Ange Scalpel, de son vrai nom Gaël Plansec de Bremoïl, est né à Quimper en
1952. Ses parents étaient de petite noblesse bretonne, et possédaient un manoir
près de Plouenez-Morzic. Mais les revers de fortune de son père, et le suicide
de celui-ci, conduisirent sa mère à vendre la propriété familiale et à
s’installer à Pont Labbé pour prendre un poste d’institutrice en pays Bigouden.
De cette enfance bretonne Gaël Plansec conserva toujours la nostalgie. Au gré
des nominations de sa mère, il dut quitter sa Bretagne natale, et passa une
bonne partie de son adolescence à Tours. Il avait des propensions aux sciences
et aimait particulièrement la chimie. Mais il aimait la physique aussi. Un jour
il entendit parler de pataphysique, et chercha à contacter des membres du
Collège du même nom. Mais ceux-ci lui opposèrent le mépris que ces esprits
littéraires et poétiques manifestaient pour les scientifiques. Ulcéré, il se
tourna vers la catachimie. Mais cette science, pourtant faustrollienne,
attirait peu et il se trouva solitaire dans la Touraine, toute acquise à des
chimies œnologiques. Pendant ses années au lycée Descartes, il lut beaucoup,
surtout des romans écossais comme ceux de Walter Scott et de Robert Louis Stevenson et des livres sur
les légendes bretonnes, comme ceux d’Anatole le Braz. Bon élève, il fut admis
en 1971 au Lycée Louis le Grand en classes préparatoires scientifiques, mais
échoua au concours de Polytechnique, et dût se contenter de celui d’HEC. Il en
détesta l’atmosphère, et démissionna très vite, pour aller faire des études de
philosophie à la Sorbonne. Pendant un temps il y trouva la moelle qu’il
espérait, mais l’irrationalisme heideggerien et la mystique catholique qui y
régnaient le dégoutèrent de cette voie. Il opta alors pour des études à la
Faculté de Droit voisine, et y trouva une synthèse entre son désir d’exactitude
et son goût de l’argument, qui le conduisirent à faire une thèse sur « L’exceptionnalité
juridique en droit constitutionnel européen des affaires», qui lui ouvrit
une carrière universitaire, qui commença à Strasbourg, et le conduisit
finalement à Paris au début des années 1990. Il occupa à partir de 1995 la
chaire de droit constitutionnel comparé à l’Université de Paris II Assas. Sa carrière de juriste
international le conduisit dans de nombreux pays, et sa spécialisation tardive
en droit maritime l’amena à faire de nombreux voyages partout où des conflits
territoriaux étaient latents ou ouverts : en Mer de Chine orientale, entre
le Japon et la République Populaire de Chine, et en Mer de Chine méridionale
pour le conflit avec Taiwan, aux Malouines et en Antarctique. Mais l’ironie du
sort voulut qu’il passât quelques années en Suisse, à s’occuper des droits
territoriaux français sur les bords du Lac Léman, et eût à régler les différends
frontaliers entre la France et la Confédération, qui portent sur des questions
juridiques du style : le Léman est-il un fleuve ou une mer ?
Ange Scalpel garda, de ses études de
philosophie, le goût de la spéculation. Il écrivit divers ouvrages de
philosophie, qui eurent un succès d’estime, mais qui demeurèrent dans l’ensemble
confidentiels.
Son décès en aout 2019 reste encore
mystérieux. Selon certains, il aurait été inculpé pour injures sexistes - notamment en ayant refusé de féminiser des noms de fonction contrairement aux recommandations de l'Académie française- et
gardé à vue au commissariat du 9ème arrondissement, et aurait été placé dans une
cellule en compagnie d’une féministe victime de troubles psychiatriques qui l’aurait
roué de coups. On s’interroge pour savoir pourquoi il aurait été placé, alors
qu’on l’accusait d’anti-féminisme, en compagnie d’une féministe mentalement
troublée. Selon d’autres, il aurait dans sa cellule glissé sur une peau de
banane et aurait heurté violemment le mur. On s’interroge sur la présence de bananes dans une cellule. L’une ou l’autre
version sont douteuses. Ses obsèques ont eu lieu dans l’intimité dans la
commune où il avait sa résidence secondaire, à Saint Brizac.
Peu de temps avant sa mort, il m’avait
confié le soin de liquider son blog, dont il avait confié se lasser, ainsi que de son peu de succès et de la faiblesse des discussions des articles. Celui-ci s’éteindra peu à peu, au fur et à
mesure que j’aurai posté ses inédits et œuvres posthumes, qui sont assez
nombreux. On m’a proposé de reprendre moi-même ce blog, mais j’ai décliné :
comment une personne de race canine pourrait-elle reprendre le collier – sit venia verbo- d’un intellectuel réputé sinon misogyne du moins misocyne ?
