Sydney Morgenbesser |
On ne cesse de nous asséner des contrefactuels que nous sommes supposés prendre pour argent comptant . Par exemple les commerçants qui subissent la crise du covid , ou les stations de ski qui doivent fermer parce qu'il n'y a pas de neige, ou les viticulteurs qui perdent leur récolte suite à un coup de grêle, nous disent qu'ils ont un "manque à gagner". Autrement dit ils acceptent
(1) s'il n'y avait pas eu tel événement (covid, pas de neige, grêle) nous aurions gagné tant d'argent
Et ils déposent des demandes à l'Etat pour compenser ces catastrophes naturelles. La difficulté est : combien d'argent. Réponse : ce qu'ils auraient gagné s'il n'y avait pas eu la catastrophe. Mais cela suppose une régularité ou même une loi qui ne va pas de soi: d'autres événements, peut être non naturels, auraient pu altérer la récolte, le temps ou les recettes. Les revenus soumis au hasard ne peuvent pas donner lieu à des attentes déterministes.
Autre exemple : on nous dit que nombre de morts du covid sont des gens qui seraient morts de toute façon , donc il n'y a pas lieu de prendre des précautions pour se prémunir du virus à leur sujet, ni de s'inquiéter de ceux qui pourraient en mourir puisqu' eux ne mourront pas de toute façon. Autrement dit, s'il n'y avait pas eu le virus , ceux qui seraient morts quand même sont les mêmes que ceux qui pourraient l'avoir, et ceux qui pourraient l'avoir ne mourraient pas de toute façon. Mais comment le savons nous?
Vous ratez votre avion. Vous apprenez qu'il s'est écrasé . "Si j'avais pris cet avion, je serais mort".
Sydney Morgenbesser avait une objection bien connue à la théorie contrefactuelle de la causalité: "Si je n'étais pas né, je ne serais pas mort" ( donc la cause de ma mort est ma naissance).
Mais il avait une objection plus spécifique à la théorie des contrefactuels de David Lewis (1973).
On parie qu'une pièce (non truquée) va tomber sur face; mais elle tombe sur pile. (1) "Si vous aviez parié sur pile, vous auriez gagné" . Selon l'analyse de Lewis, les contrefactuels sont vrais quand le conséquent est vrai dans les mondes possibles les plus proches de ceux de l'antécédent. Donc pour (1) les mondes les plus proches de l'antécédent sont ceux dans lesquels un petit miracle fait que vous pariez sur pile au lieu de face. Mais le pari est causalement indépendant des événements.
Les cas Morgenbesser semblent réfuter une théorie simple des contrefactuels : la théorie suppositionnelle, qui dit que le degré de croyance qu'on doit accorder à un contrefactuel de la forme "Si A etait arrivé B serait arrivé" ( où A a lieu avant B ) est la probabilité , à un temps antérieur où A était probable, de B étant donné A Comme le dit Dorothy Edgington :
" confidence in a counterfactual expresses the judgment that it was probable that В given A, at a time when A had non-zero probability, even if it no longer does; and even if you do not now have a high degree of belief in В given A. (Edgington "On conditionals, Mind 1995: 265)
La théorie suppositionnelle implique que votre degré de croyance rétrospectif en (1) devrait ne pas être de plus que 50%. Et pourtant on admet (1) comme vrai, ou comme hautement probable. C'est contradictoire.
Mais comme l'a noté Philipps ( "Morgenbesser cases and closet determinism". Analysis 2007) , l'exemple de Morgenbesser, tout comme celui des commerçants et de leur manque à gagner, suppose le déterminisme. Si on ne suppose pas un monde déterministe , le contrefactuel n'est pas vrai. Les commerçants n'ont aucune raison de supposer que de toutes façons il n'y aurait pas eu de crise, les vignerons qu'il n'y aurait pas eu de grêle, les malades qu'ils ne seraient pas morts du covid.
L'Etat n'a donc aucune subvention à leur verser. La vallée de la Roya aurait pu aussi bien subir un tremblement de terre. On aurait pu aussi bien avoir la peste plutôt que le covid, etc. CQFD. Le Ministère des Finances et les assureurs peuvent dormir tranquilles.
Pourquoi Morgenbesser ne retirait-il jamais sa pipe pour sourire, mis à part le fait qu'il ne se prenait pas pour Kant dans le métro ?
RépondreSupprimerQuant à la théorie du contrefactuel, elle s'appuie sur la théorie de la pertinence (Grice, Sperber et Wilson, Fodor), selon laquelle il y a beaucoup plus d'informations que l'on ne croit dans le sens littéral de ce que l'on dit. N'est-ce pas par là qu'il faudrait commencer ?
Il y a une suggestion d'implicature, avec signification non-naturelle, dans le discours du commerçant : j'ai un manque à gagner, parce que sans le Covid, nous aurions été riches.
Morgenbesser a utilisé la déclaration échoïque, qui appartient à la théorie de la pertinence, pour réfuter Austin, quand celui-ci dit qu'une double négation vaut une affirmation, mais qu'une double affirmation ne vaut pas une négation. La réfutation de Morgenbesser était d'une simplicité biblique : quand je réponds "Ouais, ouais...", je fais une double affirmation qui vaut une négation.
