Le célèbre Aeon Muscle a annoncé récemment une invention révolutionnaire: la machine à effacer le temps perdu. La publicité disait : « Plus fort que Proust, Italo Svevo, Buzzati et Pessoa ». Je tentai l’expérience. Ce logiciel fonctionne sur le modèle des programmes usuels de désinstallation et de nettoyage des fichiers encombrants de nos ordinateurs, à cette différence près : il accède, grâce au logiciel neuralink implanté grâce à une puce électronique dans votre cerveau, à la totalité de vos souvenirs, mais aussi aux parties de votre cerveau où sont stockés les événements dont vous ne vous souvenez que de manière tacite, et non épisodique (dans le genre petite madeleine). Il est aussi possible, grâce à une sorte de souris interne guidée par votre glande pinéale, de sélectionner, au sein de ces milliards de synapses, les souvenirs et informations qui portent spécifiquement sur les temps perdus de votre vie. Ce sont tous les moments et périodes où vous avez perdu votre temps : temps morts d’attente dans des salles du même nom ou dans les antichambres, pas perdus dans les halls de gare, temps passé dans des queues à attendre l’ouverture d’un magasin ou d’un cinéma, attente à la pêche que çà morde, à la chasse que le gibier se montre, longues veilles des sentinelles, des médecins de garde dans les hôpitaux, temps passé sur un brancard dans les mêmes lieux par les malades en attente d’un lit, des amoureux en attente d’un rendez-vous ou d’une missive, longues après-midi à la plage à se dorer bêtement la pilule, mais aussi tous les moments où l’on ne fait rien, comme quand on baille aux corneilles, se poste dans un piquet de grève, quand on se tourne les pouces ou contemple fixement le vide devant soi.
Certaines attentes ne sont pas perdues |
Le logiciel efface aussi les rêves, les cauchemars, sauf quand ceux-ci sont prémonitoires et destinés à nous avertir de dangers futurs (ainsi il n’effacerait pas le rêve de Priam, ou le songe d’Athalie).
François Chifflart Songe d'Athalie |
Mais le logiciel fait plus fort : il efface aussi – bien que cela prenne plus de temps – les périodes de nos vies où nous nous consacrons à des tâches vaines, impossibles ou qui se révèlent telles : chercher à s’enrichir en montant une entreprise de vente de fixe-chaussettes, cultiver du cacao dans le désert du Negev, faire des escalades impossibles, passer des vacances sur Jupiter, démontrer la conjecture de Golbach en employant seulement des méthodes statistiques, mais aussi des entreprises plus triviales qui se révèlent des échecs, comme essayer d’entrer à Polytechnique, de renverser l’empire financier de Bernard Arnault, tenter de séduire Delphine Seyrig, ou écrire un livre de philosophie qui ait plus de succès que ceux de Michel Onfray.
Muriel ou le temps d'un retour |
Je tentai l’expérience. Une fois que le logiciel eut effacé tous les moments triviaux qui encombrent ma vie, libérant en principe seulement ce qui importe, je me sentis un peu plus léger, mais il restait quand même de gros blocs de mémoire qui encombraient mon cerveau. De mon enfance s’effacèrent peu d’épisodes et de périodes, parce que je n’avais pas encore le sens de ce qui est vain et ennuyeux, et à vrai dire parce que je n’eus guère le temps de m’ennuyer, car tout m’y était nouveau – comme caresser le chat, goûter la socca, lire des livres de la bibliothèque rose ou passer des heures aux chiottes à lire Tintin - y compris les moments désagréables, quand il fallait dire bonjour à la dame et patienter dans le jardin. L’adolescence offrait plus de plages de temps perdu, que ce soit au lycée, aux scouts, au Temple à écouter les paraboles du Christ, à faire du vélo en forêt ou à espérer qu’une fille me remarque, mais je ne savais pas encore l’effet de mes apprentissages. Il y avait tous les dîners de famille, où l’on vous oblige à écouter les fadaises de nos oncles et tantes, cousins et cousines, en échangeant des propos sur le temps qu’il fait – qui représentent à eux seuls quasiment 500 Go – ou sur le Général de Gaulle. Il y avait tous les cours au lycée où les professeurs nous bassinaient avec leurs dadas alors que seul Dada nous fascinait, tous les discours de réception des prix, tous les cours emmerdants qu’on écoutait en pensant avoir une note correcte pour sauver sa moyenne trimestrielle, tous les livres qu’on lisait seulement parce qu’on nous avait dit de les lire, tous les films qu’on allait voir parce qu’on croyait qu’ils allaient nous distraire, tous les voyages dont on croyait qu’ils forment la jeunesse.
Rancé , par Hyacinthe Rigaud, musée L'Inguibertine, Carpentras |
Mais je réalisai vite que même les moments où je trouvais de l’intérêt et du sens, les amitiés et les amours passionnées, les lectures dont se croit sorti plus riche en esprit, les épreuves dont on se dit qu’elles vous ont grandi, les succès obtenus à réaliser des choses difficiles et qui vous valent l’estime de beaucoup de gens, et même celles dont personne ne vous congratule mais dont on est fier, étaient du temps perdu.
tombes de Moines, Salvador de Bahia oct 2013 |
Au bout de peu de temps, le logiciel avait quasiment effacé tout en mémoire. Il ne restait plus que les fichiers les plus indispensables pour continuer ma vie électronique, et cela me rendit, on s’en doute, stupide. J’étais dans l’état que décrit Chateaubriand dans la Vie de Rancé au sujet de frère Pacôme, qui « n’ouvrit jamais un livre, mais [il] excellait dans l’humilité » , ou de « frère Benoît, gentilhomme plein d’esprit, qui avait passé ses premiers jours à ne point penser ». Moi c'était les derniers. Il me restait à aller à la Trappe, dans le fond de ces vallées que l’Abbé voulait occuper avec ses moines, et à attendre Godot. Et même là je ne parvenais pas à me convaincre que je ne perdais pas mon temps, et que Mr Muscle n’aurait pas quelque raison de l’effacer.
