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mercredi 21 août 2019

Ange Scalpel (1952-2019)






      Ange Scalpel, de son vrai nom  Gaël Plansec de Bremoïl, est né à Quimper en 1952. Ses parents étaient de petite noblesse bretonne, et possédaient un manoir près de Plouenez-Morzic. Mais les revers de fortune de son père, et le suicide de celui-ci, conduisirent sa mère à vendre la propriété familiale et à s’installer à Pont Labbé pour prendre un poste d’institutrice en pays Bigouden. De cette enfance bretonne Gaël Plansec conserva toujours la nostalgie. Au gré des nominations de sa mère, il dut quitter sa Bretagne natale, et passa une bonne partie de son adolescence à Tours. Il avait des propensions aux sciences et aimait particulièrement la chimie. Mais il aimait la physique aussi. Un jour il entendit parler de pataphysique, et chercha à contacter des membres du Collège du même nom. Mais ceux-ci lui opposèrent le mépris que ces esprits littéraires et poétiques manifestaient pour les scientifiques. Ulcéré, il se tourna vers la catachimie. Mais cette science, pourtant faustrollienne, attirait peu et il se trouva solitaire dans la Touraine, toute acquise à des chimies œnologiques. Pendant ses années au lycée Descartes, il lut beaucoup, surtout des romans écossais comme ceux de Walter Scott  et de Robert Louis Stevenson et des livres sur les légendes bretonnes, comme ceux d’Anatole le Braz. Bon élève, il fut admis en 1971 au Lycée Louis le Grand en classes préparatoires scientifiques, mais échoua au concours de Polytechnique, et dût se contenter de celui d’HEC. Il en détesta l’atmosphère, et démissionna très vite, pour aller faire des études de philosophie à la Sorbonne. Pendant un temps il y trouva la moelle qu’il espérait, mais l’irrationalisme heideggerien et la mystique catholique qui y régnaient le dégoutèrent de cette voie. Il opta alors pour des études à la Faculté de Droit voisine, et y trouva une synthèse entre son désir d’exactitude et son goût de l’argument, qui le conduisirent à faire une thèse sur « L’exceptionnalité juridique en droit constitutionnel européen des affaires», qui lui ouvrit une carrière universitaire, qui commença à Strasbourg, et le conduisit finalement à Paris au début des années 1990. Il occupa à partir de 1995 la chaire de droit constitutionnel comparé à l’Université  de Paris II Assas. Sa carrière de juriste international le conduisit dans de nombreux pays, et sa spécialisation tardive en droit maritime l’amena à faire de nombreux voyages partout où des conflits territoriaux étaient latents ou ouverts : en Mer de Chine orientale, entre le Japon et la République Populaire de Chine, et en Mer de Chine méridionale pour le conflit avec Taiwan, aux Malouines et en Antarctique. Mais l’ironie du sort voulut qu’il passât quelques années en Suisse, à s’occuper des droits territoriaux français sur les bords du Lac Léman, et eût à régler les différends frontaliers entre la France et la Confédération, qui portent sur des questions juridiques du style : le Léman est-il un fleuve ou une mer ?

    Ange Scalpel garda, de ses études de philosophie, le goût de la spéculation. Il écrivit divers ouvrages de philosophie, qui eurent un succès d’estime, mais qui demeurèrent dans l’ensemble confidentiels. 

     Son décès en aout 2019 reste encore mystérieux. Selon certains, il aurait été inculpé pour injures sexistes - notamment en ayant refusé de féminiser des noms de fonction contrairement aux recommandations de l'Académie française-  et gardé à vue au commissariat du 9ème arrondissement, et aurait été placé dans une cellule en compagnie d’une féministe victime de troubles psychiatriques qui l’aurait roué de coups. On s’interroge pour savoir pourquoi il aurait été placé, alors qu’on l’accusait d’anti-féminisme, en compagnie d’une féministe mentalement troublée. Selon d’autres, il aurait dans sa cellule glissé sur une peau de banane et aurait heurté violemment le mur. On s’interroge sur la présence de bananes dans une cellule. L’une ou l’autre version sont douteuses. Ses obsèques ont eu lieu dans l’intimité dans la commune où il avait sa résidence secondaire, à Saint Brizac. 

     Peu de temps avant sa mort, il m’avait confié le soin de liquider son blog, dont il avait confié se lasser, ainsi que de son peu de succès et de la faiblesse des discussions des articles. Celui-ci s’éteindra peu à peu, au fur et à mesure que j’aurai posté ses inédits et œuvres posthumes, qui sont assez nombreux. On m’a proposé de reprendre moi-même ce blog, mais j’ai décliné : comment une personne de race canine pourrait-elle reprendre le collier – sit venia verbo- d’un intellectuel  réputé sinon misogyne du moins misocyne ? Mais je liquiderai loyalement son héritage. Je commencerai par publier l‘entretien qui suit, que j’ai réalisé peu de temps avant sa mort, avant d’apprendre sa tragique disparition.

