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mardi 15 février 2022

GESTIONNAIRE OU FLIC?

 


Selon Dominique Maingueneau, « Trouver sa place dans l’enceinte philosophique :  penseurs, gestionnaires, passeurs », Argumentation et Analyse du Discours  22 | 2019, pp. 6-12) :

"   Le sens du terme « philosophe » a varié selon les époques. Ceux qu’on catégorise aujourd’hui comme tels sont censés appartenir à un domaine ancré dans le monde universitaire qu’on s’attache à bien distinguer d’autres : la littérature, le journalisme, la politique, la science… L’usage courant appelle « philosophes » tous les spécialistes de philosophie, sans tenir compte d’une hiérarchie dont Alain Badiou se fait l’écho au début de son Manifeste pour la philosophie en opposant une poignée de « philosophes » à une population moins prestigieuse de « commentateurs », d’« érudits », et d’« essayistes » : Les philosophes vivants, en France aujourd’hui, il n’y en a pas beaucoup, quoiqu’il y en ait plus qu’ailleurs, sans doute. Disons qu’on les compte sans peine sur les dix doigts. Oui, une petite dizaine de philosophes, si l’on entend par là ceux qui proposent pour notre temps des énoncés singuliers, identifiables, et si, par conséquent, on ignore les commentateurs, les indispensables érudits et les vains essayistes (1989 : 7).  Badiou prend ici acte d’un paradoxe : alors que la philosophie est communément conçue comme une activité qui élabore des pensées identifiables, qui se positionnent dans le champ philosophique, la plupart de ceux qu’on appelle « philosophes » se consacrent à d’autres tâches, nécessaires mais moins prestigieuses. Les « penseurs » se distinguent ainsi des « gestionnaires », beaucoup plus nombreux, qui se consacrent à l’étude des positionnements déjà établis ou qui contribuent à les établir.  Ces termes de « penseur » et de « gestionnaire » sont à certains égards insatisfaisants. « Penseur » a en effet un sens plus restreint que dans l’usage courant ; pour éviter toute confusion, nous le mettons ici entre guillemets. Quant à « gestionnaire », il ne doit pas être pris péjorativement, ni associé au monde de l’entreprise. Garant d’un ordre de la philosophie, le gestionnaire exerce deux fonctions complémentaires, qu’il mêle selon des proportions variables dans les multiples genres de discours qu’il mobilise : celle de cartographe et celle d’« animateur ». En tant que « cartographe », il organise l’archive philosophique : il y distingue des régions et y dispose des balises, la constituant en un espace pensable, partageable et où il est possible de circuler. En tant qu’« animateur », il se voit confier par l’institution la tâche de donner sens aux textes, d’en montrer l’actualité. Dans ce cas, son attention se porte en général sur un auteur ou une oeuvre. Sera par exemple cartographe l’auteur d’une présentation synoptique de tel courant de la philosophie grecque, et animateur celui qui proposera une « lecture neuve » de Hume ou de Husserl. Si les « penseurs » doivent valider leur appartenance à l’espace philosophique en désignant les manques des positionnements existants pour assoir le leur, les gestionnaires multiplient les relations entre les positionnements, à travers deux démarches complémentaires. La première les amène à découper des régions, à tracer des frontières entre les époques, les auteurs, les écoles, les courants, les genres, les disciplines… La seconde les amène à brouiller toutes les frontières, à circuler su l’ensemble de l’espace : c’est le cas en particulier des entreprises d’ordre lexicographique, où l’on extrait des concepts – unités lexicales ou suites d’unités figées –, en associant dans une même entrée des termes issus des auteurs et des époques les plus divers. Pour la France on peut songer aux ouvrages collectifs dirigés par André Lalande (Vocabulaire critique et technique de la philosophie) ou Sylvain Auroux (Les notions philosophiques (Auroux dir. 1998). A côté des travaux lexicographiques, on peut aussi évoquer les entreprises qui visent à présenter les diverses facettes d’une « grande question » en groupant des textes ou en articulant des résumés de doctrines éloignées d’un point de vue géographique, intellectuel ou temporel. En France, par exemple, la collection « Corpus » de GF Flammarion propose des anthologies de textes philosophiques commentés, précédées d’une solide introduction, sur des thèmes aussi divers que la mort, la justice, la liberté, l’illusion, le pouvoir… Il existe aussi des ouvrages ou des chapitres d’ouvrages qui font de véritables cours sur de telles questions. Ainsi Pascal Engel (1995) qui pour traiter des « croyances » convoque Hume, Kant, Platon, Pascal, Descartes, Reid, Peirce, Wittgenstein… Ces deux démarches des gestionnaires, l’une qui divise, l’autre qui rassemble, ne s’opposent qu’en apparence. La première ne peut découper l’espace philosophique qu’en renforçant sa frontière avec un extérieur et en faisant de chaque région une unité spécifique. Quant à la seconde, elle n’unifie que pour mieux faire apparaître des lignes de fracture : les entrées du dictionnaire regroupent des emplois divergents, les ouvrages de synthèse sur les « grandes questions » philosophiques mettent en scène des différends.     "


selon  Patrice Maniglier, La philosophie qui se fait, cerf, 2019 p. 42 :

 


Ce n'est certes pas incompatible d'être à la fois gestionnaire et flic.




2 commentaires:

  1. DjileyDjoon@orange.fr16 février 2022 à 12:37

    Le point de vue du gestionnaire est intéressant. Il propose une urbanisation de la philosophie, avec le schéma directeur d'un système d'information. Cette urbanisation met en réseau des objets, à rénover et à recombiner périodiquement. L'automate d'une intelligence artificielle pourrait aussi bien le faire.
    Le point de vue du flic semble présenter encore davantage d'intérêt. Un rationaliste fait-il un travail policier ? Il ne cherche que la vérité et il rassemble des indices, en ne faisant de cadeaux à personne. De plus, il y aurait d'autres personnages à faire entrer en scène. Par exemple, l'indicateur, ou plutôt l'indicatrice, comme Dany Carrel dans "Le Pacha" ("J'évoque, je balance pas !"). Ou bien l'avocat des causes désespérées, avec un physique de gorille et une montre de luxe. Il faut avoir du courage pour se faire l'avocat du diable, quand on prend la défense du rationalisme. Enfin, il y a l'avocat marron de "The Asphalt Jungle", qui résume parfaitement sa philosophie, quand il dit que le crime n'est qu'une forme déviée de l'idéal. Il est vrai que l'élaboration d'une théorie philosophique ressemble à un hold-up, car rien ne se déroule comme prévu.

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    1. Merci pour les illustrations cinématographiques. J'apprécie particulièrement la répartie de Dany Carrel et celle de Louis Calhern. Faire le détective est un métier parfaitement décent pour le philosophe, faire le flic moins. Quant à la gestion, c'est aussi quelquefois une occupation décente pour les professeurs de philosophie, métier qui fut jadis honoré, mais qui à présent est méprisé, car on préfère en effet évoquer plutôt qu'éduquer.

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