Mais je liquiderai loyalement son héritage. Je commencerai par publier l‘entretien
qui suit, que j’ai réalisé peu de temps avant sa mort, avant d’apprendre sa
tragique disparition.
Angela Cleps
cynophile
UN ENTRETIEN AVEC ANGE SCALPEL ( 2019)
ANGELA CLEPS. Ange Scalpel, Certains de vos écrits sur ce
blog ont atteint un public moins confidentiel que celui qu’on aurait pu vous
prédire. Notamment ceux qui avaient une tonalité polémique. Vous adoptez en
fait un ton très polémique au sujet de la production philosophique
contemporaine, en France en particulier. Cela laisse supposer que votre propre
travail est lui-même original, et possède au moins une certaine éminence, qui
puisse vous autoriser à être si sévère envers vos contemporains. Mais je vous
avoue que je n’ai pas trouvé, ni dans vos travaux passés ni dans vos travaux
récents, grand-chose de bien original . Dans un
billet déjà ancien, « le confort intellectuel en philosophie » (25
sept 2014), vous résumez les articles de base de votre position, de manière
certainement un peu volontairement caricaturale mais pas totalement infidèle:
- Il y a un monde extérieur, qui ne
dépend pas de nous, et nous pouvons le connaître
- Il y a du vrai et du faux
- Il y a de la connaissance, qui sans être
infaillible est capable d’être sûre et robuste
- Il y a des choses particulières, mais
aussi des choses générales et des universaux.
- Il y a des vérités empiriques, mais
aussi non empiriques ou a priori
- Il y a des vérités modales, sur le
possible et le nécessaire
- Il y a des lois de la nature et des
essences
- Il y a des vérités morales objectives
- Il y a des jugements objectifs
esthétiques
- Il y a des justifications en politique
et des formes de gouvernement plus rationnelles que d’autres
- On peut, et on doit donner des raisons
et des justifications pour ce que l’on avance, en philosophie comme ailleurs
- La raison est la faculté par laquelle
nous pouvons connaître et agir : elle s’étend à nos croyances, à nos actions et
à nos sentiments.
ANGE SCALPEL. En effet, je soutiens toutes
ces thèses, bien banales. Mais je vous ferai remarquer que d’autres philosophes
aussi, et que la question n’est pas seulement celle de savoir si on les
soutient, mais comment, et avec quels arguments.
ANGELA CLEPS. Mais même
si vous y mettez votre patte, ces thèses ne sont-elles pas l’expression, comme
l’a dit l’une de vos critiques, d’un rationalisme fadasse ?
ANGE SCALPEL. Certes.
Mais ne vaut-il pas mieux être un rationaliste fadasse et dire des choses
vraies, que de dire des choses dont on ne sait même pas si elles sont vraies ou
fausses, ou si elles peuvent l’être ? Et ne vaut-il pas mieux essayer de donner
des arguments en faveur de thèses fadasses plutôt que de faire, comme tant de
nos contemporains, de la philosophie à la ramasse ?
ANGELA CLEPS. Un autre de
vos critiques a dit un jour au sujet des philosophes analytiques français,
pensant sans doute à vous : si l’on doit s’intéresser à un philosophe
analytique, encore faudrait-il qu’il soit enthousiasmant.
ANGE SCALPEL. Je ne vois
pas pourquoi. Bien des philosophes analytiques dans le passé étaient peu
enthousiasmants, et même peu excitants. Ils ont pourtant été importants. Par
exemple G.E.Moore, W.VO Quine ou Roderick Chisholm. Ou même Dummett. De nos jours des auteurs
comme Crispin Wright, ou Christopher Peacocke, ne suscitent pas l’enthousiasme
des foules. Qui va bondir d’enthousiasme en lisant un livre comme The stability theory of belief de Hannes
Leitgeb ?
