les fils d’Israël. » (ibid p. 224) 


Il s’agissait pour Massis de mettre toute la distance entre le rationalisme « latin » de Maurras et son culte du « splendide tout catholique » et le rationalisme du « petit philosophe juif » : 

« périlleuses rêveries de ces philosophes d’Israël que leur destin exclut des réalités de la société, de la patrie, de ce qui fait notre humanité plus humaine, et qui se vengent en leur substituant des concepts ruineux ! » (ibid p. 229) 

     Par la suite, dans ses commentaires de La trahison des clercs, Thibaudet reprendra ces thèmes. Mais c’est de Massis, le porte parole de Maurras, que Blanchot reprend intégralement son jugement sur Benda. Blanchot ne brille donc par aucune originalité en reprenant ce couplet connu. 

     Par la suite, comme le remarque David Uhrig, les textes de Blanchot deviennent beaucoup plus abstraits, et sa conception de la littérature comme unique réalité, permettant seule au monde de se libérer par la force propre de l’écriture, commence à s’affirmer. Lanno cite un texte de 1937, « de la révolution à la littérature » (L’Insurgé, n° 1, 13 janvier 1937) :

« la littérature ne supporte pas facilement d’être tirée d’elle-même, fût-ce pour être confrontée avec son objet. L’homme ou l’univers qu’elle s’est donnée pour dessein d’exprimer lui appartiennent si profondément qu’elle est presque insensible aux accidents qui peuvent affecter l’homme dans son univers » 

"Ce qui importe davantage c’est la force d’opposition qui s’est exprimée dans l’œuvre même et qui est mesuré par le pouvoir qu’elle a de supprimer d’autres œuvres ou d’abolir une part du réel ordinaire, ainsi que par le pouvoir d’appeler à l’existence de nouvelles œuvres, aussi fortes, plus fortes qu’elle ou de déterminer une réalité supérieure. »

    
Par la suite, pendant la guerre, Blanchot va cesser de publier des articles politiques. Il va se consacrer à la défense de cette conception de la littérature à laquelle est aujourd’hui associé son nom. Mais comme le remarque Lanno, elle est une sorte d’héritage intériorisé et transcendé de la conception blanchotienne de la révolution dans les années 30. 

Benda eut-il connaissance du compte rendu que lui consacra Blanchot en 1937?  Quoi qu’il en soit, Benda n’eut de confrontation avec Blanchot que par Paulhan interposé, s’il l’on peut dire. Dans La France Byzantine, discutant Les fleurs de Tarbes, Benda évoque les articles que Blanchot consacra à ce livre en 1941, dans le Journal des Débats, sous le titre « comment la littérature est-elle possible ? » Il fait de Blanchot le porte-parole même de Paulhan et de la conception de la littérature pure à laquelle il s’oppose.
Y eut-il d’autres commentaires de Blanchot sur Benda, et vice versa ? Je ne sais. Mais on peut se demander si le commentaire que fait Blanchot de l’idéal de l’écrivain « classique » dans L’espace littéraire n’est pas une attaque indirecte contre Benda [10].
Et peut-être y eut-il une suite des réflections de Blanchot sur le judaïsme, à travers notamment ses dialogues avec Levinas. Ce dernier disait : « Les Juifs ne peuvent accepter l’universel des Lumières, sous peine de se renier ». Et beaucoup d’intellectuels juifs ont repris ce thème, qui est manifestement celui qui constitue la pierre d’achoppement entre Benda et les intellectuels juifs d’aujourd’hui, tout comme il était la pierre d’achoppement entre lui-même et les intellectuels nationalistes d’extrême droite d’avant-guerre. Dans la haine de Blanchot pour Benda telle qu’elle s’exprime en 1937 et dans ses relations avec le judaïsme plus tard, on peut voir une assez grande continuité, celle du refus du rationalisme classique des Lumières, jadis le propre des penseurs de droite, et qui est devenu, depuis quelques décennies, le propre des penseurs dits de gauche.


[1] Jean-Louis Loubet Del Bayle, Les non-conformistes des années 30. Une tentative de renouvellement de la pensée politique française, Seuil, 1969 voir la liste des contributions de Blanchot à la presse d’extrême droite , sur le site:

[2] Régis Lanno, « Maurice Blanchot à L’insurgé ,2014, Fabula,  http://www.fabula.org/colloques/document1821.php
Comme le rappelle l’auteur, l’hebdomadaire, qui se réclamait à la fois de Vallès et de Drumont (sic), et qu’il ne faut pas confondre avec le journal socialiste du même nom,  « est en outre financé par l’industriel Jacques Lemaigre-Dubreuil, également bailleur de fonds de l’OSARN (Organisation secrète d’action révolutionnaire nationale), plus connue sous le nom de « la Cagoule ». » Le journal, mené par Pierre Monnier, Jean-Pierre Maxence, Thierry Maulnier,  était loin d’être l’organe de purs intellectuels détachés de l’action. Il appela notamment à la réunion du 16 mars 1937, qu’on appela « la fusillade de Clichy ». Voir Philippe Bourdrel, La Cagoule, éd. Albin Michel, 1998, Pierre Monnier, A l’ombre des grandes têtes molles, La table ronde 1987, Zeev Sterhell, Ni droite ni gauche,reed. Folio Gallimard 2012.
[3] Zeev Sternhel Ni droite ni gauche, op cit , Blanchot est cité p.212  . Comme de nombreux historiens français, je n’ai jamais adhéré à la thèse d’une naissance du fascisme stricto sensu en France. Mais force est de reconnaître que le langage et nombre d’idées fascistes sont présentes dans les textes de l’extrême droite française.
[4]    David Uhrig, « Lévinas et Blanchot dans les années 30 : le contrepoint critique de la philosophie de Louis Lavelle", in Éric Hoppenot, Alain Milon, dir. Emmanuel Lévinas-Maurice Blanchot, penser la différence, Paris 2008

[6] Cf  inter alia, Martine Cohen, « Les déclinaisons historiques du franco-judaïsme et ses critiques contemporaines. « Peut-on être un juif émancipé ? » (Emmanuel Levinas) », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 144 | octobre-décembre 2008. URL : http://assr.revues.org/18203 ; DOI : 10.4000/assr.18203
[7] Cf Antoine compagnon, Les anti-modernes,Gallimard 2005,  Frank Lestringant , Gide l'inquiéteur, Flammarion 2012, 2013, 2 vols.
[8] Cf Compagnon, op cit. P. Engel, Les lois de l’esprit, Paris Ithaque 2012
[9] Cf C. Bourquin, Julien Benda Ou Le Point De Vue De Sirius , Le Siècle, 1925
[10] Cf P. Engel , les lois de l’esprit, op cit.pp. 185-188