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jeudi 3 octobre 2019

CRIMES CONTRE L’ESPRIT





La Justice spirituelle et la vengeance intellectuelle poursuivant le Crime contre l'Esprit

     (On m’a dit qu’Ange Scalpel, juriste, ne semblait pas avoir manifesté sur ce blog un grand intérêt pour les problèmes juridiques. Mais j’ai retrouvé dans ses papiers posthumes certains textes comme celui-ci, qui en témoignent).

Angela Cleps


    Après la Seconde Guerre mondiale, on s’avisa que les causes de la guerre pouvaient avoir été tout autant intellectuelles et spirituelles que physiques, sociales ou historiques. Ne fut-ce pas, après tout, le manque d’intelligence de l’état-major français (réputé pour sa bêtise depuis l’affaire Dreyfus et le Chemin des Dames) qui avait conduit Gamelin à penser que les Allemands allaient attaquer par la Belgique comme en 14, et à ne pas écouter le colonel de Gaulle qui  prônait l’usage massif des chars ? La bêtise des Polonais qui avaient conduit leurs lanciers à cheval contre les chars du Reich dans une charge dérisoire ? La sottise de Chamberlain et la couardise intellectuelle de Daladier (qui ne manquait cependant pas de jugement, puisque il était capable d’appeler un con un con) qui avaient conduit à la capitulation de Munich ? Les idiots de la Grande guerre avaient, il est vrai, du fait que la victoire contre Guillaume avait été conquise par les Alliés, relégués au second plan, mais leur présence se faisait toujours sentir, ne serait-ce que parce que le plus malhonnête intellectuel parmi eux, Philippe Pétain, venait de faire le « don de sa personne » ( on notera : mais pas de son intelligence) au pays. Goering, Goebbels, Speer, Himmler ou Borman était certes plus fins que leur maître, et à bien des égards malins comme des singes, et ils n’étaient pas dépourvus de Sweckrationalität. Chez les intellectuels,  Rosenberg, Heidegger, Schmitt passaient pour des minus habens face aux grands noms de l’Allemagne weimarienne comme Mann, Husserl, Jaspers et Cassirer, mais même des demi-habiles sont habiles. Pendant l’Occupation, les collaborateurs, les partisans de Vichy ne manquèrent pas de fustiger la sottise du Front populaire, la nullité des institutions  pourries de la Troisième république, et la connerie des Rad’ soc et du Cartel des gauches. Les intellectuels fascistes, Mussolini en tête, n’avaient pas démérité en matière de sottise, de vanité et de vide intellectuel. Mais personne ne pouvait nier que la Seconde guerre mondiale ne traduise un effondrement des valeurs de l’esprit  et de l’intellect sans précédent, que des auteurs comme Kraus, Benda, Orwell, Ortega y Gasset ou Musil avaient parfaitement diagnostiqué avant-guerre, mais sur lequel ils avaient été incapables de peser (d’ailleurs comment peser sur un effondrement, sinon en s’effondrant un peu plus avec lui ?). Aussi, quand le tribunal de Nuremberg commença en 1945 à donner les contours d‘une définition de la notion de crime contre l’humanité,  de grands juristes internationaux commencèrent à réfléchir à la notion de crime contre l’esprit. Ils étaient frappés par la limitation mentale et l’absence de sens de l’esprit et des valeurs non seulement des fascistes et des nazis, mais aussi des communistes, et de nombre de leurs contemporains. Leur orientation était clairement libérale, mais ils voyaient aussi combien le libéralisme ne préserve pas de la sottise. L’idée que des individus puissent particulièrement se rendre coupables de crimes contre l’esprit leur paraissait sensée. Mais cette idée mit du temps à faire son chemin. Les marxistes s’y opposaient. D’une part ils jugeaient les masses opprimées innocentes de tels crimes, et leurs guides communistes immunisés,  et ils condamnaient comme bourgeoise la conception de l’esprit qui présidait au projet. Mais on leur opposait des épisodes comme le lyssenkisme, qui n’était pas particulièrement glorieux.  Le crétinisme libéral n’était pas en reste. Qui aurait pu dire, à la  contemplation du maccarthysme, dans des condamnations comme celles d’Alan Turing, que les valeurs de l’esprit étaient respectées ? Il n’y avait pas que dans le monde social et historique que des crimes contre l’esprit se commettaient. On accusait la Raison et les Lumières d’en avoir commis d’énormes en rendant possible le nazisme, on accusait les marxistes d’en commettre encore plus, et ces derniers voyaient dans l’idéologie libérale la ruine de l’intellect. Sartre ne disait- il pas qu’ »un anticommuniste est un chien » ? Plus tard, de graves offenses à l’esprit se produisirent souvent, avec des livres comme Le matin des magiciens, ou les ouvrages de Ron Hubbard, le fondateur de la scientologie. Plus tard encore, les méfaits de la French Theory, et les dénonciations salutaires de Sokal et Bricmont, attirèrent l’attention d’autres crimes de lèse- intellect. Mais il n’y avait pas que dans le domaine des idées que ces offenses se produisaient. La littérature – que l’on songe à la cohorte de prix Nobel de littérature qui ont stupéfié tous ceux qui avaient encore un sens des valeurs de cet art – et les sciences  que l’on songe à la montée de la fraude dans les laboratoires – n’étaient pas en reste. Ajoutez à cela la nullité des productions artistiques contemporaines (chiens en plastique et plugs anaux plantés dans les décors urbains), de l’architecture, qui rendait les villes inhabitables, du kitsch qui envahit nos habitations, du théâtre, qui devenait un immense happening, et du cinéma, où les pires navets étaient portés aux nues. Le pire encore était que toutes ces œuvres nullissimes étaient jugées admirables, selon le principe qui veut que les voleurs soient les premiers à recevoir la gloire d’avoir pratiqué la truanderie. Au lieu de raser les murs, de se terrer dans des trous, les criminels contre l’esprit non seulement opéraient au grand jour, mais recevaient tous les honneurs.