ANGELA CLEPS. Pourtant,
si je fais la liste des thèses qu’au fil des ans vous avez défendues en
philosophie, je ne trouverai rien de bien, sinon enthousiasmant, du moins
excitant. Vous avez défendu une forme de naturalisme non réductionniste, et une
forme de psychologisme modéré. Vous avez défendu une conception minimaliste de
la vérité. Vous avez proposé diverses analyses de la croyance, et défendu
l’idée que les croyances doivent être distinguées des acceptations. Vous avez
défendu une forme de réalisme en épistémologie. Vous avez mis l’accent sur
l’existence de normes épistémiques et proposé une forme de rationalisme. Et
défendu une version d’épistémologie des vertus. Si je fais le bilan, cela ne
fait pas bézef : la vérité est une norme, la raison est notre guide, il vaut
mieux être vertueux que vicieux. Vous parlez de normes, mais vous ne dites pas
ce que c’est. Non seulement c’est une philosophie bien banale, mais elle semble
bien fausse, dans sa simplicité confortable : la vérité est-elle toujours
une norme ? Doit-on toujours se fier à la raison, et celle-ci n’a-t-elle
pas des limites bien connues ? Et qu’est-ce que cette apologie de
patronage de la vertu ? N’êtes-vous pas, au fond, un neo-con, comme l’a suggéré une autre de vos critiques ?
ANGE SCALPEL. Je conviens
en effet que j’aurais eu plus de succès si j’avais défendu des idées plus
provocantes ou plus à la mode : que l’homme est la mesure de toutes
choses, que la raison des Lumières a ruiné la pensée et créé tous les dangers
de l’ère moderne, que la morale nous opprime, qu’il y a du bon dans la
religion, qu’il n’y a jamais eu de progrès scientifique, que la mystique est
une forme de rationalité, que toute la
philosophie occidentale est sexiste et raciste, ou que l’avenir de la
philosophie est le bouddhisme, ou même que le marxisme-léninisme a encore de
l’avenir. Quant à l’accusation d’être un néo-con, je l’assume si
« con » veut dire « adepte du confort intellectuel » au sens où je le définissais dans mon
billet de 2014.
ANGELA CLEPS. Je ne vous
en demandais pas tant. Disons que je ne vous trouve pas assez audacieux. Ou
peut- être que vous n’avez pas su donner à des idées simples ou éminemment
éculées ou banales une forme frappante. Prenez par exemple Derrida. Il est
parvenu à rendre fameux le terme « déconstruction », dont personne ne
sait ce que c’est, mais qui est passé dans le langage courant. Ou Foucault, en
proposant des notions comme celles d’épistémè,
de savoir pouvoir , ou de régime de vérité, dont personne ne sait
bien ce que c’est , mais qui sont dans toutes les bouches. Ou encore Lacan, que
l’inconscient est structuré comme un langage, ou Althusser qu’il y a des
appareils idéologiques d’Etat. Ce phénomène n’est pas propre à la philosophie
continentale : Davidson est devenu
fameux en soutenant qu’une théorie de la vérité pouvait servir de théorie de la
signification, Kripke en disant que les noms propres sont des désignateurs
rigides, Chalmers en se demandant s’il y a des zombies, pour ne pas parler de
Wittgenstein et de ses jeux de langage ni d‘Austin et de ses performatifs. Si
le public avait retenu quelque gimmick de
ce genre de votre part, vous seriez célèbre.
ANGE SCALPEL. Je n’en
doute pas ! Mais, à part que je n’aimerais pas être, comme ces auteurs,
réduit à un slogan (certains valent mieux que cela, chez d’autres cela ne va
guère au-delà), qui vous dit que ma
platitude n’est pas le fait d’un plan concerté ? Tous mes professeurs au
lycée et à l’université aimaient les élèves brillants, et de ceux de mes camarades qui avaient les
meilleures notes on disait « Il (elle) est fort(e)», ce qui voulait
dire : « Il (elle) m’en impose par son brio ». Par réaction
j’adoptais moi-même un style terne, pedestrian.
Le premier article que j’aie publié s’appelait « du bon usage des
banalités ». J’aimais l’idée de Husserl selon laquelle la philosophie est
une « science des banalités ». Vous noterez aussi que je n'ai jamais créé le moindre concept, ni prétendu le faire. Je n'ai fait que préciser des concepts déjà existants, un fonds commun. L'idée qu'on puisse imaginer ou inventer des concepts me semble absurde, même du point de vue du marketing. Un concept suppose un pensé commun, quelque chose que tout le monde a en partage, mais ne saisit pas toujours clairement. Quand on l'a, il faut le préciser, le rendre plus clair. Mais l'idée d'en inventer un de toutes pièces est ridicule. En philosophie on a toujours des autos d'occasion, jamais des voitures neuves, qui elles mêmes ne viennent que d'anciennes idées. D'ailleurs les voitures soit disant neuves finissent pas être d'occasion. Bergson parut neuf, Nietzsche ou Foucault aussi. Mais c'étaient déjà de leur temps de vieilles guimbardes, qui aujourd'hui roulent encore en troisième ou quatrième main.
