Tout le monde connaît ces photos de chiens qui
ressemblent comme deux gouttes d’eau à leur maître. Il est douteux que les photos
d’adorateurs des stars hollywodiennes en mal d’identification puissent ainsi être
accolés à celles de leurs idoles– je n’ai jamais encore rencontré de double d’Hedy
Lamarr ou de Robert Mitchum, bien qu’il me soit arrivé de croiser quelques improbables
Veronika Lake et que je connaisse au moins un quasi Frank Sinatra. Mais j’avoue
n’avoir jamais rencontré non plus de double de Gloria Grahame. Et pour cause. Gloria
Grahame n’est pas, à la différence de la
plupart de ses contemporaines directes comme Rita Hayworth, Ava Gardner, Lana
Turner ou Giene Tierney, une beauté magnétique, et peut être n’est-elle pas une
beauté non plus. Elle a même quelque chose de laid : un côté girl next door , quelconque, au visage souvent
vulgaire, bouffi, des yeux inexpressifs et endormis, et surtout une bouche un
peu tordue, qu’elle fit refaire, et qui semble lui donner une moue perpétuelle
et un air bougon. Presque tous les films
où elle a tourné sont des séries B, dans lesquels elle ne joue que des seconds
rôles, au sein d’une carrière active plutôt courte (1945-55). Cela ne l’empêche
pas d’être fascinante, l’une des plus grandes actrices d’Hollywood, d’une
beauté décalée qui doit beaucoup à un air languide et pervers qui fut sa marque
de fabrique dans la plupart de ses films, renforcé par les frasques de sa vie
privée (elle épouse en secondes noces Nicholas Ray, dont elle divorce quand il
la découvre au lit avec son fils d’un premier lit âgé de 13 ans, qu’elle
épousera plus tard – après un autre mariage entre temps - pour se faire faire
deux enfants par lui, et la suite de sa vie et de sa carrière tourne à l’eau de
boudin dans les années 60).
Gloria Grahame tourne son premier film, Blonde Fever en 1944, où elle joue une
serveuse aguicheuse, fait une apparition dans La vie est belle de Capra en
1947, joue avec Bogart un rôle remarqué
dans In a lonely Place ( Le Violent) de Ray en 1950, puis enchaîne les petits
rôles comme dans Macao (1952) ou Crossfire , et obtient un Oscar du
meilleur second rôle dans The Bad and the
Beautiful de Minnelli ( Les ensorcelés 1952). Son rôle le plus
célèbre est celui de Debby Marsch,
l’amie traîtresse de l’infâme gangster Lee Marvin qui la défigure à coup de
café brûlant dans The big Heat (1953)
de Fritz Lang (traduit stupidement
par Règlements de compte, ce qui
manque tout le sel de la scène centrale), juste avant sa prestation fantastique
dans le remake langien de La bête humaine
de Renoir (1954) où elle dynamite le
rôle de Simone Simon, face à un Glenn Ford comme d’habitude assez poussif. Sa
dernière apparition notable est dans le film de Robert Wise Odds against Tomorrow ( Le
coup de l’escalier, 1959) avec Robert Ryan et Harry Belafonte. L’époque du
film noir passée, elle ne jouera plus que des petits films ou dans des grosses
productions où elle ne fait que des apparitions, jusqu’à sa mort d’un cancer en
1981.
Pourquoi Gloria Grahame est-elle si
fascinante ? D’abord il y a le personnage, monté par Hollywood, et dont
elle ne fit rien dans sa vie privée pour le démentir, de la bad girl et de la garce. D’autres, comme Bette Davis,
ou Jean Simmons, et, dans la génération précédente, Marlene Dietrich, cultivèrent
le style, qui fait partie intégrante de l’esthétique du film noir (entre
autres). Elle n’est pas la méchante, au sens de Hitchock ( « The better the villain the better the picture), mais elle est dans tous ses films, celle qui se laisse
tenter, l’incontinente, comme dans Human
Desire. Elle est une nouvelle Francesca da Rimini. Cela la place, selon la
hiérarchie dantesque, dans le cinquième cercle de l’enfer. Mais elle est aussi
une tentatrice. Dans la comédie Blonde Fever
elle joue un personnage nommé – naturellement – Sally, qui séduit le héros par
amour surtout pour son argent, mais qui le perd dans l’affrontement avec l’épouse
(Mary Astor) qui prend sa revanche.
