Pacher Le diable tend le livre des vices à Saint Augustin, Alte Pinacotek, Munich |
Je fis un rêve. J’occupais un appartement que
je louais, mais où certaines pièces étaient communes avec un autre locataire. A
certains moments on voyait apparaître l’un des occupants, en slip et en marcel,
ou l’un de ses mioches, sortant d’une de nos portes, et des fenêtres donnaient
sur l’autre appartement, nous révélant des épouses présumées en nuisette et
bigoudis, lisant des magazines people sur des canapés Conforama. Cela ne posait
pas trop de problèmes jusqu’à ce que je découvre que mes colocataires avaient
ouvert, sur une terrasse attenante à mon propre appartement, un restaurant, qui
plus est chinois. Des tables étaient dressées là, avec des bols de riz, des
baguettes, des lampions, et l’odeur acide des nems, la puanteur des sauces au
soja et des tofus, des soupes chop suey et des litchis, rendaient nécessaire
d’ouvrir grand les fenêtres pour que l’air ne se vicie pas trop. Je m’y
faisais, car il m’arrivait de m’asseoir à table, car c’était finalement commode
d’avoir un restaurant chinois quasiment à domicile, et qui plus est pas cher.
Un midi, alors que je sortais de mon appartement pour m’installer à l’une des
tables de l’Empire des cieux étoilés, je tombai nez à nez avec Jean Louis
Chrétien, mon ancien camarade d'Ecole normale devenu plus tard mon collègue à
l’université, attablé devant une marmite de poisson du Sichuan.
« Jean-Louis,
m’exclamai-je, quelle surprise ! Mais je te croyais mort ! Tu es donc vivant !
»
Il me regardait en souriant, sans rien dire.
Nos rencontres n’avaient pas été nombreuses.
La première fois que nous nous rencontrâmes
était dans la cour du Lycée Henri IV, à l’automne 1971. C’est un cube, futur
égyptologue, qui chapeautait les bizuts pensionnaires, qui me le présenta : «
Bizut, baise les chaussures de Chrétien, qui vient d’entrer à l’Ecole cacique
et en carré. » Je m’exécutai en faisant une sorte de génuflexion devant un
jeune homme timide aux cheveux longs, mi amusé mi gêné. Toutes sortes de
légendes urbaines couraient déjà sur lui. L’une était que durant son année de
khâgne il avait lu tout Balzac pendant les vacances de Pâques. J’avais moi-même
lu tout Arsène Lupin pendant un été quelques années auparavant, mais cet
exploit perdait toute valeur face à celui qu’on me rapportait, d’autant que je
n’avais aucune idée alors de l’étendue de la Comédie humaine. Une autre était
qu’il avait commencé à rédiger un mémoire de maîtrise sur Le secret chez Plotin
sous la direction de Pierre Aubenque à la Sorbonne. Là aussi cela me plongeait
dans des abîmes de perplexité, car j’ignorais tout de Plotin, et n’avais pas la
moindre idée de sa théorie du secret, encore moins du fait qu’il en eût une
(1). Une autre légende était qu’il était trotskyste. Elle se vérifia en partie,
car durant l’année scolaire il y eut des remous politiques au lycée, dans
lesquels les militants de toutes tendances cherchaient à contrôler et à
canaliser les ardeurs des jeunes maos spontex, qui avaient ma sympathie. Nous
avions fait la grève des cours et organisions nous-mêmes des « contre cours ».
Lors d’une assemblée, j’aperçus Chrétien furtivement, sans doute venu de l’ENS
soutenir ses anciens camarades de lycée, et aider à récupérer notre mouvement.