      On s’attela donc, dès la fin des années 60 du vingtième siècle, à définir un nouveau statut du droit pénal, celui de crime contre l’Esprit. Reprenant les idées pionnières des juristes sus mentionnés, des spécialistes en droit international se mirent, inspirés par la cour de la Haye, à définir un statut pour ce type de crimes, et une commission se créa en vue d’établir un Tribunal international visant à juger les crimes contre l’Esprit (TICE). Mais on se heurta immédiatement à des problèmes insolubles. D’abord comment définir ces types de crimes ? En quoi concernaient-ils l’intellect universel ? Et comment distinguer des crimes relevant de l’évaluation théorique de ceux qui relèvent des applications pratiques ? Les offenses à la beauté, comme les œuvres kitsch ou l’architecture soviétique, étaient-elles des offenses à l’Esprit ? La musique rock, le rap devaient-ils aussi  être condamnés ? Fallait-il condamner un imbécile juste parce qu’on le jugeait tel et sans qu’il eût beaucoup diffusé ses idées, ou bien parce qu’il aurait essaimé mais sans que pour autant ses écrits aient réellement compté dans ses activités politiques ( à supposer qu’il y en ait eût)?  En quoi étaient-ils des crimes, plutôt que des délits ? Pourquoi devraient-ils être jugés par une cour internationale et non pas au niveau national ? Quelles sanctions leur appliquer, et selon quels critères ? Où la Cour dévolue à ces crimes siégerait-elle ? A la Haye ? A Londres ? A Oslo ?  A Paris ? A Little Rock ? A Osaka ? A Singapour ? A Sydney ? Aux Iles Samoa ? Certains marxistes voulaient pendre Milton Friedmann, des disciples de Aynd Rand voulaient pendre Sartre, des théoriciens du post-colonialisme entendaient traîner des penseurs universalistes devant le Tribunal international des crimes intellectuels, des féministes voulaient inclure des violeurs notoires d’Hollywood dans le lot, et des penseurs libéraux et conservateurs voulaient traîner Badiou ou Zizek devant la Justice. Un peu perdu, le comité destiné à constituer un tribunal proposa un programme minimal, un lieu minimal, et un jury minimal. Il se demanda d’abord s’il devait inclure dans ses membres les Prix Nobel, mais on réfléchit vite au fait que ceux-ci n’étaient peut-être pas, à de rares exceptions, les meilleurs juges du progrès de l’Esprit. Bob Dylan devrait-il juger les atteintes à l’intelligence ? On se rabattit  alors sur les récipiendaires du Prix Balzan, du Prix Hinamuro de Tokyo, puis du Prix Holberg,  puis du Pulitzer et du Booker Prize, et le même problème se posa : plus on descendait dans l’échelle du prestige, moins on avait de chances de trouver des représentants authentiques du Règne de l’Intellect. Les chefs d’Etat à la retraite, les Hautes autorités des Universités, et même les dignitaires ecclésiastiques déclinèrent, de crainte du ridicule. Pour faire bonne mesure on fit appel à de grandes figures du féminisme et du post-colonialisme, qui refusèrent. Il ne resta plus, pour composer le jury, mettre en place dans la seule capitale un peu neutre choisie, l’Andorre, que quelques inconnus. 