Dans In
a lonely Place de Nicholas Ray (Le violent), elle est Laurel Gray, une
femme libre et moderne – la scène où elle apparaît, les mains dans les poches,
dans l’appartement de Dix, est mémorable - qui se laisse séduire par le
scénariste Dix Steele (Humphrey Bogart), mais ne cesse de se demander si le
tempérament violent qu’on lui prête et dont elle est témoin ne l’a pas conduit
à assassiner une pauvre fille qui était venue lui apporter un livre. Le soupçon
monte durant tout le film, jusqu’à ce que le malentendu atteigne son paroxysme,
quand Dix se met en colère et étrangle Laurel , laquelle se convainc aisément par
là-même de sa culpabilité de l’autre meurtre, et le quitte, puis apprend, mais
trop tard, qu’il est innocent. Robert Pippin, dans son commentaire étendu sur ce film, qu’il a repris dans son excellent livre sur le film noir, voit dans ce film , à l’instar
de Stanley Cavell, une sorte de dramatisation du problème des « other
minds » (ce que l’on appelait jadis en français, le problème de « la
connaissance d’autrui ») – Laurel ne parvient pas, ni les autres
protagonistes – à savoir si Dix est réellement violent au point de pouvoir
avoir commis un meurtre, et elle ne peut s’appuyer que sur des témoignages peu
fiables. Les philosophes sont souvent tentés, quand ils commentent les films,
de plaquer leurs obsessions philosophiques sur tel aspect du scénario ou de la
mise en scène, et l’auteur de ces lignes n’échappe pas à la règle. Mais j’avoue
que la prégnance du problème du scepticisme au sujet de l’esprit d’autrui ne m’a
pas frappé dans ce film, et que s’il y a une question épistémologique que le
film pose, c’est plutôt celle de la fiabilité du témoignage (Laurel semble très
influencée par ce que lui raconte sa masseuse et les autres femmes). Le vrai
thème du film me semble plutôt dans le drame vécu par Laurel : elle tombe
amoureuse d’un homme et le perd juste au moment où elle aurait dû l’innocenter
et sceller son amour. Elle dit, découvrant que Dix n’était pas coupable « Cela
n’a plus d’importance plus d’importance du tout ». C’est ce malentendu,
proche mais symétrique inverse de celui
qui est au centre de l’histoire d’Othello - à ma connaissance Dana Polan ne fait pas le
rapprochement entre Othello et ce
film dans le livre qu’elle consacre au film ( Le violent , editions de la transparence 1993) – qui me semble au
centre du film. Laurel perd tout ( d’ailleurs elle perd aussi dans la vie
réelle Nicholas Ray : elle l’avait déjà quitté quand ils tournent le film).
Grahame n’incarne pas seulement une bad girl – personnage banal dans les
films hollywoodiens depuis Marlene Dietrich et dans les films noirs en général.
Elle incarne la looseuse, celle qui rate tout. Dans son film le plus célèbre, The big Heat, elle était la fiancée
soumise du gangster joué par Lee Marvin, elle le trahit et il la défigure avec
du café bouillant. Elle meurt au moment même où elle aurait pu trouver la
rédemption avec le flic joué par Glenn Ford. Dans Human desire, évidemment basé sur La bête humaine, elle compose une Séverine ( ou une « Vicky »)
extraordinaire, et sauve le film de la composition placide et terne de Glenn Ford.
Le rôle aurait dû, dit-on, être joué par Rita Hayworth, sans doute en remake de
Gilda. Mais heureusement on a gagné
au change, avec la composition de Grahame, faible, vicieuse, lâche.