A l’Ecole normale je ne vis Chrétien que de
loin, mais tout le monde savait qu’il avait aussi été cacique de l’agrégation
de philosophie. J’ai connu d’autres
bi-caciques, mais j’ai toujours considéré Chrétien comme mon cacique. Il était
en fait le cacique des caciques, et dominait les autres de loin, par la
profondeur de sa culture et de ce que tout le monde reconnaissait déjà comme la
marque du génie, mais avec une discrétion et un effacement complet. Je ne le revis qu’en 1981, quand après
plusieurs années d’enseignement au lycée, notamment à Mâcon, il fut nommé
maître-assistant à l’Université de Paris XII Créteil, où j’avais moi-même été
nommé assistant six mois avant. Il avait déjà la réputation de ne pas pouvoir
quitter Paris, et son séjour en province lui avait coûté. J’avais l’habitude de
plaisanter sur le fait qu’il ne pouvait dépasser les Buttes Chaumont au Nord et Montsouris au Sud (mais avais moi-même du mal
à sortir de ce périmètre). Le jour de la rentrée universitaire, on me chargea
de présenter à nos deux nouveaux collègues, Jean Largeault et Jean Louis
Chrétien, les locaux et la bibliothèque. Je promenai ce couple improbable dans
l’espèce de HLM qui tenait lieu de
bâtiment principal de l’Université de Paris-Val de Marne, effarés de découvrir
l’état de l’enseignement supérieur dans les banlieues. C’est à cette époque que
j’eus l’occasion de rendre visite à Chrétien à son domicile dans le Marais. Il
habitait une petite rue près du Pont Sully, que je connaissais car j’y allais
souvent à un restaurant alors peuplé d'hermétiques ouvriers en guerre avec mon silence, Le temps des
cerises. J’étais, je crois, chargé de lui transmettre divers documents
universitaires. Il travaillait dans une pièce assez étroite mais à haut plafond qui donnait sur la rue, et sur
ses étagères de livres, je notai d’emblée d’énormes in folio qui trônaient:
l’Opus oxoniense de Duns Scot dans une édition du quinzième siècle. Cela m'inspira un immense respect. J'avais lu Gilson, mais Duns Scot était pour moi la Moby Dick de la pensée.
Je ne revis Chrétien qu’à un dîner chez un
ami, une dizaine d’années plus tard. Par politesse envers nos hôtes je déclarai
que j’adorais tel ou tel plat qui nous était servi : « On n’adore que Dieu », lâcha-t-il. Un peu plus tard, en me quittant,
il se mit à déclamer d’un trait le début de la
première Elégie de Duino :
Wer, wenn ich
schriee, hörte mich denn aus der Engel
Ordnungen? und
gesetzt selbst, es nähme
einer mich
plötzlich ans Herz: ich verginge von seinem
stärkeren Dasein. Denn
das Schöne ist nichts
als des
Schrecklichen Anfang, den wir noch grade ertragen,
und wir bewundern
es so, weil es gelassen verschmäht,
uns zu zerstören.
Ein jeder Engel ist schrecklich.
Und so verhalt ich
mich denn und verschlucke den Lockruf
dunkelen
Schluchzens. Ach, wen vermögen
wir denn zu
brauchen ? Engel nicht, Menschen nicht,
und die findigen
Tiere merken es schon,
daß wir nicht sehr
verläßlich zu Haus sind
in der gedeuteten Welt.(2)
Etais-je moi-même un ange
si terrible?
Je rencontrai Chrétien plus souvent quand
je devins professeur à Paris IV. Il y était, depuis une dizaine d’années,
maître de conférences, et y avait déjà beaucoup de succès comme enseignant. Il
intervenait avec une grande autorité dans les réunions. Il était très sérieux,
mais avait aussi beaucoup d’humour. Mais comme il n’avait ni courrier
électronique ni ordinateur, ni même machine à écrire - je plaisantais sur sa
plume d'oie et son encrier - il n’était
pas aisé de le solliciter pour les obligations diverses qui jalonnent la vie
universitaire. Quelques années plus tard, il passa directement professeur, fait
rarissime à l’époque pour ce département, sur un poste taillé à sa mesure, en
philosophie de l’antiquité tardive et du haut Moyen âge. Je n’ai jamais suivi
ses enseignements, mais comme j’avais cours juste avant lui, je voyais, dix
minutes avant la fin de ma séance, surgir quelques moines en robe de bure, qui
se plaçaient d’avance dans la salle pour être sûrs de s’asseoir et écoutaient,
perplexes ou goguenards, mes exposés sur la sémantique des conditionnels et sur
l’inférence bayésienne. Quand je quittais mon maigre public, une foule compacte
massée dans le couloir était déjà prête à investir la salle pour entendre les
leçons de Chrétien sur Saint Augustin ou sur le néoplatonisme. Nos rapports
étaient cordiaux, mais nous n’avons jamais parlé de philosophie (ce qui n’avait
rien d’exceptionnel dans un département où chacun restait dans ses cénacles
sans communiquer avec ses collègues). Même quand je codirigeai en 2006 un
numéro de revue sur le témoignage, où il publia un article très éclairant sur
le concept chrétien de témoignage, nous n’eûmes pas l’occasion d’échanger, car
c’était comme si on parlait deux langues différentes : moi celle du vulgaire, pour
qui un témoin est celui qui communique un contenu via une énonciation, lui
celle de la Bible pour laquelle on témoigne toujours de Dieu. Mais j’avais un peu lu quelques-uns de ses
textes, qui m’inspiraient un mélange à la fois d’admiration et d’incompréhension.
Je le croisai par hasard dans les couloirs de
la Sorbonne ce printemps, et il m’annonça qu’il avait pris sa retraite.