    Ils s’accordèrent sur le fait qu’une œuvre de mauvaise qualité, bête ou laide, ne pouvait pas compter comme un crime, et que même des monuments de stupidité ne pouvaient pas valoir à leurs auteurs plus que la réprobation et le blâme, et non pas des condamnations pénales. On ne pouvait pas revenir à la censure communiste, à Jdanov, ou à la mise à l’index vaticane des œuvres non conformes aux canons de la décence intellectuelle. Des groupes variés, au nom de minorités (ou de majorités) sexuelles, ethniques,  religieuses, ou politiques, essayèrent bien de s’immiscer dans le Tribunal, afin de faire avancer leurs  programmes moralisateurs, par exemple en bannissant les peintures blasphématoires contre le Christianisme ou l’Islam. Divers censeurs voulaient  en profiter pour réintroduire le Spirituel dans l’art – par quoi ils entendaient le religieux. Mais les juristes du TICE résistèrent à cette intrusion des considérations morales et religieuses dans le règne de l’Esprit. Ils définirent alors les crimes contre l’esprit en des termes plus classiques sur la base de la responsabilité des individus et de leurs actes. On s’attacha alors à pénaliser le plagiat, la fraude, la filouterie dans le domaine intellectuel et artistique, plutôt que des crimes indéfinissables, comme la sottise ou l’art laid. Mais d’une part, aucun de ces crimes et délits ne semblait avoir la dimension des crimes contre l’humanité, qui restait le modèle ultime de ces juristes – aucun crime comparable à un génocide n’était commis par un plagiaire ou un fraudeur en sciences –et d’autre part ces manquements à l’éthique intellectuelle étaient si nombreux qu’un tribunal de l’Esprit n’aurait jamais pu les instruire ou les juger tous. Il était bien difficile de trouver des Milosevic ou des Karadzic de l’Esprit, même si bien des noms de clercs traîtres venaient spontanément comme candidats à la condamnation. Au mieux, on pouvait mettre ces gens à l’amende. On essayait de traîner devant le tribunal des TICE quelques-uns des intellectuels que Sokal et Bricmont  avaient attaqués, puis , en réaction, Sokal et Bricmont eux-mêmes, mais tous furent acquittés. On  s’intéressa aux responsabilités collectives, car après tout la connerie n’est-elle pas de masse ? Ainsi on voulut comparer la pollution intellectuelle des GAFA , le tombereau de sottise numérique, à celle des pétroliers dont les navires s’abîmaient régulièrement sur nos côtes, tuant toute vie alentour. Greta Thunberg déclara même que ses professeurs avaient ruiné son enfance en ne lui apprenant pas à réciter par coeur l’Iliade ou l’Eneide. Impressionné  par cet argument le TICE, dont les juges avaient un semblant d’éducation humaniste,  accepta même de laisser traîner devant sa juridiction un enseignant suédois qui avait recommandé à ses élèves la lecture de Millenium plutôt que celle de Selma Lagerlöf. Personne n’y vit de crime. La comparaison fit long feu, et les mauvais professeurs répondant à ce critère furent tous acquittés. Même en distinguant ceux qui, à travers le monde, n’étaient pas responsables de leur ignorance de ceux qui étaient responsables de celle des autres, ou qui l’induisaient, la tâche était titanesque.  Le TICE avait fini par jeter l’éponge. A cela s’ajoutait un argument financier : allait-on mettre en prison, ou sous bracelet électronique, tous ces criminels contre l’esprit , même si on parvenait, tels les anciens nazis, à les traquer et les déférer devant la justice? Les coûts seraient astronomiques. 
 
    Après une dizaine d’années de travail, les juges du TICE  se résignèrent à démissionner. L’Andorre se consacra à des activités plus lucratives et refusa d’héberger encore des juristes sans doctrine et sans coupables, et le cours de l’Esprit, qui souffle, ou non, où il le veut bien, reprit son chemin.




     


mercredi 20 mars 2019

Encore un effort pour bendaïser !



