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dimanche 12 janvier 2014

En avant la musique !






     Benda dit quelque part que nombre des productions philosophiques de ses contemporains lui font penser à l’injonction de maîtres de cérémonie : « En avant la musique !». Il suggère que c'est de la mauvaise musique. Mais de la bonne musique peut, à mon sens, être ironique.
 
    On dit que la symphonie 22 en mi bémol majeur  de Haydn (1764) intitulée « Der Philosoph » ( préférez l'interprétation de Simon Rattle), n’avait pas ce nom à l’origine, qui n’apparaît que sur une partition italienne ultérieure de 1790, et qu’elle l’a reçu parce que son rythme  lent et équilibré rappelle la disputatio scolastique traditionnelle, où la question était suivie de l’argument et du contre-argument. Chaque époque a sa notion de la philosophie, et la question de savoir ce qu’exprime la musique reste aussi mystérieuse que jamais. Dans un récent article de La Quinzaine littéraire, 1096, 1-15 janv 2014, p. 29, Thierry Laisney, fin musicologue-philosophe, discute « la théorie du Saint Bernard », selon laquelle de même que le Saint Bernard  a un visage qui exprime la tristesse, on essaie de lire dans la musique ce qui ressemble aux sentiments humains. C’est déjà assez difficile avec la tristesse ou la joie, mais avec les arguments et les idées ? Jadis Panofsky rapprocha architecture gothique et philosophie scolastique, et on peut comprendre la ressemblance, mais quel rapport entre la symphonie 22 et l’argument philosophique ? Même à supposer qu’il ait donné ce nom à sa symphonie, que pouvait savoir de la philosophie le compositeur viennois ? Quoi qu’il en soit, pour un auditeur français du vingtième siècle, cette symphonie ne peut qu’évoquer la philosophie. Le Saint Bernard est le philosophe français tel que nous le connaissons aujourd’hui. Il n’est pas triste, mais fat. 

     Le premier mouvement, adagio, est lent et solennel, d’un ton  pompeux, que certains auditeurs trouvent pensif, mais que je trouve plutôt ronflant et à la limite du ridicule, surtout chez les cors anglais – on dit que c’est la seule symphonie de Haydn qui les utilise – alternant avec les cors français (à l’époque le Continent et les Isles se répondaient). 



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S’il évoque un philosophe de l’époque de Haydn, ce mouvement fait plutôt  penser au vaniteux Pangloss de Candide, que Haydn  ne pouvait pas connaître, même si le palais Esterhazy où Haydn était vice maître de chapelle  fait penser au château du Baron de Thunder-ten-tronckh (et fait, de nos jours, irrésistiblement penser à ces philosophes français au ton boursoufflé et sentencieux  qui prétendent dériver la métaphysique des mathématiques ou de la logique, et tirer d’ontologies grandioses  et obscures mais parfaitement fantaisistes des théories entières de l’histoire et de la politique. Chacun de de leurs traités est une succession d’assertions supposées les porter comme le Saint Sacrement. Ces philosophes sont de l’espèce dogmatique : ils ne connaissent ni le doute ni l’argument, et ignorent la critique. C’est le mouvement du philosophe content de soi. 






     Le second mouvement, presto,  contraste fortement avec le premier. Il est rapide, pétillant, enjoué, dramatique, donnant l’impression que le philosophe a quitté le ton bonhomme des sentences profondes pour faire jaillir des saillies, des bons mots et des sophismes. Derrière la vivacité et le brio, il y a le désir du nouveau, du  dynamique et du « vivant », et le style hit and run des philosophes qui écrivent vite et beaucoup dans un beau style. De même que la musique vole d’un thème à l’autre, ils volent de concept en concept, en « inventant » un à toutes les lignes, alors qu’ils ne font que du recyclage métaphorique. Le ton guilleret évoque ces penseurs qui nous (mais surtout à un public de troisième âge) promettent, à raison d’un livre par saison – en fait toujours le même – le bonheur néo-matérialiste, la joie spinoziste à deux sous, les fulgurances nietzschéennes ou encore qui nous expliquent qu’en courant ou en faisant de la gymnastique on atteint l’équivalent des exercices spirituels dont Hadot et Foucault nous ont dit qu’ils faisaient le tout de la philosophie antique. L’important est de penser, prestissimo, de manière intransitive, et non pas de penser quelque chose, ce qui fatiguerait le lecteur.   



