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jeudi 12 mai 2022

Stratagème à la Perec pour l'écriture inclusive

   

le roman dont se serait inspiré Perec

L'écriture inclusive nous pourrit l'existence. Si vous résistez, vous passez pour un infâme réactionnaire, opposé à la marche de la fémanité. Si vous l'acceptez, vous rendez vos communications illisibles. Comment adopter un compromis et avoir un minimum de tranquillité, même s'il faut bien admettre que la tranquillité grammaticale c'est de respecter les lois de la grammaire d'une langue, qui sont supérieures à celles de son  lexique ? Ou bien faut-il, comme les latins (qui n' étaient pas spécialement féministes ) pour les arbres, tout mettre au féminin? Un premier pas consiste, comme me l'a suggéré une amie, à utiliser des abréviations comme celles qu'on a souvent dans les fins des correspondances par mail :

"amts" pour "amitiés"

"bat" et "bav" pour "bien à toi" et "bien à vous"

Mais cela ne résout pas le problème. La solution, me semble-t-il, est de doubler du stratagème de Georges Perec dans son fameux La disparition: supprimer la lettre "e", responsable de bien des maux. Mais cela ne suffit pas non plus, car le féminin ne se marque pas qu'avec des "e". Il faut donc recourir à un moyen plus radical: supprimer les voyelles.Voici quelques exemples sur des cas fréquents:

chères et chers collègues / chrs cllgs 

chers ami(e)s / chrs ms 

toutes et tous / tttts 

mesdames et messieurs / msdsmssrs  ou plus simplement : msd

professeur(e)  / prfssr 

directeur/ trice / drctr 

 auteur/trice / tr 

lecteur/trice  / lctr 

docteur/oresse / dctr 

doctorant (e), post-doctorant (e)/ dctrt , pst-dctrt

écrivain (e) / crvn 

président(e) / prsdnt  

ministre / mnstr  

plombier / plmbr 

On me dira peut-être que c'est un peu radical: autr, doctr , lectr, ecrivan seraient suffisants. C'est un peu embêtant aussi pour les glaces plombières. Mais si l'on veut être fidèle à Perec, il faut y aller carrément.

on évite aussi le notoire "iel" /  l , et au pluriel : ls

un/une / n 

le/la   l 

chacun/e     chcn

etc.

Comme on aura noté, le "et" n'est plus nécessaire, puisqu'une seule forme suffit pour désigner les deux genres, et surtout les .(es) et autres ajouts perdent leur raison d'être. C'est très commode, une fois répandu, car cela évite aussi d'user de trop de signes, en une époque de tweets et où la lecture sur internet ne dépasse pas vingt lignes .

Mais comme on voit il faut généraliser : les termes désignant le féminin doivent aussi subir le même régime :

femme / fmm 

dame / dm 

repasseuse / rpsss 

ravaudeuse / rvds 

procureuse/ prcrs   , qui bien plus commode qu'un terme légèrement connoté. 

la colonelle  l clnll

mais si l'on veut être vraiment épicène, c'est à dire unisexe, les termes masculins ne doivent pas faire exception :

homme / hmm 

mâle / ml

gros macho / grs mch  

la colonnelle ne se distinguer de son mari que par un l : l clnll / l clnl

et cela s'applique aux prénoms :

Martin . ine / mrtn

Jean/Jeanne  Jnn

Isabeau / Isb  (et tant qu'à faire appliquons le à la particule: de Bavière/ d Bvr  )

mais aussi aux adjectifs :

présent/e  : prst 

joli / jolie   / jl

On pourra quand même garder le "e" dans les formes nominales non fléchies, les adverbes, les verbes :

est, sont, gentiment, marcher

Bien sûr il y aura des homonymes , puisque "l" sera à la fois "la" et "iel" : 

"la meuf est jalouse" / l mf est  jls 

"il est jaloux le mec" / l mc l est jl

On notera que cela évitera le scandale de ces termes au féminin désignant souvent des mâles : 

sentinelle / stnll 

ordonnance / rdnc 

personne / prsnn

    J'admets que cela ne satisfera pas les plus rdcls: si l'on doit écrire "femmage" pour honorer n prsnn de sexe fmnn, et "hommage" pour honorer n prsnn de sexe mscln, ma réforme ne sera d'aucune aide. Pour assurer l'épicénie, il vaudrait mieux simplement garder "hommage" et l'écrire:

hmmg 

"mes hommages, Madame" / mes hmmgs, Mdm

Il ne reste plus qu'à mettre en pratique.


l'anglais a résolu le problème



 


 

mercredi 17 juin 2020

OK BOOMER !




