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Hotel Adlon, Berlin , 1941 |
La réputation de Pelham Grenville
Wodehouse (que j'appelerai PGW plutôt que Plum, pour garder quelque distance) fut sérieusement ternie par les émissions de radio qu’il accepta de
donner à Berlin en 1941, en pleine guerre, à l’instigation de la propagande
nazie. Elles provoquèrent un tollé en Angleterre, et une réprobation unanime de
la classe politique, et conduisirent PGW, en 1946, à s’exiler aux Etats Unis,
quand il comprit qu’il était indésirable dans son pays, et à vivre le reste de son existence outre-Atlantique. Il
estimait, de son point de vue, n’avoir guère commis plus qu’une gaffe, et ses
défenseurs, comme George Orwell dans un texte fameux, jugèrent qu’il n’était
pas coupable d’autre chose que de « stupidité ». La reine Elisabeth
II, apparemment sur le conseil de la Queen
Mother, le fit tardivement chevalier de l’Empire britannique en 1975, un an
avant sa mort, mais il n’alla jamais chercher cette décoration.
Qu’avait fait PGW pour mériter cette
infamie ? Comment l’aimable et populaire auteur des aventures de Jeeves et
Bertie, des Blandings et de tant d’autres livres à succès qui enchantèrent le lectorat anglophone entre les deux guerres et aujourd'hui encore , put-il être considéré comme un collaborateur ou un traître ? Rappelons,
grâce au livre de Sophie Ratcliffe, qui contient aussi sa correspondance,
quelques faits.
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Low wood, Le Touquet |
Depuis 1936, PGW et sa femme Ethel vivaient,
en France, après un séjour à Beverly Hills, d’abord à Auribeau dans les Alpes
maritimes, puis au Touquet, où il loua dans un domaine résidentiel chic depuis
longtemps occupé par des Anglais une vaste demeure, près d’un terrain de golf ,
sport dont avec le cricket Bertie avait du mal à se passer. L’une des raisons
de cet exil français était fiscale : il souhait échapper aux taxes
auxquelles du côté anglais comme américain il était soumis, et les comptables
qu’il avait embauchés pour cette tâche étaient incompétents. Pendant 5 ans il
mena une vie paisible, continuant à écrire sur un rythme soutenu. En 1939 ses
lettres le montrent soucieux de la guerre qui vient et parfaitement conscient
des enjeux. Il revient brièvement en Angleterre, où Oxford lui confère un
doctorat honoris causa, ce qui le ravit, car à la différence de la plupart de
ses héros, il n’eut jamais d’éducation oxfordienne. En juin 40, quand les
Allemands envahissent la France, PGW et sa femme restent au Touquet, confiants
que les Alliés repousseront l’envahisseur. Mais quand ce dernier se profile,
ils tentent de partir, mais leur voiture tombe en panne. Ils reviennent au
Touquet. Ils n’eurent apparemment pas le projet d’aller à Dunkerque rejoindre
la flotille anglaise qui récupérait ses ressortissants en laissant les Français
passer un week-end à Zuydcoote. En juillet les Allemands décident que les
expatriés anglais de la région sont un danger, et emmènent PGW, qui a 58 ans, deux ans avant
l’âge autorisant à relâcher des prisonniers.
Il est transféré dans une ancienne prison à Loos près de Lille, puis à Liège,
et enfin dans un Internierungslager à
Tost, en Haute Silésie, ce qui suscite de la part de PGW cette répartie :
« Si c’est çà la Haute Silèsie, à quoi peut bien ressembler la Basse
Silésie ? ». Sa femme est transférée à Lille, sans nouvelles de
PGW . Ce dernier s’accommode à peu près du camp de Tost, réussit à trouver
une machine à écrire et continue à travailler à Joy in the Morning Mais un
journaliste américain retrouve sa trace, et va l’interviewer. New York
Times annonce au début 41 que PGW est sain et sauf, et publie une interview de lui qui décrit sa
détention avec son humour détaché usuel, ce qui lui vaut des lettres de
lecteurs américains, mais aussi attire l’attention des Allemands, qui vont
profiter de la célébrité de leur prisonnier. La propagandastaffel ourdit un plan très habile : lui proposer de
faire des émissions de radio sur sa vie au camp. Il accepte, dans le but de
remercier les lecteurs américains qui lui ont écrit. Crut-il aussi qu’en
échange de ces émissions de radio il serait libéré ? Il ne le dit pas,
mais il est bien possible qu’il ait attendu au moins un adoucissement de ses
conditions de détention et la possibilité de communiquer avec sa femme. Et rien
dans les faveurs que lui procurent les Allemands ne vient le démentir : on
le loge à l’hotel Adlon, le plus luxueux du Reich, même si c’est à ses frais, sa femme peut l'y rejoindre.