  
Supplément à De l'esprit de faction de Saint-Évremond. Quatre cuivres de Georges Gorvel.



   Plusieurs signes indiquent que Julien Benda n’est plus une référence seulement lointaine et vague, comme quand on invoquait la Trahison des clercs de loin, sans l’avoir lue. Jacques Julliard la cite, un blog prend l’image de l’auteur des dialogues à Byzance  comme photo d’accueil, on cite Benda surl’Europe , ou on commente sa conception des intellectuels en contemplant ceuxd’aujourd’hui quand ils se mettent sur leur trente et un pour rencontrer le Président. 

   Ces coups de chapeau sont utiles et sympathiques. Ils ne prennent cependant qu’une forme très timide et chétive. Les auteurs n’ont la plupart du temps aucune idée de ce que Benda a dit sur les clercs et leur mission, sur la relation entre les valeurs désintéressées et les valeurs sociales, sur le sens d’une nation européenne ou sur le rôle de la vérité dans l’art. L’auteur de l’article du Point sur la réunion entre le président Macron et les intellectuels semble penser que Michel Onfray aurait bien pu incarner la force de résistance dont on aurait aujourd’hui besoin et qu'il ferait un Benda redivivus. Autant appeler un pyromane pour éteindre un incendie  ou un gangster pour tenir les comptes d’une banque. Jacques Julliard comprend bien que la victimologie contemporaine a quelque chose à voir avec l’individualisme contemporain dénonçait Benda, mais il aurait pu relire ce passage de Précision 

... On m'assène alors que les plus grands intellectuels, un Aristote, un Spinoza, un Kant, se sont éminemment occupés de politique. C'est là un pur jeu de mots. Quel rapport y a-t-il entre vivre dans la bataille politique, lutter de tout son être et par tous les moyens pour renverser tel ministère, voire tel régime, et donner pour aliment à sa pensée la matière politique dans le mode purement spéculatif et hors de toute poursuite d'un résultat immédiat ? C'est à peu près comme si on identifiait les champions de boxe aux hommes qui, dans leur cabinet, écrivent sur l'activité musculaire.
Le mot que les intellectuels d'aujourd'hui ont sans cesse à la bouche, c'est qu'ils sont des sauveurs. Que ce soit en restaurant des valeurs d'ordre ou en préparant la révolution, ils viennent tous « sauver le monde ». C'est là peut-être ce qui les oppose le plus profondément au véritable intellectuel, lequel tâche à penser correctement et à trouver la vérité, sans s'occuper de ce qui en adviendra pour la planète. Cette manie du sauvetage est un effet direct de la démocratie, en tant que celle-ci est l'âge du moralisme. Déjà en 1855, Taine croyait devoir écrire : « Depuis le Génie du Christianisme, chaque doctrine s'est crue obligée d'établir qu'elle venait... sauver le genre humain. Elle s'est défendue avec des arguments de commissaire de police et d'affiche, en proclamant qu'elle était conforme à l'ordre et à la morale publique et que le besoin de sa venue se faisait partout sentir1. » Et, en effet, nous ne voyons plus les intellectuels donner à l'intelligence que l'ordre d'obéir. Ceux de droite prononcent qu'elle doit rester dans les limites qu'exige l'ordre social, que si elle se laisse conduire par la seule soif du vrai sans attention aux intérêts de l'État, elle n'est qu'une activité de sauvage. Ceux de gauche pensent tout de même. L'un d'entre eux blâmait récemment l'Histoire de France depuis la guerre de Jean Prévost parce qu'il y a des matières, paraît-il, où l'impartialité est criminelle. Le premier devoir de l'esprit est de « servir la cause ». Les intellectuels d'aujourd'hui entendent être des apôtres et être ainsi les vrais intellectuels. C'est le suicide même de l'intellectualité.

1. Cité par L. Brunschvicg, Les Étapes de la Philosophie mathématique, p. 368. 2. Les Nouvelles littéraires, 17 décembre 1932.