D'ailleurs, Morrgenbesser évoque l’indépendance des alternatives non pertinentes, dans l'histoire de la tarte aux myrtilles. Il a le choix entre la tarte aux pommes et la tarte aux myrtilles, et il choisit la tarte aux pommes. La serveuse vient lui dire qu'il n'y a plus de tarte aux pommes, et lui propose une tarte aux cerises. Alors Morgenbesser choisit plutôt la tarte aux myrtilles, en étant contrefactuel. Il se dit que s'il avait lu sur le menu qu'il n'y avait plus de tarte aux pommes, il aurait demandé les myrtilles, ce que semble nier la serveuse, en suggérant que dans ce cas il aurait demandé à avoir une autre alternative, par exemple : myrtilles ou cerises ?
Désolé je ne vois pas où la notion de pertinence s'applique ici
SupprimerBon, l'industrie assurancielle suppose le déterminisme. Mais je dois lire le Williamson tout frais.
RépondreSupprimerle billet dit plutôt le contraire, non?
SupprimerOui, mais je m'en
Supprimersuis rendu compte un peu tard.
Il est vrai que le contrefactuel est particulièrement bien adapté à l'économie. Pourquoi ne pas avoir mentionné Derek Parfit, qui discute le problème de la non-identité en économie écologique dans "Reasons and Persons" (si nous n'avions pas épuisé les ressources dans le passé, vous ne seriez pas nés) ? Néanmoins, Parfit, comme Morgenbesser, ne raisonne pas en économiste.
RépondreSupprimerLa cliométrie du Nobel d'économie Robert Fogel utilisait aussi le contrefactuel, mais elle aboutissait à des conclusions paradoxales. Selon lui si les Sudistes avaient gagné la Guerre de Sécession, le système esclavagiste ne se serait pas effondré de lui-même, parce que la hausse de la productivité aurait compensé les coûts de production, si bien que les conditions de vie des esclaves auraient été bien meilleures qu'en usine.
bonne question, la conclusion abominable est pertinente.
RépondreSupprimerCela n'a rien à voir avec l'économie en soi, mais avec l'utilitarisme et la relation du futur au passé. Mais comme disait Marx (Groucho) : pourquoi ferais je quelque chose pour les générations futures? Qu'ont elles fait pour moi ?
Merci de m'avoir donné l'envie d'un vol 714 pour Sidney. Oui c'est facile, je n'ai pas su résister, j'aurais du. Mais le remerciement est sincère !
RépondreSupprimerPaul
Il serait passionnant d'essayer d'écrire le grand roman contrefactuel que Julien Benda n'a pas écrit. Par exemple, s'il avait aimé l'Orient, au lieu de le détester. Il est vrai qu'il préférait les voyages immobiles ou mono-localisés. En Orient, il aurait pu s'intéresser à la nouvelle reine de Palmyre, Lady Stanhope, que Paule Henry-Bordeaux a mise en scène dans deux romans, et aussi Pierre Benoit dans "La Châtelaine du Liban". Ce personnage rappelle le Kurtz du court roman "Au cœur des ténèbres" de Joseph Conrad, ou bien "L'Homme qui voulut être roi" de Rudyard Kipling. De même le frère de Charles Cros était prétendant au trône de Patagonie et il transmit son titre putatif à son frère, qui fit d'Alphonse Allais un prince de Patagonie. Actuellement, l'allaisien centenaire René de Obaldia est probablement prétendant au trône de Panama. L'histoire d'Antoine Cros a déjà inspiré les romanciers.
RépondreSupprimerBenda lisait Nietzsche et Ibsen, mais il trouvait leurs lecteurs snobs. Le héros de "L'Ordination" de Benda est nietzschéen. Benda aurait pu aller plus loin. Le "Peer Gynt" d'Ibsen devait l'inspirer, qui approuvait la devise des Trolls : "Suffis toi toi-même", celle de la royauté de soi-même. Rentré d'Orient au pays, Peer Gynt parvient à échapper au fondeur des âmes, qui lui dit : "Tu es une pièce ratée, tu vas être refondu comme les autres". Benda a sublimé son échec littéraire par la philosophie. Comme William Faulkner, à un succès médiocre il préférait un échec intéressant.
Pour Benda, l'Orient , c'était Pierre Loti. Mais je crois qu'il appréciait ibsen
SupprimerLe contrefactuel est devenu une affaire compliquée. Dans le cas du coup d'État de Donald Trump, le contrefactuel et le réel se mélangent. Ce coup d'État a échoué, mais en montrant qu'il pourrait réussir, dans la mesure où il a attenté à l'idéal de la démocratie américaine qu'il serait impensable de bafouer. Trump a l'art de rendre réelles toutes les bifurcations possibles de sa pensée. Il semble dire : 'Et qu'est-ce qui se passerait si je faisais cela ? Tenez, je vous le fais voir !" Est-ce dû aux pouvoirs de l'information, ou bien à son génie de manipulateur ? Il a fait un coup d'État de télé-réalité, avec ses supporters factieux au look impayable propre à donner des idées à un scénariste, si la pièce n'était pas déjà jouée.
RépondreSupprimerbien vu . Mais Mai 68 était aussi un coup d'Etat de bluff,
RépondreSupprimerlargement rêvé. Les communistes, qui avaient le sens du réel, ne s'y étaient pas laissé prendre. Un vrai coup d'état se fait à la Joseph Bonaparte, ou à la Morny, pas à la manière Boulanger, si vous me permettez des références un peu vieux jeu.