Eleuthère sur face book
                                                               



     A la fin de sa vie, on voulut initier Julien Benda au numérique.  Il regimbait, arguant qu’il n’avait jamais de sa vie possédé de machine à écrire, et que le clerc n’était pas une secrétaire. On eut beau lui expliquer que le traitement de texte n’était que l’une des fonctions d’un ordinateur, et qu’il pourrait, s’il en avait un, payer ainsi ses factures plus aisément et gérer son compte en banque, il opposa un déni catégorique : «  Le clerc n’a pas à s’occuper de faire rentrer du charbon à la cave ou d’aller à sa banque négocier un prêt», sous entendant que c’était sa femme Micia, épousée sur le tard malgré ses protestations de vieux garçon, qui devait s’ occuper de ce genre de contingences. Mais un jour Léautaud lui expliqua qu’il pourrait ainsi lire la NRF on line , écrire des mails et faire un blog et que cela rendrait sa vie sédentaire plus agréable.  « On line, mail, blog : Quésaco ? » demanda-t-il, se souvenant du parler occitan entendu jadis à Carcassonne. Qu’est-ce que ce jargon yankee ? On lui expliqua ce que c’était. Il parut intéressé. Il rappela qu’il avait dit dans son Exercice d’un enterré vif que le propre de son esprit était de se placer naturellement en l’an 3000, et admit donc qu’il lui fallait au moins acquérir les instruments des années 2000 pour y accéder. On acheta alors à Benda un ordinateur de bureau, doté d’un grand écran, pour qu’il ne s’abîme pas la vue. Pendant trois semaines le clerc contempla sans le toucher cet objet mystérieux qu’on avait posé dans le salon de sa maison de Fontenay aux Roses. Puis il se lança. Il fallut lui expliquer toutes les fonctions, et il prit encore six mois pour comprendre comment user du clavier, de la souris, et naviguer sur un internet. Au bout d’un an, le clerc maîtrisait tant bien que mal l’appareil et les bases de Word et de son moteur de recherche. On l’abonna à une messagerie électronique, et il put envoyer un premier « courriel » à Léautaud, puis à Paulhan, avec lequel il s’était rabiboché. Paulhan d’ailleurs était ravi du courrier électronique et y passait plus ou moins ses journées.


   Benda se prit au jeu. Il commençait à surfer sur internet immodérément, appréciant surtout de lire la presse gratuitement, mais pestant quand il découvrit qu’on ne pouvait lire que le début des articles. Il envoya des tribunes  au Monde et au Figaro, mais elles furent refusées. En revanche celle qu’il envoya à l’Humanité fut prise. Il y défendait, comme à l’accoutumée, le rationalisme, fustigeait le romantisme, et indiquait son soutien discret au communisme, comme idéologie des masses dominées, tout en maintenant qu’il n’était pas marxiste. On lui demanda si internet favorisait la démocratie. Il commença par dire oui, mais fut ensuite mitigé, quand il comprit que l’on ne lui demandait son point de vue que pour que les sites qu’il visitait aient beaucoup de clics et puissent augmenter leur audience et donc leurs réclames. Concernant ces dernières, il se plaignait du surgissement constant de pop ups appelant à cliquer de nouveau et à rejoindre des masses virtuelles. Le clerc répondit aussi, comme jadis dans les journaux, à des enquêtes. Il y fustigea, comme jadis, le sentimentalisme, le culte du nouveau et de la pensée frappante, et refusa à tout force le culte du progrès et de l’innovation qui suintait de tout internet.


