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mercredi 29 décembre 2021

Jules Lermina critique de Bergson

 

 

 Dans la revue en ligne Aeon (16 mai 2019) on lit, sous la plume d' Emily Herring:

"Attacks against the supposed femininity of Bergsonism were eventually redirected, in a circular movement, against the Bergsoniennes. The fact that so many women seemed naturally drawn to a philosophy deemed as unrigorous as that of Bergson constituted incontestable proof that women could not be trusted with intellectual matters. Long-time Bergson critic and writer Jules Lermina denounced ‘Bergson’s sentimentalist propaganda’ which, he said, women used to justify their irrational beliefs such as the possibility of life after death".  

Je me suis demandé qui pouvait bien être ce Jules Lermina qui avait si longtemps critiqué Bergson. Lermina est un romancier populaire, une sorte de Gustave Lerouge, qui écrivit des romans feuilletons comme Toto Fouinard, Histoires incroyables, Le fils de Monte Christo, la suite de Rocambole un manuel de magie ou un Dictionnaire d'argot, qu'on trouve la plupart sur Gallica. Il était anarchiste, nous dit on, participa à la Commune et mourut en 1915. Sans doute eut il le temps, à la Belle époque, d'assister à la gloire de Bergson, mais rien n'indique qu'il ait écrit sur Bergson. Je n'ai pas eu le courage de lire ses romans, et il est vraisemblable qu'il n'ait pas été un féministe. Je suis allé consulter La gloire de Bergson de Francois Azouvi, mais aucune trace. L'auteur aurait-elle confondu avec Julien Benda, qui dans Belphégor soutient que la décadence de l'art vient du culte de la musique et des femmes des salons? A noter que Benda ne parle que des salons, de la bonne société, et qu'il trouva chez nombre de ses amies, comme Catherine Pozzi, un renfort dans sa critique du féminisme chic. Voilà un nouveau mystère de Paris.

 

Allusion ironique au public féminin qui suivait les cours de Bergson au Collège de France ?

ou à l'intérêt du philosophe pour la recherche psychique? 





dimanche 19 décembre 2021

Une nuit au Hazlitt's

 



Swift's room, Hazlitt's

    

   Il y a quelques années, devant faire une conférence à Londres, je passai une nuit au Hazlitt's , dans Frith Street , un hôtel georgien  datant de 1718  dans Soho. Je l'avais choisi en raison du fait qu'il a fut la dernière maison qu'habita Hazlitt. Une plaque l'indiquait à l'entrée que William Hazlitt y était mort en 1830. 

Mais pas de portrait de lui à l'intérieur. Quoi qu'il en soit, je fus ravi, car on m'avait donné la "Swift room", ornée du portrait de Swift par Jervas.   

     C'était un hôtel élégant, quoiqu'un peu tape à l'oeil et vulgaire dans certaines décorations. Il y régnait une atmosphère chic, un peu Dorian Gray et donc plus victorienne que georgienne. Je compris plus tard la raison de cette touche de mauvais goût, en notant que l'hôtel était "gay friendly". Mais aucun Lord Douglas n'apparut.


Albert Lewin 1945 , avec George Sanders

     Je ne vis pas non plus le fantôme de Hazlitt. Mais il faut sans cesse relire Du plaisir de haïr, de William Hazlitt (1826), tr. Oliete Oscos, Allia 2005 et d'autres écrits enfin traduits, ou dans la langue originale. C'est ma très chère amis Patrizia Lombardo qui me l'a fait connaître. Elle était la grande spécialiste sur le continent, Bromwich sur le nouveau monde et Anthony Grayling dans les Isles, ainsi que le grand politicien travailliste Michael Foot.

       La haine est le sentiment de saison: Zorglub l'incarne. Quelle préscience chez Franquin. Elle s'étale, se sent, fait vibrer. William Hazlitt fut méconnu de son vivant et reste un auteur pour happy few. Stendhal l’appréciait.  Ses chefs d’œuvre sont de courts essais où il change sans cesse de registre : anecdotes, digressions morales et philosophiques. Nous hai¨ssons une pauvre araignée qui parcourt notre tapis.  Nous haïssons tout autant ceux qui nous ont fait du bien que ceux à qui nous avons fait du mal. Nous haïssons autant l’intelligence que la bêtise, « l’amertume nous garde en forme comme une bonne décoction de bile ». Nous nous détournons même de nos livres préférés, et pour ne pas avoir l’air pédant, nous sommes prêts à vanter Michel Onfray ou Alain Finkielkraut plutôt que Léon Daudet ou André Maurois. Mais la haine n’a-t-elle pas des raisons, et même de bonnes raisons ? On nous presse de sortir des émotions négatives et des passions tristes. Mais il peut être gai et tonique de haïr. Pourtant sortirons-nous jamais de notre délectation morose ? « Je vois la sottise se joindre à la canaillerie et ensemble façonner l’esprit public et l’opinion publique ». La seule exception, nous dit Hazlitt, est quand nous lisons les vrais livres, et nous plaçons du point de vue de l’universel, de la justice et de l’idéal, dédaignant nos haines locales et communautaires. Mais dès que nos intérêts et passions sont en cause, nous revenons au charme de la haine. 







    

     


samedi 30 octobre 2021

MUSICAL PREFERENCES

 