"Clercs sauveurs" , in Précision (1930-1937) Gallimard.
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mercredi 27 février 2019

RETOUR A L'ORME DU MAIL




orme, avec l'aimable autorisation de JM Monnoyer, SEMA


    Les ormes du Mail revêtaient leurs parures automnales. Et la rivière au loin, asséchée par les mois d’été et le pompage abusif des agriculteurs, coulait d’un inquiétant filet. Partout, dans la vallée déjà jaunie, l’âge mûr de l’année frissonnait sur la terre trop labourée et trop acide des épandages subventionnés par la Commission Européenne. Et M. Bergeret cheminait seul, d’un pas inégal et lent, sous les ormes du Mail. Il allait, l’âme vague, diverse, éparse, vieille comme la terre, triste comme les feuilles rousses, vide de pensée et pleine d’images confuses, désolée et pleine de désirs maintenus contre l’ordre du monde, traînant sa fatigue et anticipant l’hiver de son mécontentement. 

   A près d’un siècle de leurs premières rencontres, Monsieur Bergeret retrouva l’Abbé Lantaigne assis sur le banc où ils conversaient autrefois. Presque rien dans les lieux n’avait changé. Mais l’époque, elle, avait bien changé. 

      En un siècle Bergeret, qui avait troqué sa redingote contre un élégant costume en lin italien et sa cravate filoche contre une cravate en tricot grenadine milanaise, avait pris du galon. Alors qu’il n’y avait en 1905 qu’une poignée de Maîtres de conférences de philosophie et de lettres à la Faculté de la petite ville provinciale de *** et que cette position enviable à l’époque valait à ses titulaires le respect même des populations illettrées du canton, tous les enseignants d’université en ce début de vingt et unième siècle étaient  devenus « Maîtres de conférences » et il y en avait à présent des dizaines, que même les lettrés locaux  méprisaient, car il les classaient à peine au-dessus des sous-secrétaires de sous-préfecture et au-dessous des professeurs de classes préparatoires du Lycée local.  Ces derniers au moins promettaient à leurs élèves l’entrée en Grande Ecole, et n’étaient pas des turbos-profs venus de Paris faire leurs cours pour repartir aussitôt.  Bergeret s’était élevé au-dessus de cette condition de manant académique. Il était devenu Professeur , non plus « de Faculté » - car ce titre avait coulé en 1968 sous la Loi Faure avec le reste, mais « Des Universités », titre qu’il aimait à arborer pour qu’on ne le confonde pas avec les professeurs « des écoles » ou "des collèges", apparus dans les années 1980 au moment où l’on préféra doter tous les fonctionnaires de l’Education Nationale de titres ronflants plutôt que de les payer mieux ou de leur procurer des conditions de travail décentes. Pour pouvoir progresser dans sa carrière, et gagner quelques sous, Bergeret avait compris très vite qu’il lui fallait jouer la carte administrative. La fin de l’université étant devenu l’emploi plutôt que le savoir, il fallait bien que les professeurs s’adaptent à leur nouveau rôle, tout en faisant semblant de conserver l’ancien. Bergeret était devenu responsable des affaires internationales de son université. Il passait son temps dans les avions (heureusement avec une carte Gold-Executive qui lui assurait une place dans les lounges) pour négocier des contrats d’échanges d’enseignants et d’étudiants à travers le monde et la création de "chaires d'excellence" enseignant à des étudiants tout aussi excellents. Il avait aussi compris qu’il n’aurait pas d’argent pour sa recherche s’il ne remplissait pas des formulaires pour obtenir des financements ministériels, nationaux ou européens, depuis que le Ministère ne versait plus de crédits de recherche aux équipes universitaires. Aussi passait-il une grande partie de son temps à appliquer à des grants  comme on disait dans la novlangue académique, qui transposait le sabir anglo-américain en cours dans les institutions internationales.

    Quant à Lantaigne, il avait enfin pu accéder aux fonctions que lui avaient jadis refusées le Préfet Worms-Clavelin et le cardinal-archevêque. Il était devenu évêque de ***, mais l’Eglise de France, à défaut d’être devenue plus riche, étant devenue bien plus universelle encore qu’à l’époque où elle n’était encore que gallicane, il était aussi responsable pour l’Europe de l’Ouest des enseignements catholiques, et à ce titre correspondant de l’Union européenne pour les questions religieuses. Il ne cessait lui aussi de voyager pour promouvoir, au nom des papes successifs, tous aussi progressistes que Jean XXIII, mais aussi tous aussi traditionnalistes que Benoît XVI, les intérêts du Saint Siège, mais aussi, modernité oblige, du Spirituel en général dans un monde qui en avait de moins en moins. Il n’"appliquait" pas à des grants, mais il ne cessait de lever des fonds pour son diocèse, organisant des marches, des œuvres de charité, des conférences d'intellectuels oecuméniques mais aussi de personnalités médiatiques, pour entretenir les écoles catholiques, et se rendant régulièrement au Vatican aussi souvent que Bergeret se rendait à Bruxelles pour y faire du lobbying.