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PGW (un peu mal à l'aise), Ethel W, et l'intermédiaire Plack (?), Hotel Adlon 1941 |
Il aurait pu y voir malice, mais il accepte aussi un modeste cachet, et se
prête au jeu des émissions de radio. Celles-ci, dont le texte est accessible, sont relativement anodines, d’un ton léger qui se moque de ses geôliers et raconte sa vie en captivité.
“In the days before the war I had always
been modestly proud of being an Englishman, but now that I have been some
months resident in this bin or repository of Englishmen I am not so sure… The
only concession I want from Germany is that she gives me a loaf of bread, tells
the gentlemen with muskets at the main gate to look the other way, and leaves
the rest to me. In return I am prepared to hand over India, an autographed set
of my books, and to reveal the secret process of cooking sliced potatoes on a
radiator. This offer holds good till Wednesday week.
Mais l’objectif de la propagande allemande était à la fois de montrer que l’écrivain était bien traité , ce qui renforçait
aux USA l’image d’une Allemagne clémente
et confortait l’isolationnisme de ceux qui ne voulaient pas entrer en guerre, en même
temps qu’il délivrait le message aux Anglais selon lequel il n’était pas sûr de
l’issue de la guerre. Dans une déclaration au journaliste de CBS Flannery il se
demande si le type d’Angleterre sur laquelle il écrit survivra à la guerre –" que l’Angleterre gagne la guerre ou pas." Il
ajoute :
“I never was interested in politics. I’m
quite unable to work up any kind of belligerent feeling. Just as I’m about to
feel belligerent about some country I meet a decent sort of chap. We go out
together and lose any fighting thoughts or feelings. »
Les Allemands, qui après
tout se voulaient nationaux-socialistes, n ‘étaient pas mécontents que l’image
de l’Angleterre que renvoyait Wodehouse
apparaisse celle d‘une société aristocratique et inégalitaire. Mais surtout,
comme le dit très bien Radcliffe, le ton adopté par PGW dans ces émissions, qui
reflétait son style habituel humoristique, donnait l’impression que
l’Angleterre n’était pas en guerre avec l’Allemagne. Dans
un interview à Flannery il dit même:
“We’re not at war with Germany.’
PWG ne réalisa qu’après que ces émissions étaient
passées en boucle sur la radio allemande, et même matraquées, selon le style
insistant de la propagande nazie.
L’effet outre-Manche fut désastreux,
immédiatement, avec des interventions au Parlement, dans la presse, et chez les
écrivains. Les Anglais avaient subi le Blitz, les restrictions, et résistaient
aux Allemands dans un effort héroïque qu’aucun autre nation ne manifesta, et
l’un d’eux venait parler de ses soucis d’avoir connu une captivité heureuse,
puis vécu agréablement à Berlin, en représentant l’ensemble de l’épisode comme
s’il s’était agi d’une aventure de Bertie et de Jeeves. Le public anglais
associait PGW au monde frivole qu’il avait écrit dans les années 1920, et lui
attribuait la même irresponsabilité. En plus PGW venait de publier Money in the bank (aux USA, la publication anglaise fut retardée à cause de l'affaire)!
Après une année à l’hotel Adlon et dans
le Harz chez des amis allemands, qui le recueillirent avec sa femme Ethel, ils
retournèrent à Paris en 1943, et y restèrent jusqu’en 1944. Wodehouse employa
une partie de son temps à essayer de redresser son image de traître à sa
patrie, qui ne l’aida pas au moment de l’épuration fin 1944. Un avocat
britannique, membre du MI5, le major Cussen , vint l’interroger sur son affaire
allemande. Il conclut qu’il n’y avait rien dans le comportement de PGW qui soit
répréhensible et qui mérite un procès. Mais ce n’est qu’en 1965 que PGW apprit
les résultats de ce rapport. Mais il garda l’idée qu’un retour en Angleterre ne
permettrait pas de dissiper le malentendu. Il
reste à Paris jusqu’en 1947, ira s’établir finalement aux Etats Unis, et y demeurera le
reste de sa vie.