Benjamin Britten directing Elgar

     A basic principle of the theory of preference and of rational decision theory is that our preferences ought to be transitive: if you prefer A to B, and B to C, then you ought to prefer A to C. But psychologists have often remarked that this principle is violated in real life. The most obvious case is that of aesthetic preferences, and especially in the realm of musical works, and an important factor is time. Thus I used to prefer Monteverdi to Haendel, and Haendel to Purcell, but I finally found myself preferring Purcell to Monteverdi. Or I used to prefer Verdi to Bellini and Bellini to Puccini, but finally ended up preferring Puccini to Verdi. I also discovered that my musical preferences went by couples -   Weber rather than Bellini, Mozart rather than Haydn, Chopin rather than Berlioz, Verdi rather than Wagner, Beethoven rather than Schubert, Mahler rather than Bruckner, Schoenberg rather than Webern, Debussy rather than Ravel, Grieg rather than Delius, Elgar rather than Britten. But  not only my preferences changed over time, but that I realized that it was impossible to order these preferences in a random way: for instance to prefer Weber to Grieg by comparing Weber to Delius, or to prefer Mahler to Monteverdi through a preference of Mahler to Purcell. Indeed it makes no musical sense to say: “I prefer Bellini to Debussy” or “I prefer Ravel to Monteverdi”. Not any more than saying “I prefer Poussin to Juan Gris” or “I prefer Mondrian to Dürer”, or even “I prefer olives to Roquefort”, or “I prefer cigars to pasta”.  This does not make sense because one has to compare things which are comparable, e.g pasta and pizza, beef and poultry, or Zanzibar and Madagascar. Indeed some people say “I prefer Dubaï to Firenze” or “I prefer Stockholm to Zanzibar” or even “I prefer Homer to Hegel” but it makes no sense. The things compared must be similar and there must be a principle of comparison. Otherwise we end up with the principle of kitsch art and today’s “playing lists”, where everything can go with everything: the Beatles with Fauré, the Rolling Stones with Brahms. Why not Poussin with Frank Lloyd Wright or (horresco referens) Goethe with Barbara Cartland. But how can we be sure that we make the right comparisons? Didn’t we have Bob Dylan with Thomas Tranströmer for the Nobel Prize (for me, horresco referens)?  Did not Marilyn Monroe marry Arthur Miller? We are pretty sure that Mahler goes with Bruckner and that Mozart goes with Haydn, but can we really be sure that Ravel goes with Fauré? The “strange bedfellows” phenomenon is ubiquitous. In the case of musical works, the styles, the atmosphere, the historical periods an most of all the musical influences are all important, and one has to compare composer in function of their “worlds”, “styles” and “times”, however vague these categories can be. But does absolute and definitive ranking make sense? Perhaps there are winners in all categories, such as Bach. I discovered that my early musical tastes changed: I loved Monteverdi, but today prefer Purcell, I hated (mostly because I had read Nietzsche) Wagner but now find him very good, I used to find Mahler sublime, but now I find him kitsch, and put at the pinnacle Bruckner. I used to like Elgar, but Britten pleases me more now. I preferred Debussy to Ravel, and now the reverse. Have my tastes changed? Or is it that my musical education has improved? What must have changed are my principles of comparison. I came to understand better what it means, e.g to compare Wagner and Bruckner, Bruckner to Mahler. I learnt better about musical traditions. Probably my tastes have been shaped by concerts, where a performer plays music from composers of the same “family”. But in most cases, the choices in programs are rather contingent upon the tastes of the performers, the difficulty of the pieces they deal with, and the tastes of the public, which also change, as well as the styles performances. I possess about fifteen recorded versions of the Well-Tempered clavier and there are huge differences.  In spite of all these vagaries, I still believe that there must be some good ordering: the greatest musicians should come first in some objective realm, and my tastes should reflect this hierarchy. My efforts, as piecemeal and unsuccessful at making progress in appreciating music, must at some point meet objective standards. Sometimes indeed I am baffled. For instance I have never really understood or liked, I confess, Boulez, even though he has a great reputation as a composer (a better one as a director, actually).

    

 (trouvé dans un hommage à Göran Blomqvist)


 

 

 


 

  

  

  

 

  

dimanche 1 août 2021

l'attitude correcte







L'attitude correcte

Article publié dans le n°1111 (01 sept. 2014) de La nouvelle quinzaine littéraire



 
Ce livre est le dernier d’une trilogie consacrée par Jacques Bouveresse aux problèmes de la croyance, de la foi et de la religion. Il porte sur l’un des auteurs que Wittgenstein admirait le plus, Gottfried Keller, et invite ainsi à lire ou à relire l’une des œuvres les plus profondes et les plus attachantes de la littérature.
JACQUES BOUVERESSE
Le danseur et sa corde. Wittgenstein, Tolstoï, Nietzsche, Gottfried Keller et les difficultés de la foi

Der grüne Heinrich (1855) est un Bildungsroman dans la tradition du Wilhelm Meister de Goethe, qui relate l’histoire, assez largement autobiographique, d’un jeune Suisse qui va tenter sa chance à Munich et revient dans son pays, pour découvrir que sa mère est morte et qu’il n’a pas mené la vie qu’il aurait dû vivre (1). C’est le roman des désillusions, éclairé par la bonté intérieure du héros, ses angoisses religieuses et sa recherche d’une rédemption sans Dieu.

C’était, avec les Entretiens de Goethe et d’Eckermann et les Aphorismes de Lichtenberg, l’un des livres favoris de Nietzsche, qui vint un jour rencontrer Keller pour lui exprimer son admiration. Ce dernier raconta l’entretien à l’un de ses amis : « Je crois que ce gars est fou ». Nietzsche, dans les Considérations inactuelles, attaque David Strauss, auteur d’une Vie de Jésus anticipant celle de Renan, révoqué de son poste à Zurich avant d’avoir pu enseigner, et qu’appréciait beaucoup Keller, qui était aussi un grand lecteur de Feuerbach. Comme le montre Bouveresse, l’œuvre de Keller occupa dans la vie de Wittgenstein un rôle qui ne fut pas moins grand que celui de Tolstoï, dont on sait que l’auteur du Tractatus logico-philosophicus admirait certains récits comme Hadji Mourat, et surtout l’Abrégé de l’Évangile.

Dans la veine de son premier livre sur Wittgenstein, Wittgenstein : La rime et la raison (Minuit, 1973), et de ses ouvrages récents, Peut-on ne pas croire ? (Agone, 2009) et Que faire de la religion ? (Agone, 2011), Jacques Bouveresse analyse les conceptions de Wittgenstein sur la croyance, la foi et la religion et montre combien elles sont influencées par celles de Keller. Il nous les restitue au sein du contexte des discussions sur la religion chez les romantiques, Schopenhauer, Nietzsche, Hebbel, Mauthner, Kraus, parmi d’autres. Les livres de Bouveresse sont comme ces grosses voitures si solides de jadis, de marque suédoise ou américaine. Elles mettaient du temps à démarrer, mais une fois le moteur bien chauffé elles atteignaient leur plein régime. Ici, il est atteint dans les derniers chapitres, les plus denses. Peut-il y avoir de la foi dans un monde sans Dieu ?