ANGELA CLEPS. Mais même
quand vous donnez dans la polémique, vous êtes mou. Il y a des polémistes bien
plus mordants que vous. Prenez Onfray. Il est devenu célèbre en crachant sur
tout le monde, les politiques, les intellectuels, les universitaires, les
journalistes (mais pas les journalistes du Point).
Il a pris la place du rebelle officiel.
ANGE SCALPEL. Ce n’est
pas mon modèle polémique, en effet. On a les rebelles qu’on peut.
ANGELA CLEPS. J’ai bien
compris. Votre style est ironique, même si votre ironie est souvent lourde et
confine au sarcasme, à l’aigreur. Mais vous êtes trop subtil, ou trop opaque.
On ne vous comprend pas, on ne sait pas qui vous visez. Terne et insolent, ce
n‘est pas un bon mélange.
ANGE SCALPEL. Mais
n‘est-ce pas le principe même de l’ironie, de ne pas dénoncer directement ses
cibles ?
ANGELA CLEPS. Oui, mais peut
être devriez-vous être un peu moins au troisième degré, et descendre juste au
second.
ANGE SCALPEL. J’ai peur,
en descendant, de toucher le plancher des vacheries. Mais j’essaierai, merci du
conseil. Mais au fond n’y a t-il pas quelque chose d’un peu contradictoire dans
les reproches que vous me faites : d’être plat et banal, et en même temps
d’être trop ironique et trop subtil ?
ANGELA CLEPS. En effet,
c’est une combinaison bizarre. Elle vous coule.
ANGE SCALPEL. Est-elle
si bizarre ? Tous les grands ironistes l’illustrent. Ils sont pour des
valeurs et des idées simples et communes, et ils écrivent de manière masquée.
Je ne prétends pas être de leur trempe. Mais c’est ce que je cherche en effet.
Et si je coule, tant pis.
Angela Cleps |
Il y aura eu deux époques, dans la philosophie scalpelienne. La première était davidsonnienne. Elle était salutaire, car elle ouvrait un nouveau cycle après la fin de l'histoire des postmodernes. Ensuite, il y a eu le rationalisme kitsch d'inspiration bendesque, et c'est l'époque que nous préférons. Il n'est donc pas étonnant de s'intéresser à l'esthétique du kitsch proprement dite, et à la notion paradoxale du bon mauvais goût. Comme le kitsch, le rationalisme est le quotidien omniprésent. Il est urgent de redécouvrir Abraham Moles, qui fut aussi l'introducteur de la théorie de Shannon et Weaver, laquelle a inspiré "Les Bijoux de la Castafiore". En philosophie, Moles avait une formation thomiste.
RépondreSupprimerun peu curieux d'appeler kitsch une doctrine de sens commun. Thomas Reid et GE Moore seraient ils kitsch selon vos critères?
RépondreSupprimerLe sens commun est peut-être une notion kitsch. Comme le conceptus, le sensus communis vient du bazar de la scolastique. C'est le côté démodé du kitsch. De même, quand on revisite Benda, on vous dit : "Vous l'avez sorti de la naphtaline !". Ensuite, le sens commun moderne est le produit d'une déviation, autre pratique kitsch. C'était initialement un problème de perception, mais on le rattache à la rationalité.
RépondreSupprimerA ce compte , tout est kitsch.
RépondreSupprimerJe sentais venir votre décision d'arrêter. Néanmoins elle m'attriste. J'ai bien aimé le ton de votre blog, entre indifférence et esprit de sérieux. Ni universitaire, ni intime, il faisait en tout cas toujours réfléchir. Merci !
RépondreSupprimerMais moi je continue encore un peu! Mais je suis moins prolixe que Scalpel, et je mettrai plus directement des informations sur les publications de Pascal Engel, alors que Scalpel le faisait de manière un peu indirecte. Merci aux lecteurs fidèles.
SupprimerAngela
Ouf, je suis rassuré, vous êtes comme Pessoa, vous ne disparaissez que pour mieux réapparaître. Vivent donc longtemps vos avatars !
SupprimerAbraham Moles disait qu'il y a un totalitarisme du kitsch. C'était l'époque des théorie fermées, qui marchent toujours.
RépondreSupprimersi "kitsch"veut dire simplement "art de mauvais goût",alors on peut bien parler de totalitarisme: par exemple les tulipes de Koons vont bientôt être installées sur les Champs Elysées. Mais on peut aussi se dire que cela fait longtemps que cette avenue est un temple du kitsch. J'ai pour ma part une définition un peu plus complexe.
