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samedi 17 février 2024

In der strafkolonie

 


Le voyageur avait diverses questions à poser, mais à la vue de l’homme il demanda seulement :

– Connaît-il sa sentence ?

– Non, dit l’officier qui entendait reprendre aussitôt le cours de ses explications. Mais le voyageur l’interrompit :

– Il ne connaît pas sa propre condamnation ?

– Non, répéta l’officier qui s’arrêta un instant comme pour demander au voyageur de motiver plus précisément sa question, puis reprit : Il serait inutile de la lui annoncer, il va l’apprendre à son corps défendant.

Le voyageur s’apprêtait à se taire quand il sentit le condamné tourner vers lui son regard ; il paraissait demander s’il pouvait souscrire à la description faite. Aussi le voyageur, qui s’était à nouveau carré dans son fauteuil, se pencha-t-il de nouveau et demanda :

– Mais qu’il est condamné, il le sait, tout de même ?

– Non plus, dit l’officier en souriant au voyageur, comme s’il s’attendait encore de sa part à quelques déclarations étranges.

– Non ! dit le voyageur en se passant la main sur le front. Ainsi cet homme ne sait toujours pas comment sa défense a été reçue ?

– Il n’a pas eu l’occasion de se défendre, dit l’officier en détournant les yeux comme s’il se parlait à lui-même et ne voulait pas gêner le voyageur en lui racontant ces choses qui pour lui allaient de soi.

– Il a bien fallu qu’il ait l’occasion de se défendre, dit le voyageur en se levant de son fauteuil.

.....

-Vous saisissez le fonctionnement ? La herse commence à écrire ; une fois que l’inscription a fait un premier passage sur le dos de l’homme, la couche d’ouate se déroule et fait lentement tourner le corps sur le côté, pour présenter à la herse une nouvelle surface. En même temps, les endroits lésés par l’inscription viennent s’appliquer sur la ouate qui, par la vertu d’une préparation spéciale, arrête aussitôt le saignement et prépare une deuxième administration, plus profonde, de l’inscription. Ces crochets-ci, au bord de la herse, arrachent ensuite la ouate des plaies lorsque le corps continue à tourner, ils l’expédient dans la fosse, et la herse a de nouveau du travail. Elle inscrit ainsi toujours plus profondément, douze heures durant. Les six premières heures, le condamné vit presque comme auparavant ; simplement, il souffre. Au bout de deux heures, on retire le tampon qu’il avait dans la bouche, car l’homme n’a plus la force de crier. Dans cette écuelle chauffée électriquement, près de sa tête, on met du riz bouilli chaud, que l’homme peut attraper avec sa langue, autant qu’il en a envie. Aucun ne manque cette occasion. Je ne pourrais en citer un seul, et mon expérience est longue. Ce n’est que vers la sixième heure qu’il n’a plus plaisir à manger. Alors, généralement, je m’agenouille là et j’observe le phénomène. L’homme avale rarement sa dernière bouchée, il se contente de la tourner dans sa bouche et il la crache dans la fosse. Il faut alors que je me baisse, sinon je la prends dans la figure. Mais comme l’homme devient alors silencieux, à la sixième heure !L’intelligence vient au plus stupide. Cela débute autour des yeux. De là, cela s’étend. À cette vue, l’on serait tenté de se coucher avec lui sous la herse. Non qu’il se passe rien de plus, simplement l’homme commence à déchiffrer l’inscription, il pointe les lèvres comme s’il écoutait. Vous l’avez vu, il n’est pas facile de déchiffrer l’inscription avec ses yeux ; mais notre homme la déchiffre avec ses plaies. C’est au demeurant un gros travail ; il lui faut six heures pour en venir à bout. Mais alors la herse l’embroche entièrement et le jette dans la fosse,où il va s’aplatir dans un claquement sur la ouate et l’eau mêlée de sang. Justice est faite, alors, et le soldat et moi nous l’enfouissons.