Keller dans ses romans et ses contes (comme « Le rire perdu », où un couple doit se débarrasser de la religion pour retrouver sa bonne entente), tout comme Wittgenstein dans ses journaux et carnets, suggère que la question de la foi est distincte d’une part de celle de la religion entendue comme un ensemble de dogmes, de rites, et de pratiques, et d’autre part de celle de la croyance, qui demande des justifications ou des preuves. « Le mot “croire” a causé des malheurs effroyablement grands dans la religion. »

En ce sens, Wittgenstein est tout sauf un sceptique, contrairement à Russell, dont il trouvait l’athéisme digne d’un parfait philistin. La foi a cependant quelque chose de commun avec le rite et la croyance : elle se révèle et s’éprouve dans les actions. L’une des remarques de Wittgenstein donne la clef de sa position : « La manière dont tu utilises le mot “Dieu” ne montre pas qui tu veux dire, mais ce que tu veux dire ». Dieu n’est pas, comme pour le philosophe ou le théologien, un certain être qui se tient dans une certaine relation au monde, mais il est l’expression, dans nos actes et dans notre vie, d’une certaine sorte d’attitude vis-à-vis du monde, de nous-mêmes et de nos semblables. Comment la définir, si ce n’est en disant qu’elle n’est ni une attitude de crainte et de tremblement à l’idée que nous n’obtiendrions pas la rédemption, ni une somme d’actions conformes à tel ou tel ensemble de commandements ? C’est, nous disent Keller et Wittgenstein, l’attitude « correcte » ou « décente »,  anständig.

À la différence de la croyance, l’attitude correcte n’est pas une attitude intellectuelle, mais une certaine forme de sentiment ou d’émotion juste. Le fait que ce soit une attitude psychologique fait entrevoir une conception de la foi religieuse comparable à celle de Hume (dont bien entendu à la fois Feuerbach et Nietzsche s’inspireront), que l’on a souvent caractérisée comme expressiviste : nous projetons, à partir de nos états psychologiques, une réalité qui n’a d’existence que fictive.

Mais la comparaison s’arrête là, car ni Wittgenstein ni Keller n’entendent dire que la religion nous ouvre à un monde fictif. Ils n’ont pas comme les philosophes l’ambition d’expliquer la religion. L’attitude correcte est une attitude face à quelque chose de réel, qui s’adapte à une réalité qui n’est pas entièrement, pour ainsi dire, de notre cru. Alors à quoi ? Au monde, à la vie, au sens d’une sorte de panthéisme, puisque leur Dieu n’est pas personnel ? Mais alors pourquoi Wittgenstein et Keller sont-ils, tout comme Tolstoï, si attachés au christianisme, à des notions comme celles d’une volonté – même absente – de Dieu, et à l’idée que nous pourrions être punis pour une faute que nous n’avons pas commise ?

On peut aussi penser à la conception de l’expérience religieuse de William James, que Bouveresse a confrontée à celle de Wittgenstein dans ses autres livres. Le problème est que la religion du cœur selon James n’a pas vraiment de contenu, elle est comme une expérience sans idée de ce dont elle est l’expérience. Il est difficile de séparer le contenu de la foi de celui de l’expérience morale, même s’il ne réside dans aucun type de précepte. L’éthique se vit. Cela semble priver de toute pertinence toute considération méta-éthique sur le sens et la nature des valeurs. Et pourtant il y a une conception de la nature des valeurs éthiques qui a, à mon sens, d’importantes similitudes avec celle de Wittgenstein et de Keller : c’est celle de Franz Brentano.

Selon cette conception, le contenu des propositions éthiques n’est pas donné par des valeurs réelles ayant une réalité autonome par rapport à nos jugements éthiques. Mais ces jugements sont objectifs en vertu du fait qu’ils sont corrects. Une chose est bonne si elle correspond à l’attitude correcte et au type de raisons approprié. Les raisons en question n’en sont pas pour autant subjectives : elles sont des raisons parce qu’elles s’adaptent à la réalité (2). Par exemple, dans « L’épigramme » (3), la jeune fille que cherche le héros doit accepter un baiser en souriant (car celui-ci fait plaisir) et en rougissant (par pudeur) : si elle vient à cette combinaison de sentiments justes, elle a l’attitude « anständig ». Est-ce trop intellectualiser les conceptions de Wittgenstein que de lui prêter une conception des valeurs morales du même genre ?

  1. Voir l’article de Georges-Arthur Goldschmidt, « Réédition d’un chef-d’œuvre », QL n° 359.
  2. Franz Brentano, L’Origine de la connaissance morale (1889), tr. fr. Gallimard, 2003. Voir Kevin Mulligan, Wittgenstein et la philosophie austro-allemande, Vrin, 2012.
  3. Voir Hubert Juin, « Les ambiguïtés de Gottfried Keller », QL n° 202.

vendredi 16 juillet 2021

Radio days

 

TSF 1950



Vers 13h15, depuis les années 50, tous les jours, ma grand mère ouvrait sa TSF et écoutait La minute de Saint Granier, qui s'appelait aussi La minute de bon sens. C'est ainsi que très jeune j'ai appris ce qu'était le bon sens. Mais comme je n'en avais pas encore, je n'avais aucun moyen de le reconnaître. A part cette fugace minute, je n'ai jamais eu accès dans mon enfance à la culture radiophonique, encore moins à la grande musique, et ce n'est qu'avec la vague yéyé que j'eus vaguement conscience de l'existence d'une musique populaire.  Mais les lecteurs de Tintin et de Pilote ( et Georges Perec ) savaient qui était Zappy Max. Plus tard encore, la voix de Lucien Jeunesse était devenue canonique.

En ce temps là, les hommes de radio avaient une voix théâtrale: il parlaient haut et fort, lentement, et articulaient, souvent à la limite du chevrotant, alors qu'aujourd'hui on parle très vite en avalant les mots, comme pour saturer l'espace sonore. On ne dit pas nécessairement des choses plus intelligentes, mais on donne l'impression de dire beaucoup, alors qu'on ne dit rien. Onfray ou Finkielkraut, Pivot jadis ou les commentateurs politiques de BFM TV disent-ils réellement plus que ce que disait Saint Granier dans sa minute? 