Angela Cleps
cynophile

     

UN ENTRETIEN AVEC ANGE SCALPEL ( 2019)  



ANGELA CLEPS.  Ange Scalpel, Certains de vos écrits sur ce blog ont atteint un public moins confidentiel que celui qu’on aurait pu vous prédire. Notamment ceux qui avaient une tonalité polémique. Vous adoptez en fait un ton très polémique au sujet de la production philosophique contemporaine, en France en particulier. Cela laisse supposer que votre propre travail est lui-même original, et possède au moins une certaine éminence, qui puisse vous autoriser à être si sévère envers vos contemporains. Mais je vous avoue que je n’ai pas trouvé, ni dans vos travaux passés ni dans vos travaux récents, grand-chose de bien original . Dans un billet déjà ancien, « le confort intellectuel en philosophie » (25 sept 2014), vous résumez les articles de base de votre position, de manière certainement un peu volontairement caricaturale mais pas totalement infidèle:

-         Il y a un monde extérieur, qui ne dépend pas de nous, et nous pouvons le connaître
-         Il y a du vrai et du faux
-         Il y a de la connaissance, qui sans être infaillible est capable d’être sûre et robuste
-         Il y a des choses particulières, mais aussi des choses générales et des universaux.
-         Il y a des vérités empiriques, mais aussi non empiriques ou a priori
-         Il y a des vérités modales, sur le possible et le nécessaire
-         Il y a des lois de la nature et des essences
-         Il y a des vérités morales objectives
-         Il y a des jugements objectifs esthétiques
-         Il y a des justifications en politique et des formes de gouvernement plus rationnelles que d’autres
-         On peut, et on doit donner des raisons et des justifications pour ce que l’on avance, en philosophie comme ailleurs
-         La raison est la faculté par laquelle nous pouvons connaître et agir : elle s’étend à nos croyances, à nos actions et à nos sentiments.

  ANGE SCALPEL. En effet, je soutiens toutes ces thèses, bien banales. Mais je vous ferai remarquer que d’autres philosophes aussi, et que la question n’est pas seulement celle de savoir si on les soutient, mais comment, et avec quels arguments.

ANGELA CLEPS. Mais même si vous y mettez votre patte, ces thèses ne sont-elles pas l’expression, comme l’a dit l’une de vos critiques, d’un rationalisme fadasse ?

ANGE SCALPEL. Certes. Mais ne vaut-il pas mieux être un rationaliste fadasse et dire des choses vraies, que de dire des choses dont on ne sait même pas si elles sont vraies ou fausses, ou si elles peuvent l’être ? Et ne vaut-il pas mieux essayer de donner des arguments en faveur de thèses fadasses plutôt que de faire, comme tant de nos contemporains, de la philosophie à la ramasse ? 

ANGELA CLEPS. Un autre de vos critiques a dit un jour au sujet des philosophes analytiques français, pensant sans doute à vous : si l’on doit s’intéresser à un philosophe analytique, encore faudrait-il qu’il soit enthousiasmant. 

ANGE SCALPEL. Je ne vois pas pourquoi. Bien des philosophes analytiques dans le passé étaient peu enthousiasmants, et même peu excitants. Ils ont pourtant été importants. Par exemple G.E.Moore, W.VO Quine ou Roderick Chisholm.  Ou même Dummett. De nos jours des auteurs comme Crispin Wright, ou Christopher Peacocke, ne suscitent pas l’enthousiasme des foules. Qui va bondir d’enthousiasme en lisant un livre comme The stability theory of belief de Hannes Leitgeb ? 

ANGELA CLEPS. Pourtant, si je fais la liste des thèses qu’au fil des ans vous avez défendues en philosophie, je ne trouverai rien de bien, sinon enthousiasmant, du moins excitant. Vous avez défendu une forme de naturalisme non réductionniste, et une forme de psychologisme modéré. Vous avez défendu une conception minimaliste de la vérité. Vous avez proposé diverses analyses de la croyance, et défendu l’idée que les croyances doivent être distinguées des acceptations. Vous avez défendu une forme de réalisme en épistémologie. Vous avez mis l’accent sur l’existence de normes épistémiques et proposé une forme de rationalisme. Et défendu une version d’épistémologie des vertus. Si je fais le bilan, cela ne fait pas bézef : la vérité est une norme, la raison est notre guide, il vaut mieux être vertueux que vicieux. Vous parlez de normes, mais vous ne dites pas ce que c’est. Non seulement c’est une philosophie bien banale, mais elle semble bien fausse, dans sa simplicité confortable : la vérité est-elle toujours une norme ? Doit-on toujours se fier à la raison, et celle-ci n’a-t-elle pas des limites bien connues ? Et qu’est-ce que cette apologie de patronage de la vertu ? N’êtes-vous pas, au fond, un neo-con, comme l’a suggéré une autre de vos critiques ? 

ANGE SCALPEL. Je conviens en effet que j’aurais eu plus de succès si j’avais défendu des idées plus provocantes ou plus à la mode : que l’homme est la mesure de toutes choses, que la raison des Lumières a ruiné la pensée et créé tous les dangers de l’ère moderne, que la morale nous opprime, qu’il y a du bon dans la religion, qu’il n’y a jamais eu de progrès scientifique, que la mystique est une forme de rationalité, que toute  la philosophie occidentale est sexiste et raciste, ou que l’avenir de la philosophie est le bouddhisme, ou même que le marxisme-léninisme a encore de l’avenir. Quant à l’accusation d’être un néo-con, je l’assume si « con » veut dire « adepte du confort intellectuel » au sens où je le définissais dans mon billet de 2014. 