   « Je suis inquiet, avança le Professeur Bergeret, après avoir salué Monseigneur Lantaigne, des progrès faits dans l’enseignement supérieur par les financements privés de la recherche. A la recherche désintéressée de la vérité - dont les défenseurs de Dreyfus avaient encore le sens -  et à la Recherche publique issue des Grand organismes jadis fondés par la République (CNRS, INSERM) a fait place la recherche des financements privés tous azimuths, pas tous animés de la recherche désintéressée du vrai. Et comme le système public est à bout de souffle, non seulement les investissements privés ne cessent de profiter de sa faiblesse  – au bénéfice des écoles de commerce et des Grandes écoles - mais aussi je constate que de plus en plus de chercheurs universitaires se tournent, pour financer leurs recherches, non plus vers les Agences de la Recherche ou les Programmes européens publics, mais vers des Fondations privées, qui ont des modes de fonctionnement et des agendas spécifiques. Timeo pecuniam, et dona ferentem.
    « Il y a là, répondit Lantaigne avec un sourire, quelque ironie. Car en 1905, au moment de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, vous vous félicitâtes de la déconfiture des congrégations et de l’enseignement confessionnel. Je me rappelle encore vos charges contre Le parti noir.







Après un siècle d’arrogance républicaine, qui vit les grandes institutions de la recherche devenir publiques et la part de la recherche privée être réduite à la portion congrue, nous voilà - quelle surprise - à égalité. Combes nous laissa exsangues et l’enseignement catholique ne cessa de dépérir. Heureusement il y eu des sursauts comme Loi Debré, et la manifestation bénie du 24 juin 1984, qui montra que le peuple français ne voulait pas qu’on mette à mal la loi Falloux. »
    «  Et Vichy ! » ironisa en retour Bergeret. 
    «  Bon, mais nous avons eu Vatican II qui nous lava de tout soupçon et nous projeta dans l'âge moderne. A présent, ne voyez vous pas, la pression musulmane aidant, que les croyants de tous les bords voulant que leur credo ait pignon sur rue, vous êtes en minorité?  Mais laissons cela, si vous voulez bien.  

     Ce qui m’étonne est que vous sembliez en être resté au temps de la Séparation, et surtout que vous n’ayez pas évolué. L’enseignement privé et l’enseignement public ne marchent-ils pas main dans la main ? Les parents ne mettent-ils pas de plus en plus leurs enfants dans les écoles catholiques, surtout dans les quartiers difficiles ? Les quelques universités catholiques ont bien résisté, comparées à la déconfiture des universités publiques. Bien sûr il n’y a pas d’organisme confessionnel de recherche scientifique, mais l’enseignement confessionnel ne se porte pas si mal. »

   « En effet, je dois l’avouer, admit Bergeret. Et je le déplore. Mais une chose est l’enseignement dans des établissements confessionnels, ou  financés par des institutions à but confessionnel, et autre chose est la recherche scientifique. Une école catholique ne peut pas s’écarter – ou du moins pas trop – des vérités et des doctrines de la religion catholique, même si la plupart du temps les parents ont vis-à-vis de la religion la même attitude que les jeunes couples bourgeois qui tiennent, malgré leur peu ou pas de foi religieuse, à se marier à l’Eglise, parce que cela fait bien. Ils tiennent avant tout à ce que leurs enfants ne fréquentent pas des gens d’autres classes que la leur, et reprochent surtout à l’enseignement public sa mixité sociale. Ils la toléraient quand les professeurs et le niveau de l’enseignement public étaient meilleurs, mais à présent que l’Education nationale ne parvient plus à tenir ses promesses et recommande, sous couvert de justice sociale, qu'on enseigne le moins de choses possible, ils s’en remettent à l’enseignement catholique privé. Je m’en réjouis. Mais ce qui me concerne, ce n’est pas l’enseignement, c’est la recherche. Il ne peut pas y avoir de recherche scientifique associée à une confession religieuse. »

    « Et pourquoi donc ? » interrogea Lantaigne. Nombre de grands savants n'étaient-ils pas pieux? Sans remonter au Moyen Age, où tout travail scientifique se faisait à la gloire de Dieu. La religion ne vénère-t-elle pas, tout comme la science la vérité ? Je conviens que ce n’est pas le même type de vérité, mais au moins la religion respecte-t-elle la vérité, à la différence des scepticismes et relativismes de tout poil ? »