A la fin de sa vie, Benda est allé assez souvent à la radio. Il a plus le ton de Saint Granier que celui de Sacha Guitry, mais quand il dialogue, il reprend un rythme normal. Le ton de la causerie radiophonique est un peu celui de la conférence, où le conférencier lit un papier. On mesure à quel point on est passé d'une culture écrite à une culture visuelle, où les mots doivent mimer les gestes et les mouvements du corps plutôt que l'inverse. 

Il y a des entretiens célèbres avec Léautaud , transcrits ici qui ont été assez commentés, et une série de 12 entretiens avec Pierre Sipriot, colloques d'un clerc, 1953 (INA). 

Mais il y a aussi une émission de 1949, récemment passée (15/07/21) sur France culture, "Julien Benda qui êtes vous?" qui est très vive et substantielle, et où il a l'occasion de parler , outre de lui-même, son sujet favori, de la nouvelle physique, ainsi que de brocarder Bachelard . Il y est tout sauf gâteux. 


samedi 12 juin 2021

LE VIEUX CHNOQUE

 


         Jean François Revel défendit souvent Benda, et le republia dans sa collection "Libertés". Voir aussi ses mémoires , Le voleur dans la maison vide , récemment republiées

       Dans cet article de l'Express de 1965, il dit l'essentiel : d'abord que s'engager ce n'est pas s'engager pour quelque cause dont on dit ensuite que c'est la vérité, mais pour la vérité elle-même, ou du moins ce qu'on croit être la vérité, ensuite que la morale n'a rien à voir avec la politique, et qu'aucune politique comme telle se peut devenir morale ni  tenir lieu de morale. 

      Depuis 1965, ces croyances ne  sont pas devenues celles d'un vieux chnoque: elles sont seulement devenues impensables et leur expression inaudible. 

       On dira: pourquoi alors Benda s'est il après-guerre engagé auprès des communistes staliniens, au point de se tromper lourdement et de perdre le crédit qu'il s'était acquis dans les années 30 auprès de tous les démocrates et de tous les antifascistes ? La réponse n'est pas qu'il croyait vraie la doctrine marxiste que défendaient les communistes - il la croyait  fausse. Alors était il machiavélique et pensait il, comme il le dit quelquefois, que la politique n'a rien à voir avec la vérité? Il me semble qu'il croyait plutôt que les communistes avaient raison en prenant le parti des pauvres et des opprimés, et donc qu'ils défendaient la vérité quant aux valeurs morales et quant à la justice. Ce qu'il aurait dû mieux voir est que les communistes eux mêmes adoptaient le machiavélisme qu'il rejetait lui-même, et n'étaient pas .toujours du côté de la justice. On peut s'interroger sur les raisons de son aveuglement. Mais une chose est sûre il n'a jamais considéré son engagement communiste comme une attitude morale du fait qu'il prenait la position politique du compagnon de route.


Jen francois Revel, Contre censures, Pauvert 1966



dimanche 25 avril 2021

Non leguntur

 


Julien Benda  mettait un point d'honneur à ne jamais lire les livres qui venaient de paraître, pour ne lire que les classiques ( Exercice d'un enterré vif, seconde ed Gallimard 1969, p. 382-83, et p. 391 sq.) . Je doute qu'il ait jamais suivi cette maxime, puisque nombre de ses livres sont des réactions aux écrits de son temps, et puisqu'il a fait beaucoup de journalisme, une activité pour laquelle il est difficile de croire qu'on ne lit pas, au moins en partie, ce qui s'est publié récemment. Le risque que l'on court, quand on a cette maxime, est que vos lecteurs potentiels vous imitent, pour peu qu'ils aient quelque exigence dans le domaine de l'esprit. Aucun risque évidemment si vos lecteurs sont idiots ou serviles, ce qui n'est pas le public recherché. Benda semble avoir des émules aujourd'hui,si l'on en juge par une déclaration d'André Comte Sponville  dans un récent entretien: 

Aujourd’hui en philosophie (comme en théologie), les vertus reviennent à l’honneur, notamment grâce au courant néo-aristotélicien anglo-saxon (Anscombe, Nussbaum, MacIntyre, etc.). Pourtant, si je ne trompe pas, ce n’est pas la voie que vous aviez choisie. Votre approche était différente. Quelle réflexion cela vous inspire-t-il ?

16A. C-S : Quand j’étais étudiant, que ce soit à la Sorbonne ou à Normale Sup’, il était de bon ton d’ignorer la philosophie anglo-saxonne, surtout contemporaine. « Empiriste » était une injure, et tout ce qui parlait anglais (ou pire, américain) nous était philosophiquement suspect. C’était bien sûr idiot, mais cela explique que je n’ai jamais lu les trois auteurs que vous évoquez. Encore aujourd’hui, d’ailleurs, je n’ai guère l’envie de m’y plonger. D’abord parce que je ne travaille plus sur les vertus (j’ai assez donné !), mais aussi parce que je préfère me plonger dans quelques génies incontestables, sélectionnés par l’histoire, que passer des années à faire le tri parmi les contemporains, fussent-ils talentueux. L’une de mes faiblesses, en philosophie, et aussi l’une de mes forces, c’est que je m’ennuie rapidement. Explorer un « courant néo-aristotélicien anglo-saxon » ? Cela me fatigue à l’avance ! J’aime mieux relire Aristote !

