Dans un conte de Borgès, on découvre, au fond d'une cave, la Trinité, le Père, le Fils et le Saint Esprit se balançant sur un rocking chair. J'ai presque fait la même expérience.
Au dessus de mon bureau, il y a des combles. Souvent j'entends y fourrager des surmulots, des mulots et des sous-mulots. Mais ce bruit familier ne me gêne pas. Pourtant, plusieurs soirs d'affilée j'ai entendu des bruits plus conséquents, comme si on retournait des planches ou déplaçait des meubles. Il n'y en a pourtant pas dans ce simili grenier, où je ne vais jamais. Au bout d'une semaine, je me suis résolu à aller voir. En fait je dus quasiment ramper dans cet espace étroit entre le toit et le plancher, couvert de poussière et d'araignées. Là, en effet des crottes de rats, et quelques caisses de vieux livres, dont je me souvenais même plus qu'elles étaient là. Mais on n'arrivait pas à voir ce qui pouvait faire tant de bruit. Le soir suivant, les coups reprirent , réguliers, presque lancinants. Muni d'une torche je montai. Une minuscule silhouette à forme humaine, lilliputienne, ne mesurant sans doute pas plus de 50 cm, fouillait dans les caisses. Plus haute, j'aurais reculé de frayeur. Mais la créature qui était là n'était apparemment pas redoutable. Je braquai ma torche. C'était un petit homme rabougri, chauve, qui ressemblait étonnamment à Michel Foucault, mais comme s'il avait rétréci à la taille d'un petit enfant. Je me hasardai à lui demander ce qu'il faisait là.
"J'archive", dit l'être mystérieux.
Il avait empilé des volumes couverts de poussière qui gisaient dans les caisses.- "On a beaucoup de mal aujourd'hui à retrouver les éditions anciennes de mes livres, et de ceux de Deleuze, de Lacan, de Canguilhem, de Blanchot je les récupère." Un lilliputien, qui en plus se prenait pour Michel Foucault!
Je n'en revenais pas. Je me rappelais en effet que c'était là que j'avais remisé tous ces livres des années 60 et 70 que je lisais dans ma jeunesse, et dont je n'avais depuis longtemps plus usage et qui m'encombraient depuis vingt ans. J'avais bien essayé de relire, dans l'édition Pléiade de 2015, son Raymond Roussel, parce que je m'étais remis à tenter de déchiffrer Les impressions d'Afrique, mais le livre de Foucault , tout empli du jargon structuraliste et blanchotien, m'était tombé des mains, et j'avais dû revenir au seul commentateur fiable, Jean Ferry. Il se mit à me réciter des passages entiers des Mots et les choses, de L'ordre du discours, et même des fragments de ses cours des années 1970 que j'avais entendus jadis. Je les connaissais moi-même presque par coeur, parce que je copiais mes notes avec un stylo à encre sépia, sur des petits carnets que j'ai, naturellement, perdus. Je commençais à me demander si ce nain aux allures si foucaldiennes n'avait pas un rapport avec Foucault lui-même. Etait-il un sosie, un imitateur, comme il y en a pour Claude François ou Johnny Hallyday?
"Je suis Michel Foucault", me dit-il. "Je suis son ombre".
Je n'étais pas pour autant convaincu. Il ressemblait comme deux gouttes d'eau au Michel Foucault que j'avais connu, mais tout fripé et parcheminé, ratatiné comme une vieille pomme. Son regard, ses dents un peu vampiresques, sa voix un peu métallique qui articulait soigneusement les mots, et surtout son pull à col roulé en acrylique, étaient les mêmes, et ces détails me troublaient. Mais qu'aurait-il été faire dans ma soupente? Et surtout pourquoi était il si petit?
"Je cherche des traces de mes livres" , dit-il. "Et ne savez vous pas que quand on meurt, on rapetisse? Cela vous arrivera aussi, vous verrez."
Il m'expliqua qu'il n'était pas mécontent de sa gloire posthume, qui dépassait de loin sa gloire anthume. Il avait vu tous les livres sur lui, les publications de ses cours (auxquelles il s'opposait, allant hanter les greniers de ses éditeurs), sauf celles autorisées par Daniel Defert et François Ewald. Mais il n'était guère satisfait de tout ce buzz foucaldien. Il aspirait au repos.
"J'ai appris qu'un certain Engel avait fait un livre sur moi".