RépondreSupprimerLe problème est que "kitsch" tend à devenir un pantonyme. On dit "c'est kitsch !", mais cela désigne quelque chose qui est de plus en plus vague. Chez certains, c'est un tic de langage.
RépondreSupprimerun anonyme m'écrit :
RépondreSupprimer"Son dernier coup d'épée", comme dirait Conan Doyle ? ;-)
Pas d'accord avec vous, Angela, à propos de l'absence présumée de gimmicks chez Scalpel : les idées de "norme du vrai", "d'indifférence épistémique", de "vices (et de vertus) épistémiques" sont en voie de gimmickisation avancée. Pas par effet de mode, mais par pertinence intrinsèque : elles résistent à l'analyse, elles éclairent le réel contemporain, et permettent de se frayer un chemin pas trop hasardeux dans la forêt de foutaises et de bonnes intentions qui est la nôtre. Scalpel est discuté, est cité ; ses analyses sont relayées par d'autres, et servent de base à diverses réflexions contemporaines. Les idées scalpéliennes ne sortent pas, par ailleurs, d'un chapeau grandiloquent et pseudo-disruptif, façon Derrida, Foucault, Lyotard & Cie : elles s'adossent chez lui à des discussions serrées des prédécesseurs et des contemporains (Clifford sur l'éthique de la croyance, Frankfurt sur le bullshit, J. Cohen sur la distinction belief/acceptance, etc etc), et se trouvent, point important, mises en pratique par lui, avec l'esprit corrosif de Swift et de Defoe, dans des tribunes de grands quotidiens ("L’Académie française abolit la sélection"), ou des contributions "scientifiques" ("L’affaire Sokal concerne-t-elle vraiment les philosophes français ?") qui nous font encore rire des années après. Et ne parlons pas des dialogues de "La dispute", qui nous ont (véridique !) provoqué de mémorables fous rires... Car Scalpel, comme Swift et Defoe, joue de l'ironie et de la satire comme d'un levier épistémique : on rit, certes, mais en riant, on pense, on réfléchit, on comprend, et on devient un peu moins bête. On se réforme, on révise ses croyances. C'est un rire simultanément corrosif et constructif. Quant aux fresques felliniennes ("La philosophie française en revue") de Scalpel, on en a encore mal au ventre d'avoir tant ri... Scalpel, comme le grand Federico, dit des choses importantes de manière simple et abordable ; il a l'acuité et l'humour des classiques, dont non seulement on ne se lasse pas, mais nous permettent d'y voir plus clair, malgré la distance qui nous sépare parfois d'eux. Sa philosophie, cumulative, dialogique, claire et souvent drôle, théorique et simultanément pratique, est foncièrement utile pour qui cherche à mieux comprendre le monde, et la manière dont nous percevons, avec plus ou moins de bonheur, ce dernier. Chose pas si courante, en philosophie et en sciences humaines, au jour d'aujourd'hui. E la nave va !
C'est gentil, quelques happy few le regretteront. Il a, je crois, adopté le qualificatif que Benda s'attribuait: "le plus connu des auteurs obscurs". Mais n'aura pas été fichu d'écrire une Trahison des clercs...
RépondreSupprimerIl est intéressant de découvrir qu'Ange Scalpel n'était que philosophe de formation. Alors qu'il était juriste universitaire de profession. Qui plus est, constitutionnaliste comparatiste. La conjonction de ces propriétés individu un nombre plutôt limité d'individus dans le monde actuel.
RépondreSupprimerAu-delà d'une simple curiosité pour ces données biographiques, l'intérêt se nourri encore d'une certaine surprise. L'actualité juridique aussi bien que l'évocation plus ou moins directe de ce à quoi il est fait plus ou moins habituellement référence lorsqu'il est fait usage de l'expression "droit" n'ont pas vraiment retenu son attention dans les contributions publiées sur son blog.
Peut-être les inédits auxquels Angela Cleps fait référence feront de cette surprise le résultat d'une défaut d'information.
Quoi qu'il en soit, merci à lui pour ses contributions et à Angela Cleps pour l'exécution à venir de son testament littéraire.
Vous avez tort. Il y a des constitutionnalistes philosophes. Scalpel a fait plusieurs billets sur la fédération européenne ( il est vrai bendistes).De plus mon obituaire dit que Scalpel a publié plusieurs livres de philosophie sans succès. Son blog reflète ces intérêts. Et pourquoi son blog aurait il dû porter sur ses intérêts professionnels stricts? Je suis moi même une chienne, et mes intérêts dépassent malgré tout mon univers canin.
