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samedi 14 septembre 2024

LES WOKES C' EST NOUS

 

Odilon Redon Les origines

                                                   On fait souvent du bien pour pouvoir impunément faire du mal.

                                                                                                                     La Rochefoucauld

Le terme « wokisme » est récent dans le vocabulaire politico-journalistique. Il nous est parvenu il y a quelques années des Etats Unis où il avait déjà une longue histoire, qui remonte aux débats sur la race, et particulièrement à l’assassinat de George Floyd et au mouvement Black lives matter. Il vient d’un vieux slogan des noirs américains qui requiert de rester awake, éveillé, vigilant, woke face au racisme. Mais il a pris aujourd’hui une extension qui va bien au-delà des luttes anti-racistes, en désignant tout un ensemble de causes auxquelles il faudrait être éveillé : celle des femmes, celle des Gays et des Trans, celles de l’environnement, celle de la Palestine, jusqu’à recouvrir toutes les formes de radicalisme, principalement dans les universités. Le terme a essaimé en Europe. Mais les enjeux raciaux et le contexte universitaire n’y sont pas les mêmes. Pourtant les thèmes américains y ont été adaptés. Le « wokisme » désigne à présent tout un ensemble de réactions, de prises de positions dans l’espace public, la plupart du temps militantes et agressives, visant non seulement à attirer l’attention sur telle ou telle forme d’injustice sociale sur tout un ensemble de questions touchant à la race, au sexe, à l’environnement, à la défense de diverses minorités et à la culture contemporaine en général, mais aussi à corriger et à infléchir les attitudes et les mentalités supposées par ses promoteurs racistes, discriminationnistes, inégalitaires . Le champ de ces interventions est si vaste, leurs manifestations si confuses que l’on peut se demander si le qualificatif de « woke » ou « wokiste » n’est pas devenu une simple insulte, de la part de ceux qui s’y opposent, ce qui permet à beaucoup soutenir que le wokisme est un mythe simplement inventé par tous ceux qui refusent une pensée progressiste et critique, en l’occurrence la droite réactionnaire. On a dit en ce sens que le wokisme n’existe pas, et n’est qu’un épouvantail destiné à hystériser l’opposition – réelle - entre extrême gauche et extrême droite, et souvent droite et gauche tout court.

    Je ne crois pas que ce soit une invention. Il n’est pas niable que le wokisme est devenu plus l’enjeu d’une rhétorique politique contemporaine qu’une catégorie sociologique définie. Mais le fait qu’un courant soit vague ou atmosphérique, ses limites confuses et polémiques ne signifie pas qu’il ne soit pas l’expression de forces réelles et qu’il n’ait pas des messages précis. Sans quoi il n’y aurait pas de militants wokes, de revues, de publications et de manifestations qui se réclament de ces thématiques. Or il s’agit bien non seulement d’un système de pensée et d’action, mais aussi de ce que l’on peut appeler une idéologie puissante, lourde de menaces, qu’il faut expliciter si l’on veut avoir une chance de la comprendre et de lui opposer une pensée critique.

  1.  Episodes wokes

Le mieux est d’abord de donner quelques illustrations.

Je commencerai par l’expérience récente d’un professeur d’université , Paolo Tortonese ,(La faute au roman, Vrin, 2023,  avant-propos)

-  « Un jour une sympathique étudiante me dit que Balzac est misogyne parce qu’il a cruellement fait mourir la protagoniste de son roman Pierrette. Le chef d’accusation ne m’a pas étonné : l’argument m’a laissé abasourdi: pourquoi prétendre que Balzac a tué Pierrette?  Et comment ne pas voir qu’un romancier qui ferait toujours triompher les femmes  dans ses fictions pourrait être accusé de donner une version édulcorée de la réalité?»