Je confirmai. Il me dit alors qu'il désapprouvait ce genre de livre, non qu'il refusât la critique, mais qu'elle lui déplaisait venant d'un ignorant doublé d'un imbécile.
Je me tus, et ne lui dis pas que je connaissais l'auteur, car je craignais d'avoir à prendre sa défense maladroitement et d'irriter mon spectre minuscule. Je me retirai du grenier. Les bruits cessèrent. J'y revins quelque temps après. Tous les volumes des anciennes éditions de ses livres avaient disparu, comme les Blanchot et les Deleuze. Mais je me demandais si je les avais jamais mis là. Le reste des caisses n'était que de vieux journaux. Pourquoi aurais-je conservé mes anciens volumes de l'Histoire de la folie (Plon 1961) ou La naissance de la clinique (PUF 1963) et autres, dont j'aurais pu tirer un bon prix chez un bouquiniste? Je n'entendis plus mon fantôme. Il m'avait rejoint ailleurs.
https://eliotteditions.fr/produit/foucault-et-les-normes-du-savoir/
Ce billet pose de vrais questions sur Foucault. Comme Julien Benda, son auteur dit toujours vrai, mais n'est-ce pas en courant le danger de l'évidence inattaquable du truisme ? On dira que Foucault avait un autre rapport avec la vérité.
RépondreSupprimerDu point de vue de la parrhèsia cynique, le fantôme de Foucault, c'est donc : le problème de l'identité et de l'apparence après le passage du temps, la quête de traces de son passage auprès de la postérité, la perception douce-amère de la gloire posthume, la critique de la critique comme retour au non-savoir, la disparition des livres d'un auteur qui est symbolique de l'oubli de son héritage.
Or, le fantôme "gaslight" et décadent victorien de Michel Foucault, qui rappelle l'histoire de Dorian Gray, est un arrêt sur image, en fait sur une période de transition intellectuelle significative au cours de la carrière de Foucault. Initialement influencé par la philosophie allemande, notamment par des penseurs comme Nietzsche et Heidegger, Foucault a progressivement intégré des éléments de la philosophie américaine et de la théorie critique américanisée dans ses travaux, grâce au sésame du pragmatisme.
Les vieux étudiants de Foucault, de Deleuze et de Derrida étaient tous partis à Berkeley. Ils sont donc allés rejoindre leurs étudiants, mais en pratiquant la ruse des chercheurs qui retournent comme un gant toutes les situations : il sont plutôt allés, sous des allures de touristes encanaillés, rechercher l'hommage des aficionados de la "French Theory". Il est vrai que le néo-positivisme logique à la Quine avait fait long feu, et qu'à l'instar de Rawls, les penseurs américains revenaient à Kant.
Cette transition de Foucault a donc été marquée par plusieurs facteurs :
-- Influence des séjours aux États-Unis : Foucault a passé du temps aux États-Unis, notamment à l’Université de Californie à Berkeley, où il a donné des conférences et interagi avec des intellectuels américains. Ces expériences ont enrichi sa perspective et l’ont exposé à de nouvelles idées.
-- Évolution de ses thèmes de recherche : Foucault a commencé à s’intéresser davantage aux questions de pouvoir, de discipline et de biopolitique, des thèmes qui résonnaient fortement avec les débats intellectuels en cours aux États-Unis à l’époque.
-- Réception de ses travaux aux États-Unis : les intellectuels américains ont souvent interprété et utilisé les idées de Foucault de façon différente de leurs homologues européens, ce qui a influencé la manière dont Foucault lui-même a développé ses idées.
Cette transition n’a pas été sans défis. Foucault a dû adapter sa pensée et ses méthodes pour intégrer ces nouvelles influences, ce qui a certainement demandé un effort considérable, d'où son épuisement. Cependant, cette évolution a également enrichi son œuvre et lui a permis de développer des concepts qui continuent d’avoir un impact majeur dans les sciences sociales et humaines aujourd’hui.
je n'arrive pas à voir quels truismes sont prononcés dans ce billet. Je ne crois pas que Foucault ait été influencé par les Américains, ou qu'il ait changé ses méthodes. En revanche l'inverse est vrai. Il a eu beaucoup de succès, mais de la part de gens qui ne comprenaient pas ce qu'il faisait.
RépondreSupprimerNous avons hâte de prendre lecture de votre dernier essai à propos de Foucault et les normes du savoir! Peut-on obtenir une dédicace de votre part?
RépondreSupprimerHelas je n'en délivre pas d'électroniques.
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