En 1946, une interview de
lui apparaît dans The illustrated, sous
le titre « I’ ve been a silly ass ». C’est le jugement qu’avait
porté en 1945 George Orwell dans son article fameux « In Defense of PGWodehouse ». En 1953, dans une sorte d’autobiographie,
Peforming Flea, il écrit "Of
course I ought to have had the sense to see that it was a loony thing to do to
use the German radio for even the most harmless stuff, but I didn't. I suppose
prison life saps the intellect"
Avec sa lucidité habituelle, Orwell montre que
si les personnages de PGW sont frivoles, ils ne sont pas immoraux, et que s’il
exploite les potentialités comiques de l’aristocratie, il n’est en rien le satiriste
de cette société, comme le journaliste Flannery essaya de le faire croire, et
comme son public américain a pu le croire. Il y a vis-à-vis de cette société,
dit Orwell, « a mild facetiousness covering an unthinking acceptance »,
bref la distance de l’humour. Orwell remarquait
“In the desperate circumstances of the
time, it was excusable to be angry at what Wodehouse did, but to go on
denouncing him three or four years later – and more, to let an impression remain
that he acted with conscious treachery – is not excusable. Few things in this
war have been more morally disgusting than the present hunt after traitors and
quislings. At best it is largely the punishment of the guilty by the guilty. In
France, all kinds of petty rats – police officials, penny-a-lining journalists,
women who have slept with German soldiers – are hunted down while almost
without exception the big rats escape.”
Orwell concluait : “The events of 1941 do
not convict Wodehouse of anything worse than stupidity. The really interesting
question is how and why he could be so stupid."
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Stephen Fry et Hugh Laurie
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Mais sa question demeure.
Pourquoi a t-il pu être si stupide ? Il ne commit aucune traîtrise, ni d’acte
d’espionnage. Il n’a jamais, à la différence des fascistes anglais comme Oswald
Mosley, eu de sympathie pour Hitler. Il parodie même Mosley, sous les traits de
Roderick Spode, fondateur des Saviours of
Britain qui portent des shorts noirs ( parodie des black shirts), dans The code of the Woosters (1938)
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Roderick Spode, dans le feuillon Jeeves and Wooster |
Il n’a jamais, comme Ezra Pound et Malaparte, eu d’accointances avec les fascistes
italiens, ni comme Yeats et Eliot, eu des sympathies pour Mussolini. Ses
émissions de radio étaient inoffensives dans leur contenu. Il est dépeint par
ses amis comme un homme politiquement naïf.. Comment put-il, quand il était agréablement
installé au Touquet, ne pas voir la guerre monter, et ignorer le danger quand
les troupes allemandes étaient tout près ? Il chercha bien à fuir, mais on
a l’impression qu’il croyait qu’elles n’étaient pas un si grand danger. La vie
d’un prisonnier de guerre dans un camp allemand de Silésie n’avait rien à voir
avec celle que subissaient communistes, tziganes et juifs à la même époque dans
des camps, mais il avait peut être entendu parler, dans sa captivité, des
massacres du juifs qui eurent lieu dans cette région après le rattachement des
Sudètes en 1939. Aussi apolitique qu’il
ait été, il ne pouvait ignorer la nature du régime nazi. Même un naïf en
politique ne pouvait pas manquer de voir ce qui se jouait. Même si on peut le
soupçonner, malgré ce que dit Orwell, d’avoir espéré de la part des Allemands
qui l’ont manipulé sa libération en échange de sa participation aux émissions
de radio, Il est aussi parfaitement possible qu'il ait compris qu'il était plus un otage qu'un collaborateur potentiel. Auquel cas le deal était : "ou vous nous aidez, ou vous retournez à Tors, voire pire". Il a de toute évidence manqué de prudence en pensant que e seul effet des émissions serait de rassurer son lectorat américain. Il n’était cependant pas
naïf sur les pouvoirs de la radio, lui qui avait travaillé à Hollywood et à
Broadway. Il ne pouvait ignorer non plus que prendre, en pleine guerre, un ton badin pour parler de la condition de prisonnier, n'était pas exactement fit . Il n’a pas, comme les écrivains collaborationnistes français,
consciemment trahi . Mais on peut penser qu’il a préféré, comme nombre de
Français sous l’Occupation, quelques arrangements avec l’ennemi à une captivité
qui aurait pu durer et se terminer dans des lieux pires que l’hotel Adlon. Mais quelle a été l’étendue
de sa stupidité? On peut être stupide de multiples manières. Il ne l’a pas été
par ignorance, car il n’ignorait pas les objectifs des Allemands en général,
même s’il a pu se tromper sur leurs objectifs dans l’épisode. Il relève
pourtant de ce que l’on peut appeler la stupidité morale, plus grave que la
stupidité simple, qui s’excuse aisément. Un écrivain, s’il ne cesse pas de l’être
par ses actes de trahison et ses crimes, comme Céline, ou par ses engagements , comme Chardonne,
est tenu néanmoins à un minimum de responsabilité et de sens moral, et ceci d’autant
plus qu’il est conscient de la situation historique dans laquelle il se trouve.
