Je vous raconterai à présent ma seconde humiliation, après avoir évoqué celle du pré de Saint Vallier. C'était pendant une kermesse, où je crois j'étais supposé , en tant que membre d'une troupe de scouts, aider à dresser des tables et arranger des stands. Des parents étaient là, avec leurs enfants. L'un d'eux me bouscula par mégarde et son père lui dit : " Attention!Il y a un gamin derrière toi!" Cela n'avait rien de méchant, mais je fus ulcéré qu'on me traite de "gamin". Je devais avoir 10 ou 11 ans, mais je me sentais au dessus d'un tel qualificatif, même s'il était, au fond, assez juste. Si j'avais été au même endroit aujourd'hui, aurais-je accepté qu'on dise : "Attention il y a un vieux derrière toi!"?
Les micro insultes nous piquent de mille flèches bien pires que les blessures que les macros insultes et accusations qui sont supposées nous mettre à terre. Elles nous blessent d'autant plus qu'elles se font par inadvertance, et même pire, sans que l'offenseur ait la moindre idée qu'il ait matière à offenser. Elles sont à la communication quotidienne ce que les petits gestes et interactions dont parle Goffman sont à la vie quotidienne et à sa mise en scène.
Prenez,par exemple, le comportement courant qui consiste à ne pas répondre à une lettre, aujourd'hui à un e-mail. Cela peut être intentionnel: le destinataire se sent lui-même offensé, et par dépit ne répond pas. L'auteur de la lettre s'en avise, et réécrit pour s'excuser, faire amende honorable, et la correspondance reprend. On en trouve maint exemple dans la correspondance de Flaubert, qui commence par balancer des vannes à des correspondants, comme Ernest Feydeau (le père de l'auteur du Dindon), pour ensuite tempérer son ardeur insultante et reprendre la correspondance sur des bases plus aimables. Mais de nos jours la non réponse est commune. Tel vous fait une demande, une lettre de recommandation, un rapport d'expertise sur un article, un renseignement, et vous répondez, souvent en y passant plusieurs heures. Aucune réponse, aucun remerciement. C'est de la goujaterie, mais c'est si répandu et fréquent qu'on se demande si ce n'est pas le mode d'écriture par mail qui implique que, par convention et parce que ces échanges sont supposés rapides, le destinataire n'a pas à répondre: il a ce qu'il voulait, et on passe à autre chose. Tandis qu'avec la lettre autrefois,on attendait, on n'avait le temps de ruminer, et on avait un minimum de reconnaissance quand on vous répondait.
En voici quelques autres exemples, pris dans la vie professorale. On en trouverait mille autres ailleurs.
Naguère, les étudiants n’osaient pas
s’adresser à leurs professeurs autrement que par un “Monsieur” ou
« Madame », et par lettre par “Monsieur le professeur” ou “Madame le
professeur”. Aujourd’hui, quand ils leur écrivent, ce qui se fait dans 99,5%
des cas par e-mail (je pense que les autres cas sont des lettres préalables à
constats d’huissier pour harcèlement) ils se contentent de dire
« Bonjour ». On pouvait, jadis, entrer en désaccord avec son
professeur, qui vous renvoyait gentiment dans les filets. Mais aujourd’hui, on
n’éprouve pas le besoin de s’adresser à lui pour le critiquer. On ne le cite même plus. S’il ou elle donne des remarques critiques, on n’éprouve pas le
besoin de répondre. Le professeur donne des lettres de recommandation et basta.
Jadis les étudiants
qui suivaient un cours universitaire lisaient au moins un livre de
l’universitaire qui faisait le cours, ne serait-ce que dans l’espoir, en
montrant qu’ils le connaissaient, d’avoir une bonne note. Ce n’est plus le cas.
L’enseignant est considéré comme un prestataire de service : on s’inscrit
à son cours, et c’est déjà bien assez.
Naguère on avait honte de ne pas savoir l’allemand, ou le latin, ou le grec, et l’on méprisait l’anglais. Quand un texte était écrit en italien ou en espagnol, on essayait de le lire quand même. Aujourd’hui tout le monde croit savoir l’anglais et n’a aucune honte de ne pas connaître l’allemand, le grec ou le latin. Les anglophones ne font même plus l’effort d’essayer de lire un texte dans une autre langue que la leur. Ils ne cherchent même pas à utiliser la fonction traduction de google. Même s’ils le pouvaient, il ne le feraient pas :à quoi bon lire autrement qu’en anglais ? C’est leur langue maternelle, les autres n’ont qu’à l’apprendre.