    Il s’abonna aussi à face book, sous le pseudonyme peu surprenant d’Eleuthère, avec une photo d’une statue de Minerve. Mais ses posts ,tous aigris et rechignés, n’attiraient pas de like, et il n’avait pas de friends. Pour s’en faire, il alla liker d’autres individus du réseau, de préférence ceux qui avaient le plus de friends, afin de capitaliser sur leurs liens faibles et hymens électroniques. Il alla même, pour essayer de renforcer sa popularité, sur twitter. Il restait désespérément seul. Il décida alors de parler des idoles du temps, Foucault, Derrida, Badiou, Agamben, Bruno Latour, Bernard Stiegler, François Jullien, Stanley Cavell, Edgar Morin, Barbara Cassin. Il ne cessait de leur adresser des piques et des insultes, de flétrir leurs doctrines comme irrationalistes, fumeuses, et leurs auteurs comme des sophistes et des imposteurs. « Quand je pense, disait-il, qu’Edgar Morin  été jadis mon secrétaire ! » « Ce Foucault, quel caméléon malhonnête ! » « Cette Cassin, elle me fait regretter Anna de Noailles! » Il eut même le courage de lire Virginie Despentes, Edouard Louis, Achille Mbembé, et même Michel Onfray, dont le ton lui sembla quelquefois proche du sien, mais  dont il jugea que sous le vernis de la rebellion, il fleurait l’escroquerie intellectuelle et lui rappelait les tribuns de l’Action française, les Daudet, les Massis, les Maurras, et même le ton des plumitifs de Gringoire. Mais ses tweets et ses posts  n’attiraient toujours pas de commentaire. Silence glacé. Aurait-il manqué sa cible ? Mais un jour où se risqua à oser une comparaison entre le scepticisme d’Alain  (qu’il avait jadis traité de démagogue) et celui de Foucault , idole surgie plus tard, mais tout aussi démagogue, il eut une réponse sur face book, d’un certain Avenger , qui ne contenait que deux mots :

« OK BOOMER ! »

Benda fut interloqué. Il se demanda ce que cela voulait dire. Il posa la question à Léautaud, qui collait aussi. Etiemble, qui était sensible au langage de notre temps, lui expliqua que c’était un quolibet que les jeunes générations réservaient aux gens du baby boom, nés après-guerre, qui avaient bien profité des Trente glorieuses, et abordaient aujourd’hui la retraite dans des conditions que eux-mêmes, jeunes générations, craignaient de ne jamais connaître. Bref cela voulait dire : « Vieux schnock », voire : « Vieux con ». Le message explicite était : "Dégage!"

    Benda rit. « Je suis sans doute vieux, et con, mais certainement pas un boomer ! Je suis né en 1867, j’ai connu deux guerres, et en fait de retraite, j’ai connu l’exil à Carcassonne, et n’ai vécu que de mes piges de journalisme. »  Ce qualificatif , trouvait-il, signalait aussi l’éternelle pleurnicherie des générations face aux soi-disant privilèges qu’avaient eus les précédentes : ceux, comme lui, nés après Sedan, qui trouvaient que les gens du Second Empire avaient eu une vie meilleure, ceux d’après la Grande guerre, qui trouvaient que les gens de la Belle époque avaient eu la vie douce et se sentaient, comme les écrivains yankees, une génération perdue, ceux d’après-guerre – la seconde – qui traitaient d’insouciants leurs aînés n’ayant pas vu monter le fascisme et le communisme. Sur face book et Tweeter, Benda n’entendait parler que de victimes : celles de la Shoah, celles du Goulag, celles du machisme, celles du racisme, celles du sexisme, celles du climat, celles du colonialisme, celles de l’esclavage, celles de la conquête de l’Ouest. Il pensait à la doctrine française des réparations contre l’Allemagne en 1918, à la question des Sudètes, aux Boers, aux éternelles jérémiades d’après-guerre. Ce n’est pas, dit Benda sur un post de face book, que ces causes – féminisme, anti-racisme, anti-colonialisme, etc. – soient mauvaises. Au contraire. Mais on ne voit pas d’autres manières de les promouvoir que de faire appel aux sentiments, et en particulier à celui de l’ « identité » à un groupe, au détriment de la raison et de la pensée individuelle.

     Toute cette époque n’aspire, dit-il encore sur un tweet, qu’à deux choses seulement : penser avec ses tripes, et penser avec les foules. L’intestin est devenu la norme du vrai : toute réaction qui ne vient pas des tréfonds du corps est mauvaise, tout ce qui n’est pas attachement viscéral à une terre, une famille, une patrie, un estomac, est nul. La foule est devenue la norme du faux : elle censure, elle dénonce les conspirations,  elle aspire, elle gémit et condamne tous ceux qui ne gémissent pas ou ne s’enthousiasment pas de concert. Elle est sans cesse désireuse d’imitation . Vieux schnoque  ou boomer, j’ai en effet déjà vu çà : Dreyfus, l’Action française, les foules et les masses du fascisme. Nous y sommes derechef!