17C’est ce qu’un de mes amis appelle mon « fondamentalisme », qu’il me reproche : une façon de ne retenir, dans l’histoire de la philosophie, que les plus hauts sommets, d’y revenir toujours, et de laisser les contemporains à leurs colloques et séminaires, quand ce n’est pas aux journaux… Je ne dis pas que j’ai raison, ni que j’ai tort, mais je suis convaincu que cela m’a sauvé : c’était ma façon d’échapper à mon époque, que je préfère à toute autre (pour les conditions de vie, les avancées scientifiques, les droits de l’homme) et que je n’aime pas (pour ses productions philosophiques et artistiques). La vie est courte. J’ai tôt décidé, vers l’âge de 24 ans (parce que Schubert, que je venais de découvrir, avait bouleversé ma vie), de ne plus lire que les génies. Je ne m’y suis pas tenu, vous vous en doutez bien, mais cela me dispensa malgré tout de bon nombre de lectures, vraisemblablement utiles, je ne le conteste pas, mais qui m’auraient éloigné, c’est du moins le sentiment que j’avais, de l’essentiel et de moi-même. Il m’arrive de le regretter, s’agissant surtout du courant analytique, mais plus souvent (quand je vois ce que sont devenus tant de mes collègues, tellement plus friands que moi de philosophie contemporaine) de m’en féliciter." (Entretien avec André Comte-Sponville,  Propos recueillis par A. Thomasset, in Revue d'éthique et de théologie morale, 2021, 1, 309, 91-106) 

Passons sur la déclaration de laisser les contemporains aux journaux, de la part d'un auteur qui est sans doute plus apparu dans les journaux que la plupart de ses collègues contemporains en philosophie.  La maxime " Ne lis que des génies", qui est ici supposée s'auto-appliquer,  ne marche que si les lecteurs ne suivent pas l'avis de l'auteur, puisque que quand le livre  Petit traité des grandes vertus est paru, il n'aurait eu aucun succès si les lecteurs avaient suivi sa maxime. De fait, j'ai suivi sans le savoir la maxime de ACS: il  me faut avouer, sans trop de honte, que je n'ai jamais acheté ni lu ce livre . Quand mes professeurs et mes camarades "de la Sorbonne et de Normale Sup'" m'enjoignaient de ne lire que les grands noms, je flairais que ce qu'il attendaient était que je lise leurs commentaires - qui eux n'avaient rien de génial- sur les génies qu'ils nous enjoignaient de lire. Je m'empressais au contraire de lire des auteurs contemporains qui m'attiraient, particulièrement des "anglo-saxons", sans me soucier de savoir s'ils étaient des génies, et encore moins des génies comme moi, et j'évitais comme la peste tous ceux qui prenaient des allures d'éternité au nom de leur moi, et qui sont légion.

    Benda s'accommodait parfaitement du risque qu'on retourne contre lui sa maxime. Dans le même ouvrage, il oppose deux manières de lire: 

- la manière absolutiste, qui consiste à ne lire que les oeuvres qui enrichissent vraiment sa pensée , et qui conduit à n'admirer que très peu d'oeuvres.
-  la manière relativiste, qui consiste à faire état de tout livre dès l'instant qu'"il y a quelque chose". Cette méthode, dit Benda, conduit loin, car il y a peu de livres où il n'y ait rigoureusement rien. ( on voit qu'il n'a pas connu notre époque).

  Et le résultat fut qu'il fut lui-même peu ou pas lu, à la fois par ceux qui l'imitaient en suivant la première méthode - puisqu'ils avaient le droit d'adopter à son endroit le jugement qu'il se permettait d'avoir sur les livres a priori éphémères, et par ceux qui adoptaient la seconde, puisqu'ils ne prirent qu'un temps goût à ses livres, jugés à la longue répétitifs. 

dimanche 28 mars 2021

Le Mickey volé

 



Je vous raconterai à présent ma troisième humiliation.  Augustin vola des poires avec des vauriens, Rousseau un ruban ( et surtout accusa une pauvre fille de son crime, y ajoutant la vilénie). Je ne puis prétendre à des telles bassesses, même si j'ai d'autres crimes à avouer.
    L'un d'eux ,que je commis en 1972 ,  au croisement de la rue des Ecoles et du boulevard Saint Michel, fut de voler un gros album à l'étalage chez Gibert. Il s'agissait d'un  volume de près de 1000 pages ; des Aventures de Mickey, rétrospective de la carrière de Walt Disney. L'ayant feuilleté sur le trottoir, je m'avisai que personne ne me regardait ( à l'époque il n' y avait ni caméras video, ni systèmes antivols) , agrippai  l'album, et pris mes jambes à mon coup dans la rue Racine voisine. Je n'avait pas fait cent mètres qu'un malabar de chez Gibert, qui avait l'oeil, me prit par le col et m'alpagua. J'étais fait. Je le suivis dans son bureau, et subis l'humiliant interrogatoire d'usage, la remise de la carte d'identité. Je fus libéré, mais j'avais à présent un casier. 

     En fait ce n'est pas Mickey qui m'avait attiré, mais, comme Augustin, le plaisir de faire partie d'une bande de voleurs. Il était alors dans nos habitudes, parmi un petit groupe de camarades de lycée du quartier de faucher des livres dans les librairies, les PUF surtout , mais aussi la libraire Maspero, repaire de tous les gauchistes d'alors, et la librairie Larousse, qui était à la place de l'actuelle Compagnie rue des Ecoles. Dans cette dernière j'eus un jour envie de voler un petit volume de  Didier Deleule sur la psychologie, mais résistai vaillamment à la tentation (ce qui fait que je n'ai jamais lu ce livre, qui était peut être bon). Je n'osais me mettre moi même à la fauche, et le Mickey fut mon seul et piteux trophée, qui plus est un trophée que je n'ai jamais pu posséder.
   
      Ce que je trouve, près de 50 ans plus tard, le plus répréhensible dans ma conduite n'est pas d'avoir volé un Mickey, mais d'avoir si mal choisi: pourquoi pas  plutôt un volume de Virgile, de Cervantès, même l'édition Gustave Doré de la Divine Comédie ? C'est comme si voler ce genre de livre m'aurait réellement plongé dans le crime, alors que voler ce misérable Mickey - qui n'était même pas ma bande dessinée favorite, puisque je ne jurais que par Mortimer et les Pieds Nickelés - m'en exemptait, tout comme Augustin ses poires et Rousseau son ruban. Si j'avais , par exemple, volé l'Iliade, ou le Capital,j'aurais rejoint les grands voleurs, Darien, Genet, ou Sachs,  et j'aurais été vraiment criminel. Je ne fus qu'un misérable fripon. 


PS ( 2024) , lisant la notice Wikipedia du Dr Petiot, je lis :" En 1936, il est arrêté pour vol à l'étalage à la librairie Gibert Joseph, dans le Quartier latin. Il affirme à ses juges qu'« un génie ne se préoccupe pas de basses choses matérielles ».
 

