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dimanche 31 décembre 2023

BENDA A HARVARD



"Pour le grand historien Niall Ferguson, le monde académique américain n’est pas sans rappeler la « trahison des clercs » dénoncée par Julien Benda à la veille des années 1930."

 l'article de The Free Press est traduit dans Le Point

"En 1927, le philosophe français Julien Benda publiait La Trahison des clercs, ouvrage fustigeant la descente des intellectuels européens vers les extrêmes du nationalisme et du racisme. À cette date, si Benitto Mussolini était au pouvoir depuis cinq ans en Italie, il allait en falloir encore six à Adolf Hitler avant d'y parvenir en Allemagne, et treize pour sa victoire sur la France. Reste que, déjà, Benda percevait le rôle si pernicieux joué par bon nombre d'universitaires dans le champ politique.
Comme il l'écrit, les mêmes qui étaient censés poursuivre la vie de l'esprit avaient en réalité inauguré « le siècle de l'organisation intellectuelle des haines politiques ». Des haines déjà en train de quitter le terrain des idées pour rejoindre celui de la violence – avec des conséquences catastrophiques pour l'ensemble de l'Europe.

Un siècle plus tard, le monde universitaire américain aura emprunté une trajectoire politique inverse – en s'enfonçant vers l'extrême gauche, pas l'extrême droite – pour néanmoins aboutir grosso modo au même résultat. Et on peut aujourd'hui se demander si, contrairement aux Allemands, il nous reste de quoi éviter la catastrophe.

Un peu à l'instar de Benda, cela fait une bonne décennie que je suis stupéfait par la trahison de mes collègues intellectuels. Tout comme j'ai pu voir l'enthousiasme avec lequel administrateurs, donateurs et anciens élèves ont toléré la politisation des universités américaines poussée par une coalition illibérale de progressistes « wokes », d'adeptes de la « théorie critique de la race » et d'apologistes de l'extrémisme islamiste."

 

 

Le  contexte immédiat de cet article est le passage, le 5 decembre 2023, de Claudine Gay,  présidente de Harvard,  Elizabeth Magill presidente de Université de Pennsylvanie, et Sally Kornbluth, du Massachusetts Institute of Technology,devant une commission du Congrès. Interrogées par Elise Stefanik, représentante républicaine de l’Etat de New York, elles se sont vues demander:

Est-ce que l’appel au génocide des juifs viole le code de conduite » des universités concernées, en matière de harcèlement et d’intimidation ? « Cela peut être le cas, selon le contexte, comme cibler un individu », a répondu Claudine Gay. « Si le discours se transforme en conduite, cela peut être du harcèlement », a déclaré Elizabeth Magill, expliquant aussi que la décision de qualification « dépendait du contexte ».

Sally Kornbluth avait pourtant commencé par expliquer : « Je n’ai pas entendu parler d’appel au génocide des juifs sur notre campus. » « Mais vous avez entendu des “chants pour l’intifada” [soulèvement] », a répliqué Elise Stefanik. Cette dernière avait débuté l’audition en donnant sa définition personnelle de l’intifada – « Vous comprenez que cet appel à l’intifada est de commettre un génocide contre les juifs en Israël et au niveau mondial », faisant basculer le débat du soutien à l’intifada de certains manifestants à la question du génocide.

Quelques jours plus tard, on apprit que Claudine Gay était accusée de plagiat sur plusieurs passages de sa thèse. Mais ses accusateurs sont des Républicains qui ont tout intérêt à la couler. Et Niall Ferguson a quitté Stanford pour Austin, bastion du conservatisme.

Niall Ferguson a raison de voir dans la vague Eveillée une manifestation de la ruine de l'esprit, et de faire un parallèle entre nazisme et Eveil, mais fait l'erreur usuelle sur La trahison des clercs : Benda ne fustige pas tant le fait que les intellectuels fassent de la politique que le fait que ce faisant ils ne le fassent pas au nom du respect de la vérité. Son message n'était pas qu'il fallait renoncer comme intellectuel à l'engagement politique, mais qu'en prenant des positions politiques on ne pouvait pas renoncer à la recherche du vrai. Or les politiques américaines de discrimination positive, dont Claudine Gay est l'une des thuriféraires visent à nous dire : "Peu importe le savoir le principal est que les minorités discriminées puissent bénéficier de discrimination inversée". Ce qui veut dire qu'il est plus important d'avoir à Harvard une présidente noire , ayant peu publié (elle n'a écrit aucun livre, et a fait sa carrière dans l'administration) et ayant peut être plagié sa thèse, que d'avoir un blanc ou une blanche ayant tous les titres et travaux académiquement reconnus. Autrement dit que les pouvoirs académiques doivent aller plus à des politiques qu'à des savants. Au fond, c'est dans la logique des universités américaines, qui ont toujours été plus des machines politico économiques, servant de relais au sport et au business, plutôt que des lieux de réclusion spirituelle. Du moment que la Law School de Harvard , décrite de manière amusante dans La revanche d'une blonde , n'est pas menacée, ni ses équipes sportives, tout va bien. La trahison des clercs académiques avait commencé bien avant la nomination de Claudine Gay et bien avant l'Eveillisme, par un renoncement à mettre la connaissance au centre de la liberté académiques. Elle était inscrite dans le système universitaire américain. 