 « Il ne s‘agit pas du même type de vérité ni du même type de respect, Monsieur l’Abbé [ Bergeret continuait de l'appeler ainsi, par étourderie ou ironie] . La vérité scientifique est une vérité révisable, obtenue par l’expérience, la preuve et les méthodes de la raison. La vérité religieuse est une vérité révélée dans un Livre ou dans une expérience du sacré, et non par des preuves ni par la raison, sauf à jouer sur les mots et à appeler « preuves » les témoignages des prophètes ou la Révélation divine, et « raison » l’usage du sens commun pour saisir des vérités elles-mêmes divines. Un savant qui, comme Duhem, pratiquait le premier type de vérité, d’expérience et de preuve en même temps que le second, savait distinguer sa physique de ses croyances. Sa « physique de croyant » n’était pas de la physique administrée par la croyance, et sa foi religieuse ne demandait rien à sa physique.

 « Mais, Monsieur Bergeret [ Lantaigne n'allait pas, quant à lui, lui donner du Monsieur le Professeur], le croyant ne peut-il dire que l’objet de sa croyance est vrai, qu’il cherche la vérité et la trouve ? Il ne croit pas simplement parce que cela lui est commode ou confortable. » 

 «    Ce n’est pas au même sens, Monsieur l’Abbé, que l’on peut dire que la science et la religion ont comme but la vérité. Je veux bien admettre que le croyant ne croit pas simplement pour le confort de son âme ou pour son salut. Mais peut-on dire qu’il dissocie complètement sa foi de son salut espéré ? On dit aussi souvent que la croyance elle-même, commune et scientifique est régie par une norme de vérité. Mais peut-on dire cela de la croyance religieuse ? Les croyants aiment à évoquer la vérité. Bernanos intitule un de ses livres Scandale de la vérité. Mais c’est la vérité du Christ, celle qui s’identifie pour le catholique au Dieu Vivant. La vérité c’est celle de la mort du Christ, de la rédemption, qui règle toutes les autres vérités. Bernanos n’écrit pas les Grands cimetières sous la lune comme un intellectuel dreyfusard réclamait la vérité. 

  La vérité scientifique est orientée par  l’enquête, la recherche de ce qui est vrai par essais et erreurs. L’enquête du Père Brown est celle d’un détective, mais le Père Brown ne doit pas sa foi à l’enquête. 

    C’est pourquoi je pense que des fondations à but spirituel, comme la Fondation Templeton, qui est devenue l’une des principales sources de financement dans les universités du monde anglophone et distribuent de l’argent à des projets de recherche qui répondent à sa « mission » spirituelle, non seulement commettent une erreur de catégorie, en présupposant que la vérité scientifique a quelque chose à voir avec la religion, ou même qu’il pourrait s’agir d’une poursuite identique, mais aussi que ces fondations reposent sur une véritable imposture.

  « Comment ? s’exclama Lantaigne. Mais si un savant se trouve financé par une des fondations,  n’est-ce pas pour le plus grand bénéfice de la Science ? Pourquoi cracherait-il sur cette Manne ? »

   « Céleste Manne en effet, mais poison véritable. Par exemple Templeton a financé un projet qui était supposé tester l’hypothèse selon laquelle la prière peut aider à soigner des patients atteints de maladies de cœur. L’hypothèse n’a pas été confirmée. On pourrait dire ici que Templeton a joué le jeu de la science, et a perdu, et donc que la Fondation respecte la vérité scientifique. Mais ce qui clochait dès le départ était l’hypothèse, qui n’était qu’une manière de prendre ses désirs pour des réalités. Quand on prend ses désirs pour des réalités, dans ce contexte comme dans d’autres, par exemple dans le cas de Lyssenko, on a seulement de la pseudo science. La « vérité » ainsi testée par le projet Templeton vient de croyances, mais pas de croyances scientifiques. Elle ne vise qu’à renforcer des convictions antérieurement acquises. C’est ce que Peirce appelait du sham reasoning, du raisonnement de pacotille, où l’on raisonne avec le but d’avoir certaines conclusions, et  et où l'adapte ses prémisses et ses inférences aux conclusions à atteindre. »