Maintenant que je me trouvais de nouveau
face à lui dans ce cadre bizarre, je voulus essayer de comprendre pourquoi nous
n’avions jamais dialogué. C’était, après tout, peut être l’occasion de ce type
de dialogue à voix nue et en tête à tête qu’il ne cesse d‘appeler de ses voeux
dans ses livres, rejetant à parfaitement juste titre les pseudo-dialogues qu'on
ne cesse de nous proposer à l'université, dans les journaux, dans les colloques
et maintenant en permanence sur la toile, qui tue toute parole et tout
argument. J’essayai, enfin, mais sans
doute trop tard, d’entamer la conversation.
« Ce qui m’a au départ rebuté dans ton
œuvre [nous nous tutoyions] est qu’elle
me semblait de part en part théologique. Ses points de départ, ses prémisses,
sont théologiques et présupposent la vérité de la foi chrétienne et du
catholicisme. Les concepts, les problèmes auxquels cette œuvre s’adresse sont
eux-mêmes théologiques, ou descendent de ceux de la théologique chrétienne. Ce
n’est pas ainsi que je conçois la recherche en philosophie. Non pas que, tout
comme le chrétien, je ne reconnaisse pas la réalité et l’objectivité de la
vérité, au contraire. Mais que la vérité soit révélée, qu’elle soit toujours
traitée comme un donné qu’il faut interpréter dans une sorte d’herméneutique
infinie, est quelque chose qui me semble aller contre la philosophie telle que
je la conçois, qui ne peut partir d’une vérité qu’on considère d’emblée comme
immuable. Toute ton œuvre est construite sur le donné de la foi chrétienne et
en explore méthodiquement les voies. Mais il est vrai qu’il y a théologie et
théologie. Il y a une théologie philosophique, qui élabore une recherche à
partir de la théologie classique, en en reconstruisant les concepts. En ce
sens, ton oeuvre est philosophique. Dans un entretien, tu te défies des «
douaniers » de la philosophie, qui posent des limites, et taxent ceux qui les
franchissent. Et c’est vrai qu’on peut faire de la théologie, comme Thomas
d’Aquin et Duns Scot, et sans doute Levinas pour la foi juive et Ricoeur pour
la protestante, sans abandonner la philosophie. Mais tout comme Bréhier et
Brunschvicg jadis, je considère qu’on est d’abord philosophe, avant d’être
chrétien, autrement dit que « chrétien » est un attribut accidentel de «
philosophie » et non pas un attribut essentiel, alors que pour toi comme pour
Gilson et Blondel, et la plupart des chrétiens philosophes, c’est l’inverse.
Cette prémisse menace toute l’entreprise, selon moi – alors qu’évidemment elle
est pour toi le sine qua non. Cela ne peut que rendre, ultimement notre
dialogue impossible, au pire très difficile, et c’est je crois la raison pour
laquelle il n’a jamais eu lieu. A cela
s’ajoute le fait que ton autre point de départ est heideggerien. Toute ton
œuvre repose sur la conception heideggerienne de l’être et de la vérité comme
dévoilement. Elle est un commentaire indirect permanent de ce qu’ Heidegger appelle
acheminement vers la parole, et explore systématiquement les formes du secret,
du voilement du divin, dans une synthèse de l’heideggerisme et du catholicisme.
Le principe de base de la philosophie herméneutique, et encore plus celui de
l’herméneutique religieuse, est qu’il y a un texte, déjà là, qu’il faut
interpréter, dont le sens se cache et dont il faut approcher en permanence le
sens, sans jamais l’épuiser. C’est une manière de faire de la philosophie qui
m’est fondamentalement étrangère. Elle repose aussi sur une vaste tautologie,
donnée par le cercle herméneutique : on ne peut interpréter qu’un sens qu’on a
déjà mis dans un texte, dans une tradition, et qui est déjà là et déjà compris
avant même qu’on s’attelle à la comprendre.