    Une autre leçon de Benda était, toujours au nom de son universalisme des valeurs de l'esprit, que le respect de la vérité et de la justice ne peut pas être, comme l'a dit la présidente de Harvard, affaire de "contexte". Un principe universel s'applique ou pas. Il s'applique toujours dans un contexte, mais en lui-même il n'est pas affaire de contexte, il vaut absolument.

PS 3 janvier 2023 On apprend que Claudine Gay a démissionné.

La Revanche d'une blonde - film 2001 - AlloCiné
la blonde traversant le yard de Harvard

mercredi 13 décembre 2023

CONTE DE NOEL

 

UN SAPIN SANS GUIRLANDES

 

 

 

Il était une fois un petit sapin, qui poussait vaillamment dans une sapinière, attendant qu’on vienne le couper pour Noël, pour qu’on le mette dans un salon où les petits enfants le décoreraient et auraient auprès de lui leurs cadeaux. Il serait fêté, couvert de guirlandes et de bougies, et aurait, après cette vie solitaire dans la sapinière, son heure de gloire. Mais quand vint Noël, cette année-là, on coupa tous les autres sapins de la sapinière, mais pas lui. Il resta seul, isolé et tout triste au milieu des troncs coupés. Il se demanda pourquoi on ne l’avait pas pris. Peut-être l’avait-on oublié. Peut-être était-ce parce qu’il n’avait pas la forme des sapins ordinaires : ni celle d’un Nordmann, ni celle d’un epicea, ni celle d’un nobilis. Il était un peu asymétrique, avec des branches plus fournies d’un côté, et il était plus trapu que ses voisins. Peut-être avait-on jugé qu’il devait encore grandir et se développer. Il attendit sagement l’année suivante. Elle vint. Il avait grandi, et ses branches

 

 

 


 

étaient à présent plus symétriques. Il était prêt. Il était même, comparé à ses voisins dans la sapinière, qui avaient été plantés après lui, bien plus grand et bien plus fort. Mais quand vint Noël, de nouveau on l’oublia, et il resta seul au milieu des troncs coupés. Les autres étaient partis dans un camion, tout fiers. Ils allaient être vendus, transportés dans les salons et les salles à manger, recevoir quantité de guirlandes de couleur, de boules multicolores, d’étoiles, de bougies, de petits bonbons et de Pères Noël en plastique et en chocolat. On allait faire à côté d’eux des crèches, avec le Petit Jésus, Marie sa mère, Joseph l’inutile, le bœuf, l’âne, et les rois mages, Gaspard, Melchior, Balthazar.

 

Mais lui n’avait rien, il resta encore seul dans la sapinière. Il savait bien qu’une fois Noël passé, tous ses anciens camarades sècheraient dans un coin, tout jaunis, rejetés sur les trottoirs dans des sacs poubelle, ou passeraient au feu.  Il se dit que peut-être on l’avait gardé là pour lui donner un destin plus beau. Une fois grandi, il pourrait être un de ces grands sapins qu’on met dans les halls de gare ou dans les grands magasins, ou les salles de fêtes, voire même, quand il n’y avait pas de protestations des associations laïques, dans des bâtiments publics. Peut-être même le replanterait-on dans un jardin, où il

 

pourrait finir ses jours dans une herbe grasse entouré de jolies plantes. Il se rassurait en pensant que lui au moins n’avait pas été coupé, et qu’il serait comme les fameux sapins d’Apollinaire :

Les sapins en bonnets pointus
De longues robes revêtus
Comme des astrologues
Saluent leurs frères abattus
Les bateaux qui sur le Rhin voguent

 

 

Il attendit donc. Mais même s’il était devenu plus grand et plus fort, il dépérissait, il commençait un peu à perdre ses aiguilles, à jaunir lui-même, attaqué par des chenilles processionnaires et toutes sortes de cirons. Il se faisait une raison, en se disant qu’il n’avait pas besoin, pour être un vrai sapin, d’être enguirlandé et qu’il était aussi bien en se tenant solitaire dans sa forêt. Enfin, au Noël suivant, on le jugea digne d’être coupé. Il partit sur un

 

grand camion, avec quelques confrères qui avaient à peu près la même taille que lui, mais n’en menaient pas large. Il pensa qu’on le conduisait dans quelque lieu public qu’il honorerait de sa taille et de sa prestance conservées. Il déchanta. On le conduisit dans une sorte de hangar. Mais là pas de Gaspard, ni de Melchior, ni de Balthazar, et pas de guirlandes, sinon deux ou trois boules et quelques rares bougies, juste histoire de faire semblant. C’était une vente de charité,  une sorte de brocante minable, où l’on espérait écouler quelques vieux disques, quelques vieux bouquins et quelques meubles mochards tirés des greniers. Il comprit qu’il n’était là que pour faire de la figuration. Personne ne se souciait de lui. Une dame vint bien lui poser quelques guirlandes ramassées sur les autres sapins. Mais il était trop tard pour ces décorations incongrues. Il se résigna, pensant qu’au moins son bois noueux, ses branches inégales et ses aiguilles feraient, quand il serait découpé, un bon feu, qui chaufferait les petits enfants.

 voir le titre du Guardian  16/12/23 :

 

L'art d'être grand-père ou la complicité des âges extrêmes dans leurs  relation avec l'au-delà – Arts et Lettres