    Sur Tweeter cette fois, il eut à nouveau droit à un  « OK BOOMER ! »

   Et comme il connaissait un peu d’Américain depuis son voyage de 1937, Benda répondit illico :

-          « OK SNOWFLAKE ! »

      Et il ajouta : "Place aux vieux"



















(



samedi 1 décembre 2018

Jacqueries






            Depuis que j ai lu en 1959-60 Le piège diabolique  , j'ai eu peur des foules en colère, de la populace - peut être du peuple- , et j'ai pris la position de Mortimer,  même si je n ai jamais, comme lui, réussit à faire une prise de judo à Jacques Bonhomme. La réaction de ce dernier ( "Cet anglais m' a pris par sorcellerie") m'a appris pour toujours le rôle du prétexte dans le raisonnement humain. Mercier et Sperber ont beau m 'avoir rappelé qu'il était omniprésent depuis que nous sommes descendus des arbres, je ne me résous pas à l'accepter.  La foule de coquins que Mortimer affronte, même quand je me suis trouvé jadis en faire partie dans des manifs, m'horrifiait.

   La foule d'aujourd'hui est rarement une foule réelle, dans la rue ou dans les campagnes. C'est une foule virtuelle, sur face book et les réseaux sociaux.  Elle est bien pire que les foules anciennes.Mais elle se combine avec la présence sur le terrain: elle va sur des places, et occupe pacifiquement (Wall Street, Tarhir, Maidan, Gezi Park, la République). Dans la foulée, la foule cesse d'être pacifique.
 
        Quand Mortimer  arrive au Moyen Age, il se heurte  à une jacquerie déchaînée. Quand il est dans le futur, il trouve les révoltés aux ordres de Focas le rebelle, qui ressemblent aux Jacques du XIVème siècle. Le tout est annoncé dans la réforme de l'orthographe qu'il apprend dans les décombres du metro, que j' ai déjà commentée ici. Dans les deux cas, il réussit à se sauver grâce à son chronoscaphe. C 'est la seule solution: changer le plus vite possible d'époque. Mais , et c'est la morale de l'histoire, si le futur ni le passé ne sont vivables, le présent l'est-il pour autant? La seule solution, c'est l'éternité.




       L'album de Jacobs fut interdit à l'époque, car donnant une image trop noire du futur. Les censeurs avaient raison.





   

dimanche 4 mars 2018

Une petite claque sur les gros clics


ennui

      L'un de mes amis, avec lequel je suis souvent d'accord, a suggéré récemment qu'on apprenne les techniques d'autodéfense , comparables à celles qu'apprennent les jeunes femmes pour ne pas se faire agresser par de gros libidineux, pour résister aux fake news.  La résistance aux fake news n'est pas seulement la résistance à la fausseté et au bullshit. Ce n'est pas non plus, comme le suggère mon ami, la résistance à l'irrationalité quotidienne. C'est d'abord la résistance à la curiosité. Ce qui pose problème n'est pas seulement le fait que les news soient fake , mais que ce soient des news. Nous pourrions avoir des news qui soient toutes vraies, et même fiables, mais qui soient tellement triviales qu'elles n'auraient aucun intérêt. Or c'est le problème: les fake news surgissent sur fond d'informations qui ne sont pas des news, mais des pubs, des "contenus sponsorisés" comme on dit. Le problème, comme l'avait vu remarquablement Jean-Francois Revel est la masse de connaissance inutile et d'informations polluantes.