 

mercredi 17 mars 2021

Etiamsi omnes ego non

 

Le vieux chnoque


La devise de Benda était etiamsi omnes ego non.   Il aimait à choquer en ne faisant pas comme les autres.La Bruyère pourtant observe : Un homme fat et ridicule porte un long chapeau, un pourpoint à ailerons, des chausses à aiguillettes et des bottines ; il rêve la veille par où et comment il pourra se faire remarquer le jour qui suit. Un philosophe se laisse habiller par son tailleur : il y a autant de faiblesse à fuir la mode qu’à l’affecter.( Caractères, XIII, 11)


 les opinions les plus choquantes de Benda


Les français ont voulu, collectivement, être une nation, et leur histoire est le produit de cette volonté (Esquisse d’une histoire des français 1930)

La France abstraite: la France n'est pas une entité concrète, mais abstraite (idem)

La décadence des arts vient des femmes et de la musique (Belphégor , 1918)

La langue de l'Europe doit être le français (Discours à la nation européenne,1933)

Ne pas lire les livres qui viennent de paraître( Cléanthis, ou du beau et de l'actuel, 1926)

Aucune curiosité pendant les voyages ( Un régulier dans le siècle, 1937)

Proust mauvais écrivain ( La France Byzantine)

Les écrits doivent être anonymes (Précision, 1937)

On pense mieux seul qu'en groupe (passim).

Le clerc ne peut être fonctionnaire (Précision, 1937)

La littérature doit être une science (La France byzantine 1945) 

Que les politiques fassent ce qu’ils veulent. Ils sont dans leur ordre (Appositions, 1929)

Rajk était coupable ( La pensée 1948) 

Défense des vieux garçons ( Pour les vieux garçons, 1928)

"Place aux vieux!" (à la Vallée aux loups, chez le Dr Savoureux 1931)

Les clercs ont tous trahi, sauf Spinoza et Benda  (Trahison des clercs, 1927)

Religion de la raison (passim)

Il y a plus de philosophie dans une page d'Anatole France que dans tout Bergson (Un régulier dans le siècle, 1937)

Le monde doit être ennuyeux, Les cahiers d'un clerc 1952

Dans le piano, ce qui n'est pas supportable , c'est le son  (Exercice 1945)



Au moment de la mort de Benda, en 1956 André Thérive rapporta , dans la Revue des deux mondes, l'anecdote suivante : 

Le 12 mars 1938, un petit télégraphiste essoufflé m'apporta un pneumatique. La lettre n'était pas une invitation à dîner. Elle contenait ces mots : « Oui, Dieu est un être conceptuel. Julien Benda »

dimanche 14 février 2021

Le principe de Tacite

 


  J'ai  il y a 5 ans  consacré ici un billet à Tacite et à l'une de ses observations les plus aiguës (avec d'autres, qui me semblent le placer au sommet des grands moralistes latins, bien qu'il n'appuie rien) :

 Proprium humani ingenii est odisse quem laeseris ( Vita Agricolae,  I, Ch 42, 4)

Appelons cela le principe de Tacite . Mon billet a été commenté par un lecteur tacitéen, Pater taciturnus  et j'ai découvert qu'il avait été employé ( notamment) par un historien au sujet de l'antisémitisme en Pologne. 

Ce qui est important dans la phrase de Tacite, est qu'elle indique un rapport causal, et pas seulement de corrélation entre le sentiment éprouvé par la conscience d'avoir fait du mal à autrui et la haine de celui-ci. Ce n'est pas simplement la coexistence des deux émotions, comme dans la Schadenfreude, ou le principe de Térence dans l'Eunuque:  Eis vltro arrideo, et eoru[m] ingenia admiror simul’ ("Je me moque d'eux tout en exprimant mon admiration pour leur esprit"). 

J'aurais dû alors citer le fameux passage de Hobbes (Leviathan XI) :

"To have received from one, to whom we think ourselves equal, greater benefits than there is hope to requite, disposeth to counterfeit love, but really secret hatred, and puts a man into the estate of a desperate debtor that, in declining the sight of his creditor, tacitly wishes him there where he might never see him more. For benefits oblige; and obligation is thraldom; and unrequitable obligation, perpetual thraldom; which is to one's equal, hateful. But to have received benefits from one whom we acknowledge for superior inclines to love; because the obligation is no new depression: and cheerful acceptation (which men call gratitude) is such an honour done to the obliger as is taken generally for retribution. Also to receive benefits, though from an equal, or inferior, as long as there is hope of requital, disposeth to love: for in the intention of the receiver, the obligation is of aid and service mutual; from whence proceedeth an emulation of who shall exceed in benefiting; the most noble and profitable contention possible, wherein the victor is pleased with his victory, and the other revenged by confessing it.

To have done more hurt to a man than he can or is willing to expiate inclineth the doer to hate the sufferer. For he must expect revenge or forgiveness; both which are hateful."

Ce  passage est commenté dans  Philosophy, Rethoric and Thomas Hobbes de Timothy Raylor (OUP 2018), p. 152, mais curieusement sans faire référence à Leviathan , XI.  

C'est étroitement lié à la gloire, dont Hobbes parle si souvent , notamment dans le De cive , I, V 

« Le plus grand plaisir, et la plus parfaite allégresse qui arrive à l’esprit,lui vient de ce qu’il en voit d’autres au-dessous de soi, avec lesquels se comparant, il a une occasion d’entrer en une bonne estime de soi-même."

Ici Hobbes indique le ressort causal que Tacite ne fait, comme à son habitude, qu'indiquer (normal: il est tacite): réaliser qu'on a fait du mal à autrui est source de mésestime de soi, et la haine qu'on porte à ceux qu'on a lésés est une manière de rétablir cette menace à sa propre estime et gloire. 