Dans ses autres films, Gloria Grahame n’apparaît
que dans des seconds ou tiers roles, mais néanmoins mémorables, comme The Bad and the Beautiful, qui lui valut
un oscar, Macao, ou Crossfire et finalemet, pour la période
film noir, Odds against où elle ne
fait qu’une apparition courte aux côtés de Robert Ryan. Elle ne fut jamais qu’une outsideuse.
On a dit d’elle , très justement : “She
was offbeat, both in her beauty and her acting, and producers never were sure
what to do with her.” Et : “She had a terrible way
of appearing to be totally absent from anywhere, which is probably the very
thing that made her a star in the films; she put a peculiar kind of distance
between her and what was happening at the moment. This disengaged quality about
her in films is what made her unique. There was a kind of loneliness about
Gloria, and in a way, her greatest acting moments were lonely moments.” Cette attitude se sent nettement
quand elle reçoit l’oscar du meilleur second rôle pour The Bad and the Beautiful en 1953, où elle se passe de commenter sa
victoire, et on a dit qu’elle était bourrée ce jour-là.She and Them
Gloria Grahame semble avoir très tôt, dès l’époque de son mariage avec
Ray, eut le désir de tout laisser tomber. De se laisser tomber, séduire, par
qui venait, selon les moments, avec une sorte d’acédie, d’incontinence ou de
renoncement, à l’image de sa langueur : elle semble sans cesse hausser les
épaules : elle s’en fout. Sa carrière ne fut pas un total échec, mais pas
une réussite non plus. Après 1960, elle ne tourne que quelques navets, et quand
elle meurt du cancer en 1981, on dit (dans le livre de Vincent Curcio, Suicide blonde,
l’un des deux consacrés à elle) qu’elle avait négligé de se soigner.
William Hazlitt a très bien vu: "Grace in women has often more effect than beauty. We sometimes see a certain fine self-possession, an habitual voluptuousness of character, which reposes on its own sensations, and derives pleasure from all around it, that is more irresistible than any other attraction. There is an air of languid enjoyment in such persons, ‘in their eyes, in their arms, and their hands, and their face,’ which robs us of ourselves, and draws us by a secret sympathy towards them." (of Matter and Manner)
William Hazlitt a très bien vu: "Grace in women has often more effect than beauty. We sometimes see a certain fine self-possession, an habitual voluptuousness of character, which reposes on its own sensations, and derives pleasure from all around it, that is more irresistible than any other attraction. There is an air of languid enjoyment in such persons, ‘in their eyes, in their arms, and their hands, and their face,’ which robs us of ourselves, and draws us by a secret sympathy towards them." (of Matter and Manner)
Sa
figure fait penser aux grands héros du renoncement, de la résignation et de la
passivité. Non pas au renoncement stoïcien, ou chrétien, bien qu’il y ait chez
elle quelque chose du quiétisme de Madame Guyon. Non pas au vide des actrices d’Hollywood
comme Marilyn Monroe ou Jane Mansfield, qui étaient, elles, vraiment vides, mais au
vide du détachement, de l’absence du moi, que Frederic Nef a si bien commenté
dans son livre La force du
vide, Seuil, 2011. Ou encore à ces hommes d’Etats
ou rois qui abdiquent ( f. Jacques Le Brun, Le Pouvoir d'abdiquer. Essai
sur la déchéance volontaire, et Alain
Boureau, ed Le Deuil du pouvoir : Essais sur l'abdication). Mais comme
elle n’avait aucun pouvoir elle n’abdiqua jamais d’autre chose que d’elle-même.
Il y a un moment où, quand on
est engagé dans une course, une
recherche, une activité avec un but, y compris et surtout un but que l’on s’est
soi-même fixé, on n' a qu'une seule envie, c’est de tout laisser tomber. Elle laissa tout
tomber, mais continua quand même, comme il se devait.
thanks to http://gloria-grahame.tumblr.com/
PS 2023 Depuis ce billet, est paru Frank Cottrell Boyce, Film Stars Don't Die in Liverpool: the tragic life of Hollywood sensation Gloria Grahame , dont on a tiré un film
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