      Comme on sait, les pages des journaux en ligne, de face book, et de quantité de réseaux sociaux sont à présent encombrées de pop up  , de médaillons censés nous apprendre des faits extraordinaires ou amusants, et susciter  notre curiosité naturelle, notre soif de savoir, décrite depuis Plutarque et Appulée. A l'époque les héros de l'âne d'or voulaient connaître les mystères. Aujourd'hui on veut savoir ce que font les people. Cessons d'avoir envie de savoir ce que les autres font, ce qui se passe ici ou là, si Kim Kardashian a un cul plus gros que celui de Maria Carey, si Laurent Wauquiez porte des slips Calvin Klein ou Athena, et même si Kim Jong Il a fait ses études à Lausanne ou à Fribourg. Cessons de nous demander si le prochain Goncourt, dont on a oublié les candidats shortlistés, sera de la même qualité que celui de l'an passé, qu'on a déjà oublié. Cessons de nous demander si Mélanie Trump pense du bien des call girls de son mari, ou si Brigitte Macron s'habille en Saint Laurent ou en Balenciaga. Ne nous intéressons qu'au nombre d'enfants morts de faim, de morts dans les conflits armés présents, de poissons morts dans les rivières. Soyons sérieux et ennuyeux. Faisons de la philosophie analytique, réputée ennuyeuse et soporifique. Les gens cesseront de lire les journaux. Ils achèteront, comme jadis sous l'occupation , des classiques. Ils reliront Racine, Corneille, Virgile, Homère, où il y a déjà assez de fake news pour toute l'humanité. Relisons, comme le proposait Benda, toujours les mêmes livres. Pas les mauvais, comme ceux qui viennent encombrer, à chaque rentrée, les rayons des librairies, et que l'on retrouve un mois plus tard chez les soldeurs, mais les bons. 

     Evidemment le plus simple est : désactivez Face book, Twitter, Linkedin, Instagram, renoncez à internet, aux blogs , et même aux journaux. Ne cliquez pas.  Anonymisons les écrits, comme le demandait déjà Benda. Alors, sous cette chape d'ennui qui nous recouvrira, nous recommencerons à nous intéresser à de toutes petites choses intéressantes. Tolérerons nous ce véganisme intellectuel? Ne faudra-t-il pas se faire moine?

Kim Khardashian
 

mardi 1 août 2017

Le théorème de Hobbes

Cet article m'a été commandé par Atlantico . On n'a pas jugé bon de le publier.




     Il n’est pas très difficile d’imaginer dans un avenir pas si lointain un monde dans lequel la presse et les media traditionnels auraient totalement disparu et où l’information serait véhiculée uniquement par les réseaux sociaux, dominés par quelques grandes compagnies. L’enseignement serait effectué uniquement par ordinateur, sur des MOOCS, et il n’y aurait pas de problème de sélection à l’entrée de l’université car tout le monde aurait le droit de s’inscrire (la valeur des diplômes ainsi obtenus serait une autre affaire). Les gouvernements et les agences étatiques ne communiqueraient plus que par réseaux sociaux, de même que les groupes d’opposition. Il n’y aurait plus de manifestations dans les rues, mais des sorties massives d’opinions sur twitter, et l'on voterait électroniquement. Les armes conventionnelles auraient quasiment disparu et les guerres seraient essentiellement des guerres d’information, où la propagande et la désinformation joueraient un rôle aussi important que les armées conventionnelles, qui disparaîtraient peu à peu au profit de cyber-attaques des ordinateurs ennemis. La propagation de fausses nouvelles, les escroqueries informationnelles et les entreprises de déstabilisation par dispersion de rumeurs joueraient tel rôle que chaque utilisateur d’internet devrait se munir de logiciels détecteurs de fake news et que toutes les organisations devraient avoir des bureaux et des équipes dédiées exclusivement à la traque de ces fausses informations. Au bout d’un temps, les humains seraient submergés, et les machines prendraient le pouvoir. A supposer que les promoteurs de mensonges et de faussetés se répandent au point de devenir majoritaires dans la population, le citoyen lambda n’aurait plus aucun moyen de discerner le vrai du faux. Il n’irait plus au cinéma, ni ne commanderait de sushis ou de pizzas sur son portable, n’utiliserait plus son GPS ni son auto piratée, ni son compte en banque en ligne. Il n’oserait plus tweeter, de peur de recevoir des fake news.  Peut-être même n’oserait-il plus ouvrir son ordinateur. Sa vie se réduirait à son voisinage immédiat et à de rares communications orales empruntes de méfiance permanente. Il serait réduit à un état qui ne serait pas sans évoquer l’état de nature de guerre de tous contre tous  selon Thomas Hobbes dans le Léviathan