Cela ne veut pas dire que la théologie
comme socle interdise une recherche philosophique authentique, ni que la
tradition théologique ne soit pas philosophique. L’originalité de ton œuvre est
d’avoir, comme tu le dis souvent, proposé une phénoménologie de la parole et de
toutes ses dimensions - la promesse, la
réponse, l’appel, la voix, le silence, le monologue - sous toutes ses formes,
d’abord dans la philosophie de tradition platonicienne et augustinienne, mais
aussi dans la poésie et la littérature. Chacune de ces formes de parole est
associée à des formes d’expériences vécues, celle de la faiblesse, de la
fatigue, de la fragilité. Tu as dit
assez ce que tu dois à Henri Maldiney sur ces points entre autres. J’ai
beaucoup apprécié ton opus en deux volumes Conscience et roman. Je partage ton
souci de t’adresser au roman comme pensée, et de le lire en philosophe plutôt
qu’en narratologue ou en théoricien de la fiction, c’est-à-dire de le lire
comme incorporant une forme de pensée, proposant des thèses implicites qu’on peut
rendre explicites. Je partage aussi l’analyse que tu proposes du roman comme
étant de nature cognitive, c’est-à-dire véhiculant une connaissance, et non pas
comme jeu du récit et du langage. En ce
sens, et malgré l’affinité de ton œuvre avec celle de Blanchot, tu romps avec
l’idée que Benda ne cesse de dénoncer, celle de la littérature pure, qui ne
renvoie qu’à elle-même et à son infini ressassement J’admire aussi profondément l’immense
culture, l’extraordinaire profondeur d’analyse de ces deux livres, qui témoigne
d’une familiarité impressionnante avec Stendhal, Balzac, Hugo, Flaubert, James,
Faulkner et quantité d’autres auteurs. C’est l‘un des rares vrais dialogues
qu’un philosophe ait mené avec la littérature. Mais je suis en désaccord avec nombre de tes prémisses et thèses
principales. La plus frappante est que le roman moderne vise avant tout à
décrire une réalité psychologique, celle de l’intériorité de la conscience
humaine, et de ce que tu appelles la « cardiognosie », la connaissance du coeur.
Tu en étudies toutes les figures, de la psychologie stendhalienne à la
psychologie indirecte de Flaubert et de James en passant par Balzac, Woolf et
bien d’autres, tous commentés magistralement, à travers des observations
toujours éclairantes. Il est vrai que le roman contemporain est d’essence
psychologique, qu’il vise à décrire souvent la réalité mentale des personnages,
et à travers celle-ci la réalité sociale, souvent conçue de manière
individualiste, comme le reflet de la psychologie des individus. Mais décrit-il
pour autant l’intériorité et se propose-t-il, comme tu le soutiens, de se
mettre à la place de Dieu pour scruter les cœurs ? Cela ne me semble pas
évident. Il me semble que si le roman contemporain, décrit une nature, ce n’est
pas, et en tout cas pas seulement, une nature intérieure sur laquelle le
romancier braquerait sa torche littéraire, mais aussi une nature qui est en
grande partie extérieure au sens où il décrit non pas – ou en tous cas pas
seulement- des profondeurs du moi , mais
aussi des espèces parfaitement accessibles à tous : des caractères, plongés
dans une réalité sociale, et des émotions et affects , qui sont parfaitement
publics. Je suis en désaccord également avec la lecture très sévère que tu
donnes de Stendhal, que tu lis comme une sorte de Paul Bourget avant la lettre,
inspiré par la psychologie analytique des Idéologues. Cette lecture n’est pas
fausse mais elle laisse totalement de côté un élément essentiel du style de
Stendhal, l’ironie qu’il manifeste vis à vis de ses personnages. L’ironie
suppose bien sûr qu’on puisse attribuer à autrui, et lui à vous-même s’il doit
comprendre votre ironie, des intentions et des sentiments. Mais elle suppose
aussi une perspective et des jugements : ceux du personnage, et ceux de l’auteur qui s’immisce dans sa
psychologie. L’ironie suppose un jugement moral, un point de vue sur les
valeurs et les normes, et en ce sens une distance prise par rapport à la
psychologie. Tu donnes une analyse remarquable du rôle du discours indirect
libre chez Flaubert et James. Mais la fonction de ce style est d’accentuer
l’ironie, et l’un des auteurs qui l’a fait le mieux est Musil, qui est laissé
de côté dans ton livre. A mon sens, la lecture qui est proposée de l’évolution
du roman dans Conscience et roman part bien trop du postulat qui était celui de
la critique « psychologique » de Georges Poulet et Charles Mauron, selon lequel
le roman a à charge de scruter les profondeurs du moi. Certes, tu prends acte
du fait que nombre de romans contemporains, ceux de Joyce, de Sarraute ou de
Beckett consacrent la dissolution du moi, mais là tu leur reproches, comme
d’ailleurs à leur prédécesseurs, de manquer la vraie intériorité. La thèse
sous-jacente est celle de Malebranche et de la tradition augustinienne : nous
ne connaissons pas, et nous ne pouvons pas connaître, notre sentiment
intérieur, seul Dieu le peut, et l’idée même d’atteindre les profondeurs du moi
est une illusion, en plus du fait d’être haïssable. Mais toute cette lecture
présuppose qu’il y a une intériorité, que l’on pourrait connaître mais qu’on ne
connait pas, et qui reste à jamais cachée. Pour citer Wittgenstein dans le
cours de ses analyses du « langage privé », est-ce même sûr que Dieu pourrait
lire dans notre esprit ce que nous voulons dire par nos mots et désignons par
nos paroles intérieures ?