RépondreSupprimerVous avez raison. Il existe des constitutionalistes dont les travaux relèvent pour une plus ou moins grande part de la philosophie. Il me semblait et c'était plutôt le sens de mon propos, que les constitutionalistes philosophes de formation étaient plus rares. Ce qui ne signifie pas qu'il n'en existe pas.
RépondreSupprimerPour le reste j'avais bien noté qu'Ange Scalpel avait publié quelques ouvrages proprement philosophiques. Je faisais part de ma surprise qui n'était pas l'expression d'une norme ou d'une valeur. Je trouvais intéressant que les divers intérêts dont témoignait son blog ne soient pas ceux que sa profession appelait plus directement.
Les billets que vous évoquez sont passés hors de mes radars. J'avais réservé le défaut d'information pour le futur. Me voilà à l'assumer pour le passé.
Je vous renouvelle mes remerciements.
A. M.
Scalpel a lu avec intérêt Théorie de la fédéation d'Olivier Beaud, un constitutionnaliste philosophe, peut être le seul ouvrage de droit qui a vraiment cherché à penser la fédération européenne que Benda appelait de ses voeux dans Trois croisades pour la paix (1948). Il aurait dû en parler.
RépondreSupprimerPour autant que je puisse en juger, Julien Benda est peu connu des juristes en général. Les pages consacrées à l'éducation morale de l'Europe dans un ouvrage récent de Pascal Engel sont très intéressantes. Leur objet, complexe, est d'une nature qui n'est pas exactement celle des objets auxquels les juristes consacrent leurs propres travaux. Cela explique peut-être cette absence de notoriété. Olivier Beaud est plus directement intéréssé par les auteurs de langue allemande et plus spécifiquement encore, par les auteurs allemands.
RépondreSupprimerThéorie de la fédération d'Olivier Beaud est un grand livre. Il contient de très riches analyses qui obligent à reconsidérer les relations entre les concepts "d'Etat", "d'Etat fédéral" et de "Confédération". Mes souvenirs de lecture sont un peu anciens. Une impression un peu plus vive que les autres me reste néanmoins.
L'auteur se propose de construire un concept de "Fédération" indépendant de celui "d'Etat". Concept qui subsumerait les concepts "d'Etat fédéral" et de "confédération". S'appuyant sur des auteurs comme Pelligrino Rossi et Carl Schmitt, il propose un concept de nature politique et génétique: "dualisme de l'existence politique" et "résultat d'un acte de volonté conjoint des parties intéréssées". L'objectif du livre est très explicite: construire ce concept et en tirer un certain nombre de conséquences pour ce qui concerne l'analyse du "phénomène fédératif". La méthode retenue par l'auteur n'est quant à elle pas facile à reconstruire.
Il indique par exemple que le droit international fait de la seul fédération son "interlocuteur". Que la fédération représente la Fédération du point de vue du droit international. Et il qualifie cette solution de fiction juridique. Le droit international nierait par là l'unité politique des Etats fédérés pour ne reconnaître que celle de l'Etat fédéral. Si cette solution est fictive c'est qu'elle ne rend pas compte de la dualité politique que l'auteur estime constitutive du phénomène fédératif. Il produit de la sorte une critique des idéologies proche dans son principe de ce que proposait Hans Kelsen et Jeremy Bentham. La différence réside dans le fait que ces derniers le faisaient à l'aune d'ontologies du droit explicites, toutes problématiques qu'elles puissent être tenues par ailleurs. Le standard de référence est dans cet ouvrage la spécification d'un concept emprunté à une certaine tradition juridique qui a la faveur de l'auteur.
Il est intéressant de remarquer que cette spécification le conduit par ailleurs à proposer une distinction entre "Fédération" et "fédération". Ce résultat est proche de la construction tripartite d'Hans Kelsen qu'il critique par ce qu'elle serait "issue d'une création intellectuelle produit de la logique juridique". L'auteur semble ainsi faire dépendre la valeur explicative d'un concept des données ayant présidé à sa formation.
La Théorie de la fédération mais également La puissance de l'Etat et Les libertés universitaires à l'abandon ? sont des ouvrages importants. Ils ont contribué à redynamiser et à diversifier les études théoriques dans le domaine juridique. Lors d'un colloque récent, Olivier Beaud confiait indiquer à ses doctorants "que la méthode est avant tout un bricolage rétrospectif". Formule plus provocante qu'elle ne rend compte de la démarche suivie par l'auteur dont il serait éminement profitable qu'elle soit intégrée plus directement au débat méthodologique de la discipline.