   Ce scenario est d’autant moins difficile à imaginer que c’est déjà en grande partie le nôtre. Si l’on en croit un récent et aussi passionnant qu’inquiétant rapport préliminaire ( working paper) du Centre d’études des medias de l’Université d’Oxford, « Troops, Trolls andTroublemakers: A Global Inventory of Organized Social Media Manipulation »  des cyber-troupes et des organisations gouvernementales, principalement dans les pays à régime autoritaires, mais aussi de plus en plus au sein des  démocraties, sont déjà actives depuis une dizaine d’années au moins pour répandre, via les réseaux sociaux, des fausses informations, à fin de déstabilisation de divers individus, groupes ou populations. Les révélations sur le rôle des  hackers russes dans l’élection de Trump, la manière dont ce dernier a usé des medias, le rôle de la NSA dans l’espionnage du gouvernement allemand, les rumeurs lancées contre Macron, le rôle joué par la Corée du Nord dans des fausses informations, l’usage des medias sociaux par Al Qaida et Daech, la guerre menée en Chine par internet interposé  nous ont rendus familiers avec ces cyber-guerres. Mais ce que l’on apprend dans le rapport d’Oxford est accablant. Il nous documente sur la variété des techniques utilisées  (trolling, faux comptes, harcèlement, hashtag poisoning dirigé contre les opposants, diffamations,  méthodes de lavage de cerveaux, production de discours de haine, et bien entendu hacking et diffusion massive de fake news), l’étendue de leur usage dans tous les pays du monde, l’implication des organisations gouvernementales, des partis, étendue du financement et des méthodes d’entrainement des cyber-troupes. Personne, après un tel rapport, ne peut ignorer que la guerre par internet est devenue non seulement une guerre d’autant plus réelle qu’elle est supposée être « virtuelle », qu’elle a ses armes, ses soldats, ses officiers, ses officines à peine secrètes, mais aussi ses contre-offensives et sa géopolitique globale. Personne ne peut ignorer, non plus comme le  notent les auteurs, Samantha Bradshaw et Paul Howard, que ces mêmes méthodes et guerres cybernétiques se déroulent au sein des démocraties occidentales, et en affectent de manière profonde le fonctionnement : les élections, les stratégies des groupes politiques, les financements des partis, les modes de scrutin, et l’opinion publique en sont profondément affectées et remodelées. Il n’y a pas qu’un seul Steve Bannon, mais de nombreux spin doctors du même genre partout, qui un jour où l’autre vont, comme ils l’ont fait aux Etats Unis, prendre le pouvoir.

     Les sceptiques répondront que nihil novi sub sole : qu’y a –t -il de nouveau, mise à part la sophistication technologique, par rapport aux entreprises de propagande, de bourrage de crâne et de désinformation du passé ? Les espions durant la première guerre mondiale, Goebbels et le KGB ont usé de telles méthodes, même si l’on frémit à l’usage qu’ils auraient pu faire d’internet et des réseaux sociaux à leur époque. Le journalisme et la publicité n’ont pas attendu internet pour user des bobards. Ce qui change cependant, ce sont les capacités technologiques, qui font que l’information ne se diffuse pas simplement exponentiellement. Desphysiciens ont montré que la diffusion de l’information sur internet obéit à des mécanismes semblables à ceux qui opèrent quand on pousse doucement du sable sur une surface plane : il s’amoncèlera jusqu’à ce qu’il atteigne un angle critique, et rien ne se passera, jusqu’à ce que soudain un grain de plus cause une avalanche.     Ces effets sont d’autant plus dangereux que les humains sont naturellement curieux et crédules : l’évolution nous a appris à enregistrer les informations sans les filtrer, et pratiquement tout notre savoir est devenu collectif, et se trouve sur internet. D’ici à peu de temps plus personne n’ira dans les bibliothèques et pratiquement tout le savoir sera du savoir googlé, c’est-à-dire du pseudo-savoir, puisqu’on a évalué pratiquement 40 % de ce qui est sur internet comme faux.