Aussi passionnantes soient tes analyses des
actes de parole chez Saint Augustin, ou du témoignage, elles me semblent
reposer sur des présupposés problématiques. Pour ne pas parler des actes de
langage, que la philosophie de tradition analytique a abondamment discutés et
auxquels tu réponds obliquement dans ton livre sur l'évêque d'Hippone, je ne ne
prends qu’un exemple, celui, déjà cité,
emprunté à ton analyse du témoignage :
« Je peux témoigner de la véracité ou de la
moralité de quelqu’un, même si en droit cela appelle une régression à l’infini,
puisqu’il faudrait quelqu’un pour témoigner des miennes. Cela attire
l’attention sur le caractère insubstituable de l’acte nôtre d’accepter,
d’agréer, de valider un témoin et son témoignage, ou de les refuser. Je peux
aussi témoigner de ce dont il témoigne, si je suis en mesure de le faire, et la
concordance des témoignages fait alors qu’indirectement ou obliquement, je
témoigne de l’autre témoin. Mais on ne peut pas témoigner, humainement, de son
témoignage, de son acte de témoigner, dont la source nous demeure cachée (on
peut seulement témoigner qu’il a produit ce témoignage). Qu’on ne le puisse pas
humainement signifie-t-il que c’est impossible absolument, ou laisse-t-il
ouverte la possibilité que Dieu témoigne du témoignage d’un homme ? » (« Neuf
propositions sur le concept chrétien de témoignage », in Philosophie, 88, 2006,
p. 73)
Pourquoi ne peut-on témoigner, humainement,
de son témoignage, dont la source nous demeure cachée ? Cette analyse suppose
que soit correcte la conception que l’on appelle parfois réductionniste du
témoignage selon laquelle la justification du témoignage, sur laquelle repose
la connaissance du témoin, doit remonter à une source ultime, un premier
témoin. Mais pourquoi devrait-on remonter à cette source ou à cette origine ?
Selon la conception du témoignage de Reid, opposée à celle réductionniste de
Hume, il y a une présomption de véracité, ou de crédibilité, inscrite dans
notre nature sociale et humaine par Dieu, mais qui ne fait pas de lui le témoin
privilégié ou ultime. Dieu ne fait que nous garantir en général les témoignages humains. Il n’a pas à
témoigner de nos témoignages. Cette idée, il est vrai, est souvent reprise par
ce que l’on appelle l’épistémologie réformée des calvinistes ou néo-calvinistes
américains, et je suppose qu’elle a peu d’attrait pour un catholique.
Finalement, au-delà de l’ontologie du
secret plotinienne, néo-platonicienne, pascalienne et heideggerienne, n’y
a-t-il pas une gnoséologie mystique ? Le livre sur le roman met en parallèle,
presque en concurrence, la connaissance que peut avoir le mystique, comme Saint
Jean de la croix, de Dieu et non pas de son moi, et la connaissance que peut
avoir le romancier de l’intériorité des cœurs. Mais là aussi cela suppose que
le mystique puisse avoir une connaissance, qu’il y ait une connaissance
mystique. Mais on aura beau nous expliquer qu’il y a chez le mystique des
équivalents de la connaissance humaine ordinaire, par la sensation, la
perception ou l’intuition, et que par elles le mystique peut entrer en relation
avec le divin, celui-ci fût-il caché, obscur, dans la distance et le secret, je
resterai sceptique. Le terme de « connaissance » est certes à géométrie
variable: on l’emploie pour désigner la connaissance animale, la connaissance
littéraire, la connaissance sociale et la connaissance scientifique. Il y a
sans doute des variétés de connaissance : la connaissance sensorielle, la
connaissance de soi, la connaissance
mémorielle et la connaissance historique. Mais la liste est-elle ouverte,
jusqu’à inclure la « connaissance » du mystique ? Et par quels critères peut-on
appliquer ce terme ? C’est faire certainement preuve d’un positivisme étroit,
contre lequel tu as parfaitement raison de t’insurger, que de réduire la
connaissance à la connaissance sensorielle et à la connaissance scientifique.