    «  Mais, Monsieur Bergeret, si vous étiez un savant, ne seriez-vous pas heureux d’avoir ces fonds, même si vous vous pinciez le nez en les recevant ?  Même si elle a d’autres objectifs, la Fondation Templeton, ou d’autres fondations basées sur des œuvres de charité, ne peut-elle contribuer à faire surgir des vérités scientifiques en bonne et due forme ? » 

« Une sorte de ruse de la foi, répliqua Bergeret, comme Hegel parle de ruse de la raison ?  Par le même raisonnement on pourrait soutenir que la philosophie populaire, qui fait vivre quelques présentateurs vedettes des media et qui permet à des entreprises de loisir cultivé ou des croisières de prospérer en organisant des voyages, des nuits ou des événements philosophiques, quand elle met du baume au cœur de vieilles et jeunes gens avides de sagesse, peut aussi comme une sorte d’effet en retour à la manière des by products dont parle Elster, produire un peu de vraie sagesse. »

  « En effet, dit Lantaigne, pourquoi se priver de cette occasion au nom d’un puritanisme de la science ? La philosophie elle-même est un sous-produit de la religion, elle console, comme disait Boèce. Mais pas que. De même qu’on peut s’instruire en s’amusant, on peut apprendre en se distrayant, et faire de la vraie science tout en prenant l’argent des fondations religieuses. La fondation Templeton n’a-t-elle pas financé beaucoup de philosophie analytique, qui est, sauf erreur, votre type de philosophie préféré. Vous en bénéficiez indirectement. Pourquoi cracher dans sa soupe ?»

    « Je croyais, Monsieur l’Abbé que vous n’approuviez pas les marchands du temple. Comment pouvez-vous souscrire à un tel cynisme ?” 

“Il ne s’agit pas de cynisme, Monsieur Bergeret, mais de liberté académique. Allez-vous me dire que vous voulez censurer les travaux financés par de telles fondations ? Voilà qui va rallumer la querelle de l’Eglise et de l’Etat. Prétendez-vous régenter la science comme vous prétendez régenter l’enseignement religieux ? Et qui plus régenter la science quand elle est financée par des institutions à vocation spirituelle ? »

    « Mais Monsieur l’Abbé, qu’est-ce que la liberté académique si elle n’est pas au service du savoir ? On la confond avec la liberté d’opinion. Mais l’université est une institution qui est supposée produire du savoir et l’enseigner. C’est bien pourquoi elle ne peut accueillir en son sein des pseudo-sciences et des entreprises au service de la religion. Ce qui viole la liberté académique ce sont tous les faux savoirs, les X ou X studies qui ne servent que des communautés, religieuses ou politiques, qui les promeuvent. Toutes ces idéologies nous disent que les empêcher de se manifester violerait la liberté académique. Mais l’université à la différence de la scène publique, n’est pas le règne de l’opinion. C’est le règne du savoir. Si la théologie était une science, elle aurait droit de cité à l’université. Mais ce n’en est pas une. »

    « Mais quoi, Bergeret ! Que faites-vous d’Anselme du Bec, de l’Aquinate, de l’Ecossais, d’Henri de Lubac, d’Urs Von Balthazar, de Joseph Ratzinger ? Ces gens ne sont-ils pas de scientifiques à leur manière ? N’appelle-t-on pas d'ailleurs « séminaires » aussi les enseignements d’université ?» 

    « Je ne vois pas d’inconvénient à ce qu’ils enseignent et appartiennent à des facultés de théologie dans des universités dont c’est la Mission et dont les vérités sont au service des vérités de la foi. Je ne vois pas d’inconvénient à ce que ces universités reçoivent des financements de fondations comme Templeton. Mais qu’elles ne financent rien dans les universités publiques, et qu’elles ne viennent pas chercher des mariages avec la science ordinaire. C’est l’esprit de 1905.» 

   Lantaigne avait encore des choses à dire, mais il jugea meilleur de se taire. Chacun repartit sous les ormes. 

    Pendant ce temps là, dans sa préfecture, le préfet Worms-Clavelin préparait le prochain samedi manifestation de gilets jaunes. Le capitaine de gendarmerie de *** venait de sortir de son bureau, lui expliquant que ses hommes étaient à bout, et qu’il ne garantissait pas qu’un tracteur n’allait pas défoncer la porte de la préfecture. Le préfet soupira. Si seulement les gilets avaient manifesté le dimanche, et s’étaient joints aux processions de jadis !