ANGELA CLEPS. Je ne vous en demandais pas tant. Disons que je ne vous trouve pas assez audacieux. Ou peut- être que vous n’avez pas su donner à des idées simples ou éminemment éculées ou banales une forme frappante. Prenez par exemple Derrida. Il est parvenu à rendre fameux le terme « déconstruction », dont personne ne sait ce que c’est, mais qui est passé dans le langage courant. Ou Foucault, en proposant des notions comme celles d’épistémè, de savoir pouvoir , ou de régime de vérité, dont personne ne sait bien ce que c’est , mais qui sont dans toutes les bouches. Ou encore Lacan, que l’inconscient est structuré comme un langage, ou Althusser qu’il y a des appareils idéologiques d’Etat. Ce phénomène n’est pas propre à la philosophie continentale : Davidson  est devenu fameux en soutenant qu’une théorie de la vérité pouvait servir de théorie de la signification, Kripke en disant que les noms propres sont des désignateurs rigides, Chalmers en se demandant s’il y a des zombies, pour ne pas parler de Wittgenstein et de ses jeux de langage ni d‘Austin et de ses performatifs. Si le public avait retenu quelque gimmick de ce genre de votre part, vous seriez célèbre.
ANGE SCALPEL. Je n’en doute pas ! Mais, à part que je n’aimerais pas être, comme ces auteurs, réduit à un slogan (certains valent mieux que cela, chez d’autres cela ne va guère au-delà),  qui vous dit que ma platitude n’est pas le fait d’un plan concerté ? Tous mes professeurs au lycée et à l’université aimaient les élèves brillants, et  de ceux de mes camarades qui avaient les meilleures notes on disait « Il (elle) est fort(e)», ce qui voulait dire : « Il (elle) m’en impose par son brio ». Par réaction j’adoptais moi-même un style terne, pedestrian. Le premier article que j’aie publié s’appelait « du bon usage des banalités ». J’aimais l’idée de Husserl selon laquelle la philosophie est une « science des banalités ». Vous noterez aussi que je n'ai jamais créé le moindre concept, ni prétendu le faire. Je n'ai fait que préciser des concepts déjà existants, un fonds commun. L'idée qu'on puisse imaginer ou inventer des concepts me semble absurde, même du point de vue du marketing. Un concept suppose un pensé commun, quelque chose que tout le monde a en partage, mais ne saisit pas toujours clairement. Quand on l'a, il faut le préciser, le rendre plus clair. Mais l'idée d'en inventer un de toutes pièces est ridicule. En philosophie on a toujours des autos d'occasion, jamais des voitures neuves, qui elles mêmes ne viennent que d'anciennes idées. D'ailleurs les voitures soit disant neuves finissent pas être d'occasion. Bergson parut neuf, Nietzsche ou Foucault aussi. Mais c'étaient déjà de leur temps de vieilles guimbardes, qui aujourd'hui  roulent encore en troisième ou quatrième main.

ANGELA CLEPS. Mais même quand vous donnez dans la polémique, vous êtes mou. Il y a des polémistes bien plus mordants que vous. Prenez Onfray. Il est devenu célèbre en crachant sur tout le monde, les politiques, les intellectuels, les universitaires, les journalistes (mais pas les journalistes du Point). Il a pris la place du rebelle officiel.

ANGE SCALPEL. Ce n’est pas mon modèle polémique, en effet. On a les rebelles qu’on peut.

ANGELA CLEPS. J’ai bien compris. Votre style est ironique, même si votre ironie est souvent lourde et confine au sarcasme, à l’aigreur. Mais vous êtes trop subtil, ou trop opaque. On ne vous comprend pas, on ne sait pas qui vous visez. Terne et insolent, ce n‘est pas un bon mélange.

ANGE SCALPEL. Mais n‘est-ce pas le principe même de l’ironie, de ne pas dénoncer directement ses cibles ? 

ANGELA CLEPS. Oui, mais peut être devriez-vous être un peu moins au troisième degré, et descendre juste au second.

ANGE SCALPEL. J’ai peur, en descendant, de toucher le plancher des vacheries. Mais j’essaierai, merci du conseil. Mais au fond n’y a t-il pas quelque chose d’un peu contradictoire dans les reproches que vous me faites : d’être plat et banal, et en même temps d’être trop ironique et trop subtil ?

ANGELA CLEPS. En effet, c’est une combinaison bizarre. Elle vous coule.

ANGE SCALPEL. Est-elle si bizarre ? Tous les grands ironistes l’illustrent. Ils sont pour des valeurs et des idées simples et communes, et ils écrivent de manière masquée. Je ne prétends pas être de leur trempe. Mais c’est ce que je cherche en effet. Et si je coule, tant pis.


  

Angela Cleps