Mais n’est-ce pas par un coup de force qu’on instaure l’existence d’une
connaissance mystique ? Pour le chrétien, peut-être aussi le platonicien, la
connaissance est amour. Mais c’est quand même
donner un sens bien spécifique à la notion de connaissance ! D'autres
ont essayé de parler de la connaissance mystique. Mais je crains bien que ce ne
soit un terme aussi vide que le vide auquel il aspire. Et si l’on entend, à
l’instar de la philosophie herméneutique, explorer les voies d’une telle
connaissance comme une connaissance interprétative, il faut encore justifier
cette connaissance comme répondant minimalement aux critères qu’on est en droit
d’attendre quand on emploie ce terme. Tu me répondras sans doute que c’est
encore jouer les douaniers de la
connaissance, et que ces critères ne se laissent pas énoncer, mais montrer et
exemplifier, et surtout transgresser, et ton œuvre déploie les manières dont la
parole, la prière, l’écriture, la promesse et les autres formes de saisie du
divin se montrent et se vivent. Mais j’ai tendance, sur la mystique, à adopter
la position, certes étroite et philistine, mais à son sens raisonnable de
Ramsey face à la fameuse proposition finale du Tractatus : « Ce dont on ne peut
parler il faut le taire, mais on ne peut pas le siffler non plus. »
Je guettais la réponse de Jean Louis Chrétien
à ce discours trop long, si scandaleusement
impudique et expéditif, et sa désapprobation. Mais il se contentait de
sourire. Très peu de temps s’écoula avant que ce sourire, et sa figure même, ne
s’effacent, jusqu’à ne même plus, comme
celui du chat du Cheshire, garder sa trace. Je restai seul face à mon bol de
riz et mes voisines en bigoudis.
(1) cf le texte d'un de nos condisciples, Alain Dewerpe et l’histoire dormante du secret
(2) à la traduction de Jean pierre Lefèbvre de Und so verhalt ich mich und denn verschlucke den Lockruf dunkelen Schluchzens par: Et donc je me
retiens et ravale l’appel d’obscurs sanglots, que commente l'un de mes critiques (cf les commentaires de ce billet), je préfère celle de Lorand Gaspar Mieux vaut que je taise la montée obscure de l’appel parce qu'elle met en valeur la notion d'appel, si essentielle à Chrétien.
Très beau soliloque. J'ai apprécié particulièrement votre commentaire à la connaissance mystique...
RépondreSupprimerIl serait intéressant de confronter les remarques critiques ici proposées sur la notion même de "connaissance mystique" aux conclusions du travail de Frédéric Nef : « La mystique n’est pas une sortie irrationnelle hors de la connaissance, c’est un maintien héroïque de la rationalité dans les régimes limites de la connaissance. » Dernière phrase de l’ouvrage de Nef, La connaissance mystique, Émergences et frontières, Éditions du Cerf, p.411.
RépondreSupprimerDans les James Bond, il y a, je crois, une phrase un peu récurrente de la part du héros: "un bon espion doit aussi savoir ne pas tirer"
SupprimerBenda dit aussi que le combat entre le rationaliste et le mystique est inégal, car le rationaliste dit à son adversaire : « Nous prenons le rationnel
Supprimeret vous laissons le mystérieux». Le mystique répond.: «Je prends le mystérieux
et aussi le rationnel». Chose d'ailleurs naturelle chez qui refuse toute distinction
entre l'être et le connaître. Le rationaliste doit comprendre le mystique; ce que
ce dernier n'est pas tenu de lui rendre."
Et cela vous semble correct ? Pourriez vous me dire en quoi ? Ou bien une défense téméraire d'un oxymore ?
RépondreSupprimerTotalement d'accord avec vous, monsieur Engel, mais je ne puis qu'être d'accord avec Monfeuillard... car, pourquoi ne pas faire une recension "critique" d'un livre dont vous avez sans doute lu ? Cela me rappelle l'un de vos articles ou recensions où vous dissiez qu'on doit faire aussi de recensions "critiques".
RépondreSupprimerPascal Engel fait beaucoup de recensions, trop....
RépondreSupprimerVous n'allez pas demander à Scalpel d'en faire une aussi. Et ici nous ne sommes pas dans une revue, mais sur un blog, et les textes de Scalpel ne sont pas des articles. Je ne balance pas, j'évoque.
Bien entendu le paragraphe final de ce texte est aussi une allusion au livre récent de Nef, même si je n'assimile pas sa position à celle de Chrétien, et une réponse esquissée à la phrase citée. Mais si vous êtes d'accord avec M. Monfeuillard, pourquoi ne dites vous pas, même de manière rapide, pourquoi ? TEn quel sens la connaissance mystique est elle rationnelle ? Qui dit connaissance dit vérité. La connaissance mystique est elle vraie? Une connaissance s'apprend et se transmet. Elle doit aussi pouvoir s'articuler. Apprend on et transmet on une connaissance mystique? Peut-on la dire ou l'expliquer ? Wittgenstein au moins était clair sur ce point. Je ne vois pas d'inconvénient à ce que l'on étende le sens ordinaire des mots, mais à force de passer un pull à la machine, il rétrécit... Il semble que mon point est clair la connaissance mystique n'est connaissance que par abus de langage. Si vous voulez savoir ce que j'appelle "connaissance" , je ne peux renvoyer qu'à ce que mon collègue Pascal Engel a écrit ailleurs. Je m'accorde fort avec lui.