Mais Hobbes commente surtout dans Leviathan XI, le principe converse du principe de Tacite: un bienfait trop grand reçu de quelqu'un qu'on estime son supérieur conduit à le haïr. Car chez ce dernier donner plus qu'on ne doit irrite notre amour propre. En nous traitant mieux que nous ne devrions l'être, il nous méprise implicitement. C'est pourquoi, notamment, donner de trop gros pourboires, trop d'aumône au mendiant, est une faute grave de psychologie, ressentie en réalité comme une injustice.  Les mendiants le savent. J'ai noté souvent que dans la rue, là où jadis on me demandait un franc, puis cinquante centimes d'euros (ce qui est quand même,pour ceux qui n'ont pas connu le franc, l'équivalent de 3 francs), on me demande à présent un ou deux euros.  Les beggars  n'ajustent pas seulement leurs demandes à l'inflation. Ils attendent une rétribution juste, non de la douleur qu'ils ont d'être tombés au dessous du quidam, mais de la faveur qu'ils vous font en vous demandant de les aider d'un sou, et s'indignent si on leur donne trop, car cela les offense. 

    Preston Sturgess s'est souvenu ainsi de Hobbes et de Tacite dans les Voyages de Sullivan, quand son héros milliardaire devenu faux clochard se fait rabrouer par un mendiant à qui il a fait l'aumône.


PS  J'aurais du dans ce billet et les autres citer Jon Elster 2011 (in Demeleunaere , Analytical sociology and causal mechanisms, Cambridge 2011) 

"emotional reactions that moralists from Seneca to La Bruyère have delighted in exploring. When A unjustly harms B, the reaction of A may be anger rather than guilt:€ “Those whom they injure, they also hate” (Seneca, De Ira, II.23). According to La Bruyère (1885:283),“The generality of men proceed from anger to insults; others act differently, for they first give offence and then grow angry.” The explanation may lie in the pridefulness that prevents some persons from admitting that they have anything to feel guilty about: they seek a reason for having offended, and this reason then propels them to further offenses. Similarly, men “often hate those who have done them kindnesses” (La Rochefoucauld, Maxim 14) and in fact hate them because of the kindnesses (Seneca, De Beneficiis, III.1). Along similar lines, efforts by the rich to alleviate envy by generosity may in fact exacerbate it, by substituting an even more enviable property for the one that triggered the emotion in the first place"






mercredi 3 février 2021

L'art quotidien de l'insulte

 

     Je vous raconterai à présent ma seconde humiliation, après avoir évoqué celle du pré de Saint Vallier. C'était pendant une kermesse, où je crois j'étais supposé , en tant que membre d'une troupe de scouts, aider à dresser des tables et arranger des stands. Des parents étaient là, avec leurs enfants. L'un d'eux me bouscula par mégarde et son père lui dit : " Attention!Il y a un gamin derrière toi!" Cela n'avait rien de méchant, mais je fus ulcéré qu'on me traite de "gamin". Je devais avoir 10 ou 11 ans, mais je me sentais au dessus d'un tel qualificatif, même s'il était, au fond, assez juste. Si j'avais été au même endroit aujourd'hui, aurais-je accepté qu'on dise : "Attention il y a un vieux derrière toi!"? 

     Les micro insultes nous piquent de mille flèches bien pires que les blessures que les macros insultes et accusations qui sont supposées nous mettre à terre. Elles nous blessent d'autant plus qu'elles se font par inadvertance, et même pire, sans que l'offenseur ait la moindre idée qu'il ait matière à offenser. Elles sont à la communication quotidienne ce que les petits gestes et interactions dont parle Goffman  sont à la vie quotidienne et à sa mise en scène.

      Prenez,par exemple, le comportement courant qui consiste à ne pas répondre à une lettre, aujourd'hui à un e-mail. Cela peut être intentionnel: le destinataire se sent lui-même offensé, et par dépit ne répond pas. L'auteur de la lettre s'en avise, et réécrit pour s'excuser, faire amende honorable, et la correspondance reprend. On en trouve maint exemple dans la correspondance de Flaubert, qui commence par balancer des vannes à des correspondants, comme Ernest Feydeau (le père de l'auteur du Dindon), pour ensuite tempérer son ardeur insultante et reprendre la correspondance sur des bases plus aimables. Mais de nos jours la non réponse est commune. Tel vous fait une demande, une lettre de recommandation, un rapport d'expertise sur un article, un renseignement, et vous répondez, souvent en y passant plusieurs heures. Aucune réponse, aucun remerciement. C'est de la goujaterie, mais c'est si répandu et fréquent qu'on se demande si ce n'est pas le mode d'écriture par mail qui implique que, par convention et parce que ces échanges sont supposés rapides, le destinataire n'a pas à répondre: il a ce qu'il voulait, et on passe à autre chose. Tandis qu'avec la lettre autrefois,on attendait, on n'avait le temps de ruminer, et on avait un minimum de reconnaissance quand on vous répondait.

 En voici quelques autres exemples, pris dans la vie professorale. On en trouverait mille autres ailleurs.

      Naguère, les étudiants n’osaient pas s’adresser à leurs professeurs autrement que par un “Monsieur” ou « Madame », et par lettre par “Monsieur le professeur” ou “Madame le professeur”. Aujourd’hui, quand ils leur écrivent, ce qui se fait dans 99,5% des cas par e-mail (je pense que les autres cas sont des lettres préalables à constats d’huissier pour harcèlement) ils se contentent de dire « Bonjour ». On pouvait, jadis, entrer en désaccord avec son professeur, qui vous renvoyait gentiment dans les filets. Mais aujourd’hui, on n’éprouve pas le besoin de s’adresser à lui pour le critiquer. On ne le cite même plus. S’il ou elle donne des remarques critiques, on n’éprouve pas le besoin de répondre. Le professeur donne des lettres de recommandation et basta. 

Jadis les étudiants qui suivaient un cours universitaire lisaient au moins un livre de l’universitaire qui faisait le cours, ne serait-ce que dans l’espoir, en montrant qu’ils le connaissaient, d’avoir une bonne note. Ce n’est plus le cas. L’enseignant est considéré comme un prestataire de service : on s’inscrit à son cours, et c’est déjà bien assez.

Naguère on avait honte de ne pas savoir l’allemand, ou le latin, ou le grec, et l’on méprisait l’anglais. Quand un texte était écrit en italien ou en espagnol, on essayait de le lire quand même. Aujourd’hui tout le monde croit savoir l’anglais et n’a aucune honte de ne pas connaître l’allemand, le grec ou le latin. Les anglophones ne font même plus l’effort d’essayer de lire un texte dans une autre langue que la leur. Ils ne cherchent même pas à utiliser la fonction traduction de google. Même s’ils le pouvaient, il ne le feraient pas :à quoi bon lire autrement qu’en anglais ? C’est leur langue maternelle, les autres n’ont qu’à l’apprendre.