Wodehouse n’est pas le seul à avoir été irresponsable en tant écrivain. Sartre
et Beauvoir l’ont été pendant l’occupation. Marguerite Duras également, par
opportunisme. Gide n'était pas, par son indifférentisme, si loin de Wodehouse, dans son refuge sur la Côte d'Azur. La liste est assez longue. Ils n’eurent pas le destin de Jean
Prévost , de Decour, de Desnos, de Jacob ou de Fondane. Ni évidemment de Cavaillès ou Cuzin. Mais on ne peut pas exiger d'un littéraire le même degré de cohérence qu' à un philosophe. Le philosophe, du moins s'il est normal et ne flirte pas avec l'existentialisme ou le nihilisme, doit être sensible aux contradictions, et les refuser. L'écrivain les voit, mais est moins tenu de s'en garder. Il n'est un grand écrivain, cependant, que s'il consent un peu à réfléchir et à voir que A et non A ne vont pas. Des écrivains comme Thomas Mann, Orwell , Guehenno ou Benda, virent bien, dans les années noires que l'on ne pouvait tolérer les contradictions et que 2+2 ne font pas 5.
Il y avait des prodromes du cynisme
ironique de PGW dans l’une de ses déclarations en 1939 : ("What I can't
see," "is what difference it makes. If the
Germans want to govern the world, why don't we just let them?") (rapporté dans le livre de Robert Mc Crum)
Dans son émission de
radio en l’honneur de PGW en 1961, Waugh remarque, pour expliquer l’attitude de
Wodehouse, il est pertinent de se référer à un livre qu’il publia en 1909, The Swoop. Le thème de ce livre est l’invasion
simultanée de l’Angleterre par les armées allemandes, russes, chinoises,
marocaines et autres. La population, à l’exception des boy couts, est
complaisante. La pire atrocité est commise par des soldats qui envahissent des
terrains de golf et ne remettent pas les piquets à leur place. Wodehouse commente : 'Thus was London bombarded. Fortunately it
was August and there was no-one in town.' The boy-scout Clarence muses on: 'my
country - my England, my fallen, my stricken England,' et il est ridicule.
Voilà sans doute ce que Wodhouse pensait du
patriotisme. Anglais jusqu’à bout des ongles, il l’était trop pour se soucier
de sa patrie. Mais il y a sans doute des limites au détachement que permet l'humour. Il est intéressant ici de comparer son attitude avec celle de son
grand prédécesseur dans l’humour britannique edwardien, mais également inspirateur,
Saki. Ce dernier écrivit en 1913 un roman ,When
William came , racontant l’invasion de l’Angleterre par Guillaume II. Le
thème était alors populaire. Mais Saki (HH Munro), qui était fils de militaire,
s’engagea en 1914, à 45 ans, dans l’armée anglaise. Il tomba sur le front en
1916.
PGW se retrouva en 1940, comme tant de fois
Bertie, « in the soup ». Mais il n’eut pas Jeeves pour le tirer d’affaire.
"Le monde idyllique de Wodehouse, comme le disait Evelyn Waugh, qui était l'un de ses frères en écriture, ne pourra jamais se périmer . Il continuera de libérer des générations plus jeunes de captivités qui pourraient être plus désagréables que la nôtre."
Mai l'aristocratie britannique dans laquelle vivaient Bertie et Jeeves a disparu. La Royal family ne nous offre plus que des pantalonnades sur fond de scandales financiers et sexuels. Quel Wodehouse aujourd'hui aurait envie de décrire le monde de Charles et Diana, de Meghan et de Harry, du Prince Andrew et de Kate et William?
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Saki (HH Munro) |
PS l'épisode narré ici est commenté aussi sur un excellent site français
les amis de Plum. Il y en a plusieurs autres en anglais.