Vous m'avez mal compris. Je suis d'accord avec Monfeuillard pour dire que monsieur Engel, étant tellement avoué à la question de la connaissance, devrait prendre le temps pour dire ce qu'il pense d'un sujet qui lui est tellement cher et du problème soulevé par ledit oxymore. Mais je m'étonne... Ou ne faudrait-il pas s'étonner?
SupprimerEcrire sur la mystique demande qu'on en ait le goût.
SupprimerJe pensais que vous vous intéressiez au kitsch...
SupprimerLa mystique n'est pas kitsch. Cela dit il y a une esthétique kitsch dans certaines formes d'art religieux.
Supprimer"Je ne balance pas, j'évoque" (Audiard)
Supprimer"A force de passer un pull à la machine, il rétrécit"
(Souchon)
"mon collègue Pascal Engel". LOL.
Oui, la question ne peut être traitée de façon satisfaisante, càd suffisamment précise, dans le cadre d’un blog, j’en conviens...
RépondreSupprimerLa citation de Nef que j’ai proposée n’implique aucune approbation de ma part, car j’ai la même perplexité que vous devant l’expression « connaissance mystique » et la même difficulté à définir les conditions de vérité d’une telle « connaissance », si c’en est une, sans compter l’obscurité de l’entité qui est censée en être l’objet, sauf à se contenter du cadre d’une théologie négative, et encore...
Je n’ai d’ailleurs pas la compétence requise pour juger si l’ouvrage de Nef parvient à lever ces difficultés, comme il semble prétendre l’avoir fait dans sa remarque finale. Il est question notamment des « frontières » de la connaissance, comme le sous-titre l’indique, mais à trop les déplacer à sa guise, de façon à y intégrer la mystique au point de lui attribuer la qualité de « rationnelle », c’est, comme vous le relevez, une opération risquée du point de vue de la rigueur des concepts... Si je me référais à Nef, c’était pour avoir le « sentiment » de votre ami Pascal Engel qui a longtemps été complice de cet auteur par le passé…
Comme disait le Sar Rabindranath Duval : "Il peut le faire!"
RépondreSupprimerOn confondait souvent Jean-Louis Chrétien avec le cosmonaute, mais l'espace perd de son intérêt depuis l'irruption de l'homme volant dans le monde sublunaire, qui retient toute notre attention. Il sera possible d'aller suivre un cours à Oxbridge en flyboard, et de revenir avec la super-vitesse de Flash. Il n'y aura plus de philosophie continentale. Jean-Louis Chrétien, le vrai, a peut-être bénéficié de l'arrivée des Nouveaux Philosophes, qui ont libéré la parole chrétienne sous le patronage de Maurice Clavel, qui rappelait justement que "Dieu est Dieu, nom de Dieu" et qui avait l'approbation de Michel Foucault. Les maos, qui avaient fait subir à un chrétien pourtant ouvert et peu adhérent au mandarinat, Paul Ricoeur, les horreurs de la Révolution Culturelle, se sont mis à lire "L'Ange" de Lardreau et Jambet, ouvrage de théosophie à la spiritualité floue. Un autre théologien, le royaliste Pierre Boutang, est sorti de son purgatoire pour publier "Ontologie du secret", qui semble assez voisin de la pensée de Jean-Louis Chrétien, spécialiste du secret. Néanmoins, Jean-Louis Chrétien ne cherchait pas à être le gourou d'une génération, ce qui attirait l'attention sur lui. Dans l'Université, il était sans papiers. Il n' était ni néo-thomiste, comme Étienne Gilson, ni cartésien, comme Jean-Luc Marion. Mais ce dernier ne fait-il pas le roman de Descartes, comme aurait dit Martial Gueroult ? Jean-Louis Chrétien ne semble pas non plus avoir été attiré par la mystique du soufisme, comme René Guénon.
RépondreSupprimerL'ontologie du secret de Boutang en effet (1973) est de la même époque que les premiers travaux de Chrétien. Mais si le thème était sans doute à la mode à l'époque (le livre de Dewerpe sur les espions vient un peu plus tard), le point de départ de Chrétien est chez les néoplatoniciens.