     A-t-on les moyens de résister ? Les sites de contrôle des fake news, la pédagogie de l’usage d’internet, le contre-espionnage informatique, et des techniques d’autodéfense existent et peuvent être apprises.  La guerre cybernétique comme toute guerre se joue sur de multiples fronts. Mais ce qui incite au pessimisme est aussi le fait que les gens semblent préparés à recevoir les fake news : la plupart des sites dits d’information sont basés sur le principe qu’il faut trouver ce qu’on y voit surprenant, divertissant et digne d’être tweeté aux friends. Nous avons une addiction pour l’information « intéressante » comme nous en avons une au sucre.  Les conditions même de la politique s’en trouvent profondément changées. Les campagnes électorales ne se font plus qu’en traquant les scandales supposés. Le rapport d’Oxford note qu’il existe des « banques » à informations compromettantes qu’on est prêt à ressortir en temps voulu contre telle ou telle cible. Les affaires des courriels d’Hillary Clinton, l’affaire Pénélope Fillon, les fausses rumeurs sur Macron, sont encore présents à notre mémoire. Cette technique de guerre politique n’est pas nouvelle, mais ce qui est nouveau est qu’elle semble à présent l’unique forme du combat politique. On est loin du « marché libre des idées » que prônaient les théoriciens classiques de la pensée libérale. Les seules armes de résistance sont l’éducation, l’exercice du jugement critique, la vigilance intellectuelle, le réapprentissage du savoir personnel contre le savoir googlé.  Mais on a quelquefois l’impression que ces mots ont aussi peu de sens que ceux de  vérité ou de faits, qui finissent par ne plus vouloir rien dire. Les historiens ont montré combien le peuple allemand s’est laissé séduire par les idées nazies, et Czesław Miłosz a montré, dans son grand livre La pensée captive (1964)(*) , combien le stalinisme avait réussi à faire accepter des contre-vérités évidentes à de grandes franges de la population, et surtout  comment les gens se construisaient un système complexe d'aveuglement volontaire et de résistance aux faits évidents. Nous croyons être revenus de telles époques. Mais en sommes-nous tellement loin ? Hobbes, toujours lui,  remarquait que si un jour le fait que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits menaçait la volonté de pouvoir et les intérêts de certains individus puissants, ils n’hésiteraient pas à essayer de cacher ou de jeter le soupçon sur cette vérité géométrique(*). Les fake news portent sur des vérités de fait, non sur des vérités de raison, comme celles des mathématiques. Mais il y a  fort à parier que la guerre cybernétique produira un jour des manuels de géométrie et d’arithmétique  conformes aux intérêts des belligérants. Il faudra alors réapprendre que deux et deux font quatre.

  Relisons, comme toujours, Russell ( Freedom of thought and official propaganda (1922) ) 

We may say that thought is free when it is exposed to free competition among beliefs — i.e., when all beliefs are able to state their case, and no legal or pecuniary advantages or disadvantages attach to beliefs. This is an ideal which, for various reasons, can never be fully attained. But it is possible to approach very much nearer to it than we do at present. 
(..) 

"William James used to preach the “will-to-believe.” For my part, I should wish to preach the “will-to-doubt.” None of our beliefs is quite true; all have at least a penumbra of vagueness and error. The methods of increasing the degrees of truth in our beliefs are well-known; they consist in hearing all sides, trying to ascertain all the relevant facts, controlling our own bias by discussion with people who have the opposite bias, and cultivating a readiness to discard any hypothesis which has proved inadequate. These methods are practiced in science, and have built up the body of scientific knowledge. Every man of science whose outlook is truly scientific is ready to admit that what passes for scientific knowledge at the moment is sure to require correction with the progress of discovery; nevertheless, it is near enough to the truth to serve for most practical purposes, though not for all. In science, where alone something approximating to genuine knowledge is to be found, men’s attitude is tentative and full of doubt. 
 (...) 

There are two quite different evils about propaganda as now practised. On the one hand, its appeal is generally to irrational causes of belief rather than to serious argument; on the other hand, it gives an unfair advantage to those who can obtain most publicity, whether through wealth or through power. For my part, I am inclined to think that too much fuss is sometimes made about the fact that propaganda appeals to emotion rather than reason. The line between emotion and reason is not so sharp as some people think. Moreover, a clever man could frame a sufficiently rational argument in favour of any position which has any chance of being adopted. There are always good arguments on both sides of any real issue. Definite misstatements of fact can be legitimately objected to but they are by no means necessary. The mere words “Pear’s Soap,” which affirm nothing, cause people to buy that article. If, wherever these words appear, they were replaced by the words “The Labour Party,” millions of people would be led to vote for the Labour party, although the advertisements had claimed no merit for it whatever. But if both sides in a controversy were confined by law to statements which a committee of eminent logicians considered relevant and valid, the main evil of propaganda, as at present conducted, would remain. Suppose, under such a law, two parties with an equally good case, one of whom had a million pounds to spend on propaganda, while the other had only a hundred thousand. It is obvious that the arguments in favour of the richer party would become more widely known than those in favour of the poorer party, and therefore the richer party would win. This situation is, of course, intensified when one party is the Government. In Russia the Government has an almost complete monopoly of propaganda, but that is not necessary. The advantages which it possesses over its opponents will generally be sufficient to give it the victory, unless it has an exceptionally bad case."