On n'ose du coup rajouter au temps perdu.
RépondreSupprimerDonc : touché juste, et pas qu'un peu, hé hé.
Bon, en mode plus dark et lourd que votre billet, mais en lien ...
RépondreSupprimerDans la biographie de James Knowlson, il y a cet entretien de Beckett avec un journaliste (de mémoire, mais cette fois assez nette bien que vaine) :
"-Sur quoi écrivez-vous ?
-Je parle d'un art ... qui s'en détourne avec dégoût, las de pouvoir, las de prétendre pouvoir, las de faire un tantinet mieux la même sempiternelle chose, las de faire quelques petits pas de plus sur une route morne.
-Ahhh... D'accord. Mais alors en ce cas, pourquoi écrivez-vous (bref, pourquoi ne pas plutôt la fermer) ?
-L'expression du fait qu'il n'y a rien à exprimer, rien avec quoi exprimer, aucun désir d'exprimer, aucun pouvoir d'exprimer, et tout à la fois ... l'obligation d'exprimer."
D'une maigreur complaisante ou d'une absence de gras superflu plutôt lucide ?
Quant à savoir s'il aurait oublié le droit ou l'indication de se taire, s'il aurait mieux fait justement ou quand bien même, si on peut trouver son propos "bôô" ou de complaisance insensé, je ne me prononcerai pas mais ça peut se discuter.
Mais pourquoi ne pas mettre les pieds dans le plat, aborder frontalement le sujet : alors, nihiliste ou pas nihiliste ? A quel degré d'enjeu ou juste de jeu ?
Mais ouais : en mode surexposé et pas qu'allusif, j'admets qu'on peut y perdre, surtout sur le plan "artistique" (perte pas que du temps mais du significatif, si tant est qu'il reste assez de sens peut-être plus philosophique ... pour ce faire, et ce paradoxalement à trop l'affirmer ou le nier ? Et puis aussi, à flirter avec le risque du encore trop long ou toujours trop court, that's often the question ... qu'on pourrait certes dissoudre plutôt que demeurer indécis.).
En beckettien à son meilleur, ça serait plutôt : pas plus pas moins, bien que quelques fois : on croit presque entrapercevoir un soupçon fugace d'à peine mais néanmoins quelque chose, sans trop s'y croire pour autant ... ?
La leçon de l'histoire est dans la Vie de Rancé
SupprimerAprès échec acrobatique et lamentable de tentative de se pendre :
RépondreSupprimer-"Qu'est-ce qu'on fait maintenant ?
-"Ne faisons rien. C'est plus prudent ..." (Godot, de mémoire vaine encore).
Satire plus fine et moins leste de votre billet, mais je m'interroge : l'ironie non seulement dénonce, mais comprend-elle la dénonciation elle-même ?
Elle ne semble pas que s'attaquer au superflu et à la sophistication puisque va plus loin et n'épargne rien. On s'attend d'abord à une critique des futilités, voire des vanités, et c'est quasiment tout qui finit par s'avérer futile ... Seulement, il est dit que c'est alors la bêtise qui en découle ... On en revient donc à la question d'un tri minimal possible ou non, alors même que tout revenait presque au même, quoi qu'on essaie de trier. Serait-ce que pour ne pas sombrer dans la bêtise, il faille sauvegarder un peu de ce qui relève du temps perdu ? Selon quel critère distinctif : un degré de moindre futilité ? Il semble demeurer un ordre de progression de ce qui s'avère plus ou moins futile. Le constat a beau être apparemment implacable, on ne verse pas dans le rictus sardonique ou la noirceur appuyée d'un Beckett, la tonalité y reste paradoxalement légère. C'en est d'autant plus fort. Je ne suis donc pas sûr si la dénonciation persiste dans son sens ou joue de l'exagération pour la retourner contre elle-même ? Auto-cancel ironique pour tout y vouer, certes pas comme censure, plutôt simple conséquence du tout temps perdu, ou rappeler aussi nécessité d'un reste de tri malgré tout ?
"L'indifférent préférable", par exemple, demeure un jeu d'équilibriste ambigu du stoïcisme (surtout si on écarte la facilité spéculative de la Providence ou de la fermeté lorsqu'on la fait glisser vers le surhumain guère réaliste ...). Au passage, si tout ne semble pas se valoir toujours, du moins en cours de fuite en avant, ou de route avec direction et semblance d'arrivée, malgré le débitage insuffisamment sélectif des paroles kilomètres et temps au vent ; une fois proche du bilan final toutefois et de l'épitaphe sur du marbre qui s'érodera aussi : ça peut davantage se niveler ... Stendhal : "Se foutre de tout !". Les écrits s'envolent et rien ne reste ? Ou en mesure gardée selon l'échelle à et de laquelle on parle ?
Désolé pour le trop explicite qui ici rompt un peu le charme.
Mais où ai-je bien pû mettre d'ailleurs mon propre Mr Muscle ? Se serait-il lui-aussi dérobé de ma mémoire ... ? Sic transit mundi ou autant en emporte le peu importe.
il y a d'autres pistes dans le billet, si vous lisez bien : l'irréalité du temps, la mémoire qui flanche de Delphine Seyrig dans Muriel
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