Je ne me souviens plus quand j'ai commencé à lire monsieur Scalpel, mais j'ai très vite apprecié ces recensions, articles et livres, lesquels m'ont quelques fois marqué. J'ai gardé pour lui un particulière respect pour son éthique intellectuelle. J'ai néanmoins regretté qu'il était plutôt un militant au sujet de la religion, sujet envers lequel il n'a pas toujours exercé le même type d'éthique intellectuelle qu'il appliqua ailleurs. Aussi, j'ai remarqué qu'il n'apliquait pas toujours les mêmes vertus envers quelques-uns de ses collègues . Mais bon, il n'était qu'un homme...
RépondreSupprimerJe suis d'accord en tout cas qu'il a joua un rôle beaucoup plus important que celui qu'on l'attribut
Christ-roi (ma petite Julia) est venu me déranger alors que j'attaquais la 342ème page d'un livre dont rien n'est bon à savoir. "Philippe, Ange est mort !" me dit-elle, "et il nous laisse un testament." Je me lève, je la bouscule, et me voilà sur les bords du Lac Léman, à chanter "la mort ! la mort folle, la morphologie de la méta, de la métamort, de la métamorphose ou la vie, la vie vit, la vivsection de la vie." Puisse ce conteur de platitudes renaître à une vie sexuelle plus divine .
RépondreSupprimerL'on sent quand même dans cette brève interview, derrière cette attitude à la fois austère de celui qui défend des trivialités et faussement cynique de celui qui aime faire usage de l'ironie pour mieux pointer, parfois sardoniquement, de manière enjouée et allègre, les fausses révolutions philosophiques et autres abus intellectuels, caractéristiques de l'esbroufe qui sévit encore de manière hégémonique en cette période socio-historique d'irrationalisme revendiqué et assumé, un fond de regret chez Scalpel de ne pas avoir pleinement pénétré la sphère publique, celle précisément où le "public" prend connaissance d'obscurs travaux d'obscurs savants, pour reconnaître en ces productions des contributions importantes de ces fameuses "humanitas" que l'on s'acharne à faire passer pour obsolètes, l'exemple de la disparition certaine du latin (et du grec) à laquelle travaillent nos "élites" (et contre laquelle je crois Scalpel s'est battu) en étant un exemple tout à fait paradigmatique (bien que nous sachions maintenant qu'aux périodes de décadence succèdent parfois des périodes de Renaissances accompagnées de leurs redécouvertes). Scalpel aurait naturellement rétorqué que la science et la philosophie ne pourront jamais être populaires et que seul un cercle de spécialistes certifiés et d'autodidactes/profanes aguerris pouvait vraiment être en mesure de discuter les tenants et aboutissants des stimulantes questions et problèmes dont il s'était proposé l'étude (voir sa défense de l'université et sa défense d'une conception néo-scolastique/humboldtienne de celle-ci). Mais peut-être ne se serait-il pas opposé à l'idée qu'un "public éclairé" (enlightened public) comme eut dit Dewey (cf. The public and its problems/Democracy and Education entre autres) pût un jour être en mesure non plus simplement de s'enquérir de ses travaux mais de les discuter avec la rigueur scientifique de l'homme de culture, du gentilhomme, qui connaît ses limites mais qui est également mû par une sincère volonté de recherche de Vérité et de connaissance. L'on peut en effet suspecter que Scalpel qui était loin, à raison, de compter parmi les inconditionnels des "médias" et "réseaux sociaux" (c'est le moins qu'on puisse dire), et qui avait à plusieurs reprises eu l'occasion de s'exprimer en termes négatifs sur la substitution, à laquelle les universitaires de sa génération avaient assisté, de l'intellectuel classique qui consacrait son temps à traîter de questions peu "sexy" mais résolument académiques, par l'intellectuel de charme/sophiste dont le type était celui des "nouveaux philosophes", médiatiques, moins soucieux de vérité que de plaire, n'aurait pas rejeté cette vision du cercle des savants comme lus sérieusement par les membres d'une Cité d'Hommes libres, où la rigueur scientifique de la connaissance et de la vérité (et non la vénération des vaches sacrées et des (pseudo) intellectuels) auraient droit de cité et seraient respectées pour elles-mêmes. Il l'aurait néanmoins très certainement, au regard de l'époque qu'il a vécu, trouvée excessivement ambitieuse et irréaliste mais en aurait peut-être fait un horizon vers lequel des sociétés réellement démocratiques se doivent de tendre. Il n'en reste pas moins que les oeuvres sérieuses, l'on peut l'espérer, finissent toujours à terme par bénéficier de la réception dont elles sont dignes, et qu'ultimement c'est ce fameux tribunal de l'histoire scientifique qui jugera de la grandeur des apports scalpeliens.