RépondreSupprimerPour les non-germanistes ou les germanistes rouillés :
RépondreSupprimerEt qui, si je criais, m’entendrait donc depuis les ordres
des anges ? Et quand bien même l’un d’entre eux soudain
me prendrait sur son cœur : son surcroît de présence
me ferait mourir. Car le Beau n’est rien d’autre que
ce début de l’horrible qu’à peine nous pouvons encore supporter,
Et nous le trouvons beau parce qu’impassible il se refuse
à nous détruire : tout ange est terrifiant.
Et donc je me retiens et ravale l’appel
d’obscurs sanglots. Ah, de qui pouvons-nous donc
avoir besoin ? Ni d’anges, ni d’humains,
et les bêtes ingénieuses voient déjà bien
que nous ne sommes pas si confiants que cela sous nos toits
dans l’univers expliqué.
Rainer Maria Rilke, Élégies de Duino, La première élégie (traduction Jean-Pierre Lefebvre)
je préfère la trad de
RépondreSupprimerUnd so verhalt ich mich denn verschlucke den Lockruf
par
Mieux vaut que je taise la montée obscure de l’appel
qui sonne plus comme l'appel dont parle Chrétien
Un "und" est oublié dans votre citation de ce passage : le poème dit "Und so verhalt ich mich UND verschlucke den Lockruf dunkele Schluchzens."
SupprimerLe verbe "verschlucken" a bien le sens direct de "avaler" (ou "ravaler", choix du traducteur) et non de "taire"... De plus, il s'agit de l'appel (voire du "cri" -Lockruf- mais "appel" est préférable)de sombres sanglots...
Par ailleurs, le passage sur le Beau a certainement inspiré L'effroi du beau de Chrétien...
A la différence de Chrétien, qui me récita ce texte par coeur, je ne le connais pas assez pour ne pas faire d'erreur! Oui, "verschlucken" c'est avaler, mais "je ravale l'appel d'obscurs sanglots me semble un peu trop évoquer un déglutissement , comme si Rilke disait "gloup" ... Je trouve pas çà très joli. Et en effet dans l'effroi du beau en 1987 Chrétien cite explicitement Rilke.
SupprimerLa poésie est-elle tenue de faire toujours dans le "joli" ?
RépondreSupprimerNon, mais Rilke n'est pas Jules Laforgue ou Queneau
RépondreSupprimerQui en douterait ?
RépondreSupprimerLa question est plutôt que le traducteur du vers de Rilke sur les "sanglots obscurs" n'était en rien tenu de conformer sa traduction à l'esprit ... Chrétien.
Certes non. Qui en douterait aussi ?
RépondreSupprimerMais si l'on commente un auteur qui fait de l'appel un philosophème on peut préjuger que "taire" est mieux que "ravaler" et "appel" mieux que "cri".
Il faudrait consulter le fantôme de Rilke et lui demander de nous préciser la traduction qui aurait sa préférence... Il nous rappellerait aussi peut-être de ne pas négliger la musicalité de la langue-source...
SupprimerMerci pour vos réponses !..
Avec Rilke, on pense au matérialisme mystique de Pasolini. Le Théorème de Pasolini était-il un ange ? Christ non crucifié, qui donnait un destin en forme de corollaire à la vie de chacun, il était une incarnation du Verbe, car c'est dans le concret du corps que se réalise la phénoménologie de la foi. Mais l'ange a-t-il un sexe, comme se le demandaient les Byzantins ? Et qu'est-ce que cet ange de Rilke, qui vous prendrait sur son cœur et qui vous ferait mourir ou vous tirerait des sanglots élégiaques, par son excès de beauté ? Jean-Louis Chrétien ne s'intéressait pas au cinéma, mais il n'aurait pas aimé le personnage de l'ange gardien des "Ailes du désir" qui devient humain et mortel par amour, avec l'aide du lieutenant Columbo. En réalité, Jean-Louis Chrétien était un antimoderne. Il était un catholique énervé, comme Léon Bloy ou Bernanos. Il se posait la question du salut, mais pas en termes de calcul probabiliste comme Pascal. Dieu est-il encore rationnel quand il accorde un salut qui n'a pas de critères clairs et qui ressemble à une loterie ? Il y avait de la modestie et de l'humilité chez Jean-Louis Chrétien, qui se contentait d'un progrès continu vers Dieu, d'un désir paulinien, tendu dans l'épectase, de voir Dieu, après avoir entendu son appel dans le Christ Jésus.
RépondreSupprimervous avez tort. Chrétien allait au cinéma. Il était tout sauf énervé. Lisez ses livres, et vous en apercevrez plutôt que de divaguer sur mes billets.
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