Les gens qui lisent vos articles soumis à publication sont des « experts », même si ce ne sont que des étudiants ou des collègues qui n’entendent rien à ce qu’ils lisent. Ils ont accepté d‘expertiser parce que cela fait bien dans leur CV ou parce qu’on n’a trouvé personne d’autre, mais surtout parce que cela leur donne l’impression d’être réellement des experts et de pouvoir juger du travail d’autrui. Quoi qu’ils disent, ils sont souverains juges. L’editor , le directeur , ne lit pas les articles, il trouve trop fatigant d‘avoir à juger, et souvent ne le peut pas. Il a déjà assez de mal à trouver des « experts ». Il vous faut accepter les corrections des éditeurs, même quand elles sont fausses, leurs demandes de préciser des points, même quand ils sont évidents. Un secrétaire insiste-t-il pour que Kant soit appelé aussi « Emmanuel », et qu’à Spinoza on ajoute « Baruch » ? Il faut obtempérer. La chose la plus curieuse est que l’on ne vous demande pas d’appeler Camus « Albert » ou Lévy « Marc », ce qui montre qu’on juge en fonction de sa culture, et pas d’une règle stricte. Je ne parle pas des injonctions pressantes d'user de l'écriture inclusive.
Naguère quand on devait
constituer un jury de thèse, c’était le directeur qui s’en chargeait. A
présent, c’est le candidat qui racole son jury, et prend bien soin de ne pas y
recruter des juges qui pourraient avoir un œil trop critique.
Jadis, quand on était
organisateur d’un colloque, on n’y prenait pas la parole. De même quand on
dirigeait un numéro de revue. Aujourd’hui, c’est l’organisateur qui se met en
avant. On dirait que le colloque est en son honneur.
Naguère quand une
société savante avait un président qui organisait un colloque, ce président
était invité au colloque suivant à donner une conférence plénière. Aujourd'hui, c'est tout juste s'il est autorisé à y assister.
Jadis quand on rendait compte d’un livre, on s’efforçait de faire faire le compte rendu par des personnes éloignées de l’auteur. Aujourd’hui on demande de faire le CR à des amis, ou bien si ce n’est pas le cas, on soumet le CR au contrôle de l’auteur du livre. Ce dernier ne manque pas d’écrire à la revue s’il juge le compte rendu pas assez élogieux. Il ne serait pas mécontent de le faire lui-même et de dire tout le bien qu'il en pense. Quand on publiait un livre on attendait qu’on parle de vous, en faisant confiance aux critiques et au fait que les revues en rendraient compte. Aujourd’hui les revues ne rendent plus compte des livres, sinon de ceux de leurs affidés. Tout le monde fait sans aucune vergogne sa publicité sur internet et sur les listes de diffusion, un peu comme les hôteliers mettent des avis de clients satisfaits sur leur propre établissement sur Trip Advisor et glissent sur les sites de leurs concurrents de fausses lettres de clients insatisfaits . L’intellectuel est devenu auto entrepreneur de lui-même. Ceux qui ne le font pas, et qui tablent sur le fait qu’il y a des institutions chargées de lire et commenter les livres, tombent dans l’oubli.
Naguère il était très mal vu d’intervenir, dans une élection universitaire, pour un candidat auprès des membres de la commission. Cela entraînait automatiquement sa mise hors-jeu. Aujourd’hui personne ne s’en offusque. On met hors-jeu ceux qui qui n’ont pas été poussés par une intervention auprès des membres de la commission, qui autrefois n’étaient pas connus, mais qui maintenant sont pris d’assaut par les candidats et ceux qui cherchent à les influencer.
Autrefois on ne publiait pas un livre de science, d’histoire, de philosophie ou de critique avant d’avoir étudié le sujet. Il y avait bien sûr des essais qui procédaient ainsi, sans étude. Mais tout ouvrage d’idées sérieux supposait une compétence. Aujourd’hui, il n’est pas nécessaire de maîtriser la bibliographie. Au contraire il est mieux de publier le plus rapidement possible sur un sujet donné pour prendre les autres de vitesse et avoir la primeur d’un sujet. Les vrais spécialistes seront ainsi très vite relégués au rang de tocards, qui, quand ils publieront leurs ouvrages sur le sujet auront l’air de vous copier.
J'ai déjà parlé dans ce blog (LQI) des glissements de vocabulaire qui requerraient un nouveau Victor Klemperer pour la LTI numérique. On a beaucoup étudié le jargon pédagogique dont sont victimes les administrés des ministères de l'éducation et de l'enseignement supérieur. Quelques exemples:
Naguère, quand on était invité à un colloque ou à donner une conférence, on était « conférencier » et « invité ». Aujourd’hui on est un « intervenant » et on « propose une intervention », un peu comme si c’était vous qui vous vous étiez invité et que les organisateurs aient accepté votre proposition.
Les hommes politiques participent à des "universités d'été", des conférenciers donnent des "master classes", des conférenciers occasionnels occupent des "chaires", des institutions qui n'en ont même pas la capacité se parent du titre de "Collège de X ", "Collège des hautes études de Z"
Cette liste est une liste de preuves (i) elle montre que nous vivons une époque de décadence (état de chose que l’on peut prouver comme l’on prouve, mutatis mutandis (because latin is magic) la nature d’une réaction chimique bien contrôlée) (ii) elle montre que l’histoire n’est pas aveugle et que son cours est celui d’un « venir a menos » (l’espagnol permet de passer un peu de baume sur le cœur, pour ceux qui en ont encore un qui bat).
RépondreSupprimerDans quel monde vit-on !
Ce ne sont pas des preuves, mais plutôt ce que ressent le heros du film de René Clair "C'est arrivé demain" quand il se rend compte que demain est arrivé aujourd'hui
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