   Le troisième mouvement, menuet et trio, prend l’allure d’un bal et la musique devient gracieuse et élégante, bien cadencée.  Mais le style convenu, celui de la valse de cour, transparaît. Il y a quelque chose d’artificiel et d’emprunté dans ce passage. De même nos philosophes français d’aujourd’hui. Ils sont des esprits faux  et tout chez eux transpire le toc: leur travail ne repose sur aucune érudition véritable, ils s’inventent des traditions et pratiquent le pseudo raisonnement et la pseudo discussion. Haydn n’a pas connu le kitsch viennois, mais il y avait déjà, à la cour de Vienne, cette culture brillante et clinquante qui fut la marque de Vienne. Pseudo citations, pseudo discussions, pseudo-raisonnements, brillants et charmants , mais vides et sans âme. Haydn semble ici faire écho à Alceste : 

Non, je ne puis souffrir cette lâche méthode
Qu’affectent la plupart de vos gens à la mode ;
Et je ne hais rien tant, que les contorsions
De tous ces grands faiseurs de protestations (Mis, I, 1) 

   Le quatrième mouvement, presto de nouveau rapide et léger, est le plus intéressant. Il va très vite, mais en alternant des tempi plus lents.  Réalisant sa légèreté, le philosophe est pris d’une sorte de panique. Son sang s’agite, la sueur commence à perler sur son front ; il se demande : « Vais-je imprimer ma marque sur l’Eternité de la Pensée ? » et l’angoisse le prend de ne pas y parvenir. Ce qui lui reste, c’est à donner le change, faire semblant. Il s’emballe et s’occupe de son autopromotion, de son battage médiatique, et on le voit partout, sur tous les écrans, sur toutes les revues, proclamant sans cesse son originalité de peur que la postérité ironiquement ne l’en prive.

   Le ton de la symphonie est philosophique encore en cela que Haydn, pourtant si mesuré,  semble y  suggérer une forme d’exagération musicale , que je lis pour ma part comme un écho ironique de la surenchère permanente du philosophe ( beaucoup de passages chez Haydn sont ironiques, comme dans la Symphonie 94 des surprises, le fameux second mouvement).  Car à mon sens, Haydn ne prend pas du tout au sérieux ce philosophe que sa symphonie dépeint. Il le moque. Et les traits qu'il moque n'ont pas disparu trois siècles plus tard.  Vincent Descombes, dans son recueil d’entretiens avec Philippe de Lara, Exercices d’humanité, a un mot très juste sur la pensée française des années 60 et 70, dont les auteurs d’aujourd’hui restent les dignes héritiers : il dit que tout, dans leurs idées et leur style, manifeste la pratique de la surenchère, une sorte d’induction hyperbolique (que  sans doute Nietzsche, puis Heidegger, ont été les premiers à pratiquer). On découvre que le sens dépend de l’interprétation, et on en conclut que tout est interprétation et que toute signification est indéterminée parce qu’infinie. On s’avise de ce que le progrès intellectuel est relatif à des cadres conceptuels plus ou moins durables, on en conclut que tout est relatif à des schèmes ou des épistémai. On découvre que le savoir est pouvoir, et on en conclut que tout savoir est pouvoir, on trouve que la raison a des liens avec la technique, on en conclut que toute technique est produit de la raison et qu’elle est responsable de tous les maux, etc. C’est ce ton boursoufflé, bombastique, pompeux, dont nous avons hérité et qui domine encore la production philosophique contemporaine.  Dans la symphonie 22 du maître viennois, on a l'incarnation même de ce mouvement du philosophe, qui passe en sautillant du pas placide des banalités à la pétulance ridicule et pompeuse.

Benda disait “La surenchère est inscrite d’office dans une littérature mineure” (Les Cahiers d’un clerc, Paris , 1949, p. 218. C'est vrai aussi de la philosophie. 





2 commentaires:

  1. Une première difficulté est de savoir ce qu'on entend au juste par « ironie » dans ce type de musique, sinon dans la musique en général, d'autant que le titre donné à la symphonie n°22 ne correspond pas, en effet, comme il est rappelé justement dans le présent billet, aux intentions initiales de Haydn, à supposer qu'on les connaisse ou puisse les connaître préalablement avec exactitude ou qu'on prétende les résumer par le titre en question, de la façon la moins infidèle possible (?). Je soupçonne donc, pour ma part, qu'on se met en quête d' « ironie » une fois que le morceau, et notamment le premier mouvement, est écouté sous l'influence de ce nom de baptême. Or, on peut juger que c'est un biais arbitraire, et voici pourquoi, à mon sens : si « philosophe » il y a, on se dit, par une sorte d'idée préconçue ou convenue, qu'il faut entendre quelque chose de solennel, de grave, voire de pompeux, comme si ce titre était lui-même trop « sérieux » pour une symphonie, pour qu'on n'y soupçonne pas une intention ironique ou satirique (pensons, dans un univers musical différent, au Sénèque ridiculement sentencieux du Couronnement de Poppée de Monteverdi). Et il est vrai que certaines versions en rajoutent dans la pesanteur rythmique des basses et du thème du premier mouvement de la n°22. Auquel cas on peut évoquer, en effet, les figures littéraires du philosophe bouffon malgré lui (Pangloss). De plus, on ne voit pas très bien en quoi l'usage (rare) des cors anglais, se conjuguant aux cors français, contribuerait spécialement à donner à la pièce ce caractère « ironique » . En effet, il faudrait regarder de plus prés si la partition comporte des indications qui encouragent explicitement cette pesante solennité. Des spécialistes pourraient nous le dire. Mais il me semble qu'il en faut peu, dans l'exécution musicale (il faudrait en écouter le plus grand nombre possible) pour que cette pédante grandiloquence s'estompe ou disparaisse pour laisser place à une autre atmosphère qui n'a plus rien d' « ironique » ou de « bombastique »...
    Une fois de plus ici, et à la suite des analyses de Hanslick ou d'autres formalistes en esthétique musicale, on peut se demander 1°) si tout titre musical n'est pas dans une très large mesure arbitraire ; 2°) s'il n'est pas fréquemment suggéré après coup, avec ou sans le consentement de l'auteur, en vue de proposer une orientation descriptive ou émotionnelle particulière ou encore pour guider l'oreille et l'écoute musicale dans une direction qui pourrait être tout autre si le titre – je ne dis pas l'exécution musicale - avait été différent. On ne rappellera pas, comme le montrait brillamment Hanslick (voir l'exemple célèbre de l'air de l'Orphée de Gluck), le nombre de titres ou de « lectures » différents, voire opposés, qu'un même morceau de musique peut supporter sans être le moins du monde considéré comme trahi : la musique résiste vaillamment, dans sa structure propre, aux diverses significations qu'on veut lui faire endosser. C'est sa manière d'être irréductible au langage... S'il fallait un autre exemple : « Winterfeld a constaté que plusieurs morceaux du Messie, les plus célèbres et ceux où l'on a le plus admiré le sentiment religieux, sont tirés d'une collection de duos très profanes, érotiques même, composés par Händel en 1711 et 1712 pour la princesse-électrice de Hanovre, sur des madrigaux de Mauro Ortensio... » (Du beau dans la musique, Christian Bourgois, 1986, p.84)
    Bref, la symphonie de Haydn est ici (dans ce blog) instrumentalisée (c'est le cas de le dire!) pour étayer ou illustrer des propos critiques à l'égard d'une certaine philosophie contemporaine qui n'a peut-être en effet que ce qu'elle mérite, mais cela c'est une autre histoire... Avait-on besoin d'embrigader Haydn pour cela ?
    L'Arnaunyme

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  2. Cher Anonyme

    D'abord je vous remercie de votre excellent commentaire. Vous avez pleinement raison et m'avez percé à jour : j'instrumentalise la 22 de Haydn, et ma lecture est quelque peu sauvage. A ma décharge, il me semble que j'ai aussi suggéré que j'étais conscient de le faire, et je voulais, en écho aux remarques de Thierry Laisney, souligner combien est arbitraire l'interprétation d'une pièce de musique. A ma décharge, notons quand même que, si Haydn n'a pas lui même donné cet titre à la 22, d'autres l'on fait. Etait-ce gratuit ? je dois plus lire sur le Maître pour me prononcer.
    Je conviens volontiers avoir brodé sur les 3 derniers mouvements. Pourtant je continue à sentir dans le premier une pompe, que je trouve toute philosophique. Ensuite je vous concède volontiers que Haydn n'avait jamais entendu parler des philosophes français du XXI eme siècle commençant, et que je l'ai recruté à mes fins.
    Essayons l'exercice inverse : si on devait mettre en musique la prose de nos philosophes contemporains, quelle musique choisirions nous? Je ne vois pas autre chose que de la musique de bal musette, ou de la musique militaire un jour de parade.
    Ceci étant dit, je continue de m'interroger sur ce que peut être l'ironie ou l'humour en musique. On pense tout de suite que Wagner et Bruckner en sont dépourvus, et que Satie et Ravel en ont a à revendre. Est ce arbitraire ?

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