(*) remarquablement commenté par Kevin Mulligan 
(**) cité ar Hannah Arendt dans Vérité et politique (1964) 

mardi 1 mars 2016

J' t'ai pas appelé






                                                       Le pré de Saint Vallier 

     Contrairement à ce que ce laisse entendre une image sans doute inspirée du Grand Meaulnes, voire du Petit Chose, les enfants dans la cour de récréation sont souvent solitaires, et aimeraient se mêler aux jeux des autres. Un jour de printemps, vers 1958 ou 59, mon école entière, celle du Cap d’Antibes, se transporta dans l’arrière-pays antibois et au-delà de Grasse, à Saint Vallier de Thiey, petit village déjà montagnard à l’entrée de la route Napoléon. Il y avait là de grands prés ombragés, propices aux colos et aux classes de plein air. Les groupes d’enfants se formaient et l’on pique niquait. Je faisais partie du groupe des petits, et aspirais – déjà – à rejoindre celui des Grands. A un moment, un Grand, assez dadais et arrogant, mais que je respectais comme Grand, m’appela, du sein de son groupe de fidèles posté à une dizaine de mètres : « Eh ! Toi ! P'tit ! Viens là !». Mon sang ne fit qu’un tour : un Grand m’appelait, voulait lier avec moi, quelle occasion unique ! J’accourus, comme un caniche à qui l’on eût présenté un bâton à attraper. A peine m’étais-je avancé, plein d’espoir d’intégrer cette troupe, qu’il me lança : «  J’t’ai pas appelé ! », et de rire de ma déconvenue et de sa farce avec son état-major. Il avait compris mon désir de m’adjoindre à leur groupe, et s’en gaussait, me rappelant à mon statut de bambin (on aura deviné qu’il en allait de même avec les filles).


     Je n’ai jamais oublié cette humiliation, et l’ai retrouvée, sous bien d’autres formes, plus tard. Je livre aux psychanalystes, et aux calvinistes parmi ceux-ci, l’étude du caractère structurant pour ma personnalité de cet épisode. Devenu adulte, je me suis retrouvé bien souvent dans des cas où j’aurais aimé me joindre à tel conclave prestigieux, mais où, après qu’on ait fait mine de m’y appeler, on me signifiait que non, je n’étais pas des leurs. Les épisodes les plus récents mettent en jeu la grande cour de récréation contemporaine qu’est internet. Là aussi on se trouve en présence d’un espace public, une sorte de grand pré, où tout le monde gambade. Mais des groupes se forment, sur ce que l’on appelle « les réseaux sociaux ». Ils sont destinés à mettre en relation les gens qui jouent sur le grand pré d’internet. Les gens y sont « amis » via leurs faces (en anglais cela veut aussi dire grimace) et ils se likent mutuellement, comme jadis on faisait un clin d’œil au passage (mais il y a des gens qui sont furieux qu’on ne like  pas leur chien ou leur dernière pizza). Ou bien ils sont prévenus par  tweet , comme les oiseaux qui s’appellent le matin. Ou encore ils se « lient » sur tel ou tel réseau. J’ai accepté d’aller sur certains (academia.edu, research gate) parce que les gens qui y sont présents sont déjà mes amis, en vrai, et pas des soi-disant amis électroniques, et qu’on y lit leurs articles et pas les infos de leurs surpattes. Mais je résiste à tous les autres. Je reçois pourtant, presque journellement, des invitations à « rejoindre » tel ou tel sur linkedin, et ces invitations viennent souvent de personnages importants. Mais je sais parfaitement qu’ils ne cherchent qu’à faire leur pub, pour leur networking, et que si je me hasardais à les contacter sur ledit réseau, ils me signifieraient illico : « J’t’ai pas appelé ».