Les gens qui lisent vos articles soumis à publication sont des « experts », même si ce ne sont que des étudiants ou des collègues qui n’entendent rien à ce qu’ils lisent. Ils ont accepté d‘expertiser parce que cela fait bien dans leur CV ou parce qu’on n’a trouvé personne d’autre, mais surtout parce que cela leur donne l’impression d’être réellement des experts et de pouvoir juger du travail d’autrui. Quoi qu’ils disent, ils sont souverains juges. L’editor , le directeur , ne lit pas les articles, il trouve trop fatigant d‘avoir à juger, et souvent ne le peut pas. Il a déjà assez de mal à trouver des « experts ». Il vous faut accepter les corrections des éditeurs, même quand elles sont fausses, leurs demandes de préciser des points, même quand ils sont évidents. Un secrétaire insiste-t-il pour que Kant soit appelé aussi « Emmanuel », et qu’à Spinoza on ajoute « Baruch » ? Il faut obtempérer. La chose la plus curieuse est que l’on ne vous demande pas d’appeler Camus « Albert » ou  Lévy « Marc », ce qui montre qu’on juge en fonction de sa culture, et pas d’une règle stricte. Je ne parle pas des injonctions pressantes d'user de l'écriture inclusive.

Naguère quand on devait constituer un jury de thèse, c’était le directeur qui s’en chargeait. A présent, c’est le candidat qui racole son jury, et prend bien soin de ne pas y recruter des juges qui pourraient avoir un œil trop critique.

Jadis, quand on était organisateur d’un colloque, on n’y prenait pas la parole. De même quand on dirigeait un numéro de revue. Aujourd’hui, c’est l’organisateur qui se met en avant. On dirait que le colloque est en son honneur.

Naguère  quand une société savante avait un président qui organisait un colloque, ce président était invité au colloque suivant à donner une conférence plénière. Aujourd'hui, c'est tout juste s'il est autorisé à y assister.

Jadis quand on rendait compte d’un livre, on s’efforçait de faire faire le compte rendu par des personnes éloignées de l’auteur. Aujourd’hui on demande de faire le CR à des amis, ou bien si ce n’est pas le cas, on soumet le CR au contrôle de l’auteur du livre. Ce dernier ne manque pas d’écrire à la revue s’il juge le compte rendu pas assez élogieux. Il ne serait pas mécontent de le faire lui-même et de dire tout le bien qu'il en pense. Quand on publiait un livre on attendait qu’on parle de vous, en faisant confiance aux critiques et au fait que les revues en rendraient compte. Aujourd’hui les revues ne rendent plus compte des livres, sinon de ceux de leurs affidés. Tout le monde fait sans aucune vergogne  sa publicité sur internet et sur les listes de diffusion, un peu comme les hôteliers mettent des avis de clients satisfaits sur leur propre établissement sur Trip Advisor et glissent sur les sites de leurs concurrents de fausses lettres de clients insatisfaits . L’intellectuel est devenu auto entrepreneur de lui-même. Ceux qui ne le font pas, et qui tablent sur le fait qu’il y a des institutions chargées de lire et commenter les livres, tombent dans l’oubli.

Naguère  il était très mal vu d’intervenir, dans une élection universitaire, pour un candidat auprès des membres de la commission. Cela entraînait automatiquement sa mise hors-jeu. Aujourd’hui personne ne s’en offusque. On met hors-jeu ceux qui qui n’ont pas été poussés par une intervention auprès des membres de la commission, qui autrefois n’étaient pas connus, mais qui maintenant sont pris d’assaut par les candidats et ceux qui cherchent à les influencer.

Autrefois on ne publiait pas un livre de science, d’histoire, de philosophie ou de critique avant d’avoir étudié le sujet. Il y avait bien sûr des essais qui procédaient ainsi, sans étude. Mais tout ouvrage d’idées sérieux supposait une compétence. Aujourd’hui, il n’est pas nécessaire de maîtriser la bibliographie. Au contraire il est mieux de publier le plus rapidement possible sur un sujet donné pour prendre les autres de vitesse et avoir la primeur d’un sujet. Les vrais spécialistes seront ainsi très vite relégués au rang de tocards, qui, quand ils publieront leurs ouvrages sur le sujet auront l’air de vous copier.

     J'ai déjà parlé dans ce blog (LQI) des  glissements de vocabulaire qui requerraient  un nouveau Victor Klemperer pour la LTI numérique. On a beaucoup étudié le jargon pédagogique dont sont victimes les administrés des ministères de l'éducation et de l'enseignement supérieur. Quelques exemples:

    Naguère, quand on était invité à un colloque ou à donner une conférence, on était « conférencier » et « invité ». Aujourd’hui on est un « intervenant » et on « propose une intervention », un peu comme si c’était vous qui vous vous étiez invité et que les organisateurs aient accepté votre proposition.

   Les hommes politiques participent à des "universités d'été", des conférenciers donnent des "master classes", des  conférenciers occasionnels occupent des "chaires", des institutions qui n'en ont même pas la capacité se parent du titre de "Collège de X ", "Collège des hautes études de Z"

    Il ne faut pas confondre ces comportements devenus quasiment automatiques, qui traduisent l'indifférence, le mépris et la rudesse de la vie sociale, avec les coups bas, les grandes et les petites fripouilleries, comme celle qui consiste à volontairement à piller et ne pas citer un auteur ou un texte dont on sait qu'il est important pour le domaine sur lequel on écrit. Ce sont plutôt des insultes en acte, qui découlent simplement de l'ignorance par les acteurs de la vie universitaire d'aujourd'hui de ce qu'elle a été et du mépris dans lequel on tient ces métiers. Elles n'ont que peu à avoir avec les multiples manières dont on se sent aujourd'hui discriminé,victime de X-phobie et de crimes divers et variés etc. qui donnent l'impression tout le monde est agressé en permanence et prêt à se plaindre et pétitionner à tout bout de champ, mais ce sont de petites doses d'empoisonnement qui finissent par rendre l'atmosphère aussi polluée que l'air.