RépondreSupprimerScalpel fit, quand l'occasion s'en présenta, oeuvre de popularisation. Il écrivit des livres pour le grand public . Mais il ne parvint jamais à suivre le rythme qu'exigeait en ce domaine la dérégulation qu'on observa, en gros depuis l'épisode des "nouveau philosophes" du genre philosophique, qui donna à une petite coterie de journalistes soi disant philosophes m un pouvoir démesuré sur la pensée. Il se sentait professeur, et non homme de media. Aujourd'hui même si on est universitaire, il faut accompagner ses livres comme des enfants à la kermesse. Scalpel n'en avait pas envie. Et ses livres, même populaires dans leur dessein, ne s'y prêtaient pas.
Supprimer(suite) Ainsi Scalpel pénètrera-t-il, en plus de la sphère scientifique où il est quand même bel et bien reconnu, cette sphère "publique éclairée" mais à une époque où précisément un tel public existera, une époque post-médiatique, post-réseaux sociaux, post-smartphonisée, où ces régressions auront été rangées définitivement dans les tiroirs à accessoires nuisibles et aliénants. En attendant l'avènement d'une telle époque, capable d'honorer les besoins métaphysiques de Vérité propre à tout Homme, à même de reconnaître la valeur épistémique des contributions de Scalpel, adressons à notre tour à la communauté "Engelienne" des avatars Tagliatesto-Scalpelo-Clepso-philosophiques nos sincères condoléances. Puisse feu le professeur Scalpel être au moins honoré dans le cimetière virtuel des incarnations fictives de la toile.
RépondreSupprimerMerci à Angela Cleps pour l'obligeance dont elle fait preuve à l'égard de la postérité directe de ses travaux.
Un lecteur fidèle.
Merci de ce gentil mot. en tant que Toutou, je l'apprécie
RépondreSupprimerangela Cleps
Je m'en veux terriblement de ne pouvoir identifier le livre dans lequel l'ami de Scalpel aurait exposé une "démonstration" de l'existence de jugements esthétiques objectifs. Merci pour votre aide...
RépondreSupprimerJe ne sais qui a parlé de "démonstration". Moi ? Et de quel ami s'agit -il ?
RépondreSupprimerLe mercredi 13 juillet, de 11h à midi, il sera parlé de "le Trahison des clercs" de Julien Benda, sur France Cuture.
RépondreSupprimerJ'espère que l'un des deux invités, pour parler de ce livre, sera Pascal Engel.
Bonjour,
RépondreSupprimerMerci pour ce papier toujours revigorant en ces temps irrationalistes. Deux petites questions. Après avoir défini les termes clefs, pourriez-vous répondre simplement aux deux questions suivantes :
1) Pouvez-vous nous donner des exemples de "vérités morales objectives" et de "jugements esthétiques objectifs" ?
2) À supposer que vos deux thèses soient vraies, sur quoi vous basez-vous pour les tenir pour vraies ? Vous appuyez-vous sur des connaissances factuelles (empiriquement démontrées), ou sur une démonstration purement logique ?
Bien cordialement,
Entrain
verité morale objective : il n'est pas bon de tuer
RépondreSupprimervérité esthétique : une oeuvre qui a passé le test du temps est belle
Merci pour ces exemples.
SupprimerJ'ai seulement du mal à voir comment ces deux vérités peuvent être objectives dans le même sens que les vérités logiques ou mathématiques.
Je m'explique : il me semble qu'Ange Scalpel argumente (cf. Les vices du savoir, p.277-278) le fait que les vérités (les normes et les valeurs morales et esthétiques) ne sont pas réductibles aux pratiques sociales. Fort bien, mais les vérités mathématiques peuvent être démontrées, et la validité de ces démonstrations est fortement indépendante du contexte culturel.
La proposition "une oeuvre qui a passé le test du temps est belle" est assez douteuse : comprend-t-on "le test du temps" de la même manière qu'un autre individu appartenant à une culture distincte ? Que veut dire ici exactement le prédicat "beau" ?
J'ai bien du mal à comprendre comment une vérité esthétique ou morale peut être aussi objective (c'est-à-dire indépendante des contextes culturels, subjectifs) qu'une vérité mathématique.
À moins d'adopter une position réaliste forte (= ces propositions vraies "existent" dans un monde indépendant des humains et de leurs contextes culturels), mais cela me semble être une position in fine irrationaliste.