Un autre jour je reçois un courriel d’une personne qui m’est inconnue, et qui me reproche vivement d’avoir qualifié Céline de « grand écrivain ». Je m’aperçois par le bref échange qui s’ensuit que mon correspondant présuppose qu’un cours de littérature doit donner des exemples de bon comportement. Quand je lui dis que l’œuvre d’un auteur est un objet d’étude, pas un modèle moral, il en est scandalisé au point de ‘accuser d’indulgence avec l’antisémitisme et de me menacer de je ne sais quelles représailles sur les réseaux sociaux. »

On me dira que ce sont des épisodes anodins. En voici quelques autres plus parlants

-         -   En 2018 dans sa mise en scène de Carmen Leo Muscato fait tuer Don José par Carmen, car il n’est pas acceptable qu’on puisse accepter le meurtre d’une femme par son amant, et de représenter un féminicide.

-         Le 25 mars 2019, la pièce de théâtre d'Eschyle “Les Suppliantes” est annulée à la Sorbonne sous la pression de militants dénonçant un Blackface

-         Avant la cérémonie des Césars, le ministre de la culture, Franck Riester, avait déclaré qu’accorder à Roman Polanski le César du meilleur réalisateur « serait un symbole mauvais par rapport à la nécessaire prise de conscience que nous devons tous avoir dans la lutte contre les violences sexuelles et sexistes ». Pendant la cérémonie, apprenant à la fois qu’elle n’avait pas obtenu le César pour lequel elle était nominée et l’attribution à Polanski du César du meilleur réalisateur, l’actrice Adèle Haenel s’est levée et a quitté la salle en disant que c’était le César de la honte.

-         En 2020 JK Rowling déclare qu’il y a une différence biologique entre les hommes et les femmes, et s’attire des manifestations et boycotts de la communauté LGBT. Un an plus tard, la philosophe Kathleen Stock est obligée de démissionner de son poste à l’université pour avoir fait une déclaration similaire. En France la philosophe Sylviane Agacinski est empêchée de donner une conférence à Bordeaux pour avoir critiqué la GPA, l’année suivante la philosophe Carole Talon Hugon subit une censure du même genre à la Villa Arson à Nice.

-         Les éditeurs anglais et américains mettent en place des sensitivity readers chargés de contrôler dans les manuscrits les éléments pouvant choquer un public sensible. On réécrit ainsi les livres de Roald Dahl pour les débarrasser de termes tels que « gros », on débaptise Ten little Niggers en Ils étaient dix, et on apprend qu’un livre en compétition pour le Goncourt est passé devant ces détecteurs de sensibilité. Le même esprit anime aux Etats Unis les trigger warnings , avertissements aux étudiants que le contenu d’un cours risque de les choquer. En France rien de tel, mais un cours sur le darwinisme et le genre est déprogrammé à Sciences Po, une enseignante d’ Aix en Provence est menacée de mort pour avoir dit que l’Islam est une religion « sexuellement transmissible », A l’IEP de Grenoble, le nom d’un professeur accusé d’islamophobie est placardé sur les murs. Un autre professeur de droit à Paris II est l’objet d’une campagne sur réseaux sociaux pour avoir critiqué les transgenre. Les enfants d’un collège de l’Essonne se plaignent de ce que leur enseignante leur ait montré un tableau de nus représentant Diane et ses nymphes. A l’ENS de Lyon des étudiantes dénoncent le choix d’un poème d’André Chénier imité de Théocrite, l’Oaritsys, car il met en scène un berger cherchant à séduire une bergère, ce qui, disent -elles, suggère un viol.

-         Un peu partout, on déboulonne des statues supposées représenter des colonialistes, y compris celle de Victor Schoelcher en Martinique, on débaptise la tour Hume à Edimbourg car le philosophe écossais a fait une remarque sur l’infériorité des noirs, et la bibliothèque Berkeley à Dublin car le philosophe irlandais a possédé deux esclaves. En France on hésite à remettre en place dans le square Honoré Champion, derrière l’Institut, la statue de Voltaire, vandalisée en 2020.

-         En 2010 Un citoyen belge a demandé l'interdiction de vente de l'album Tintin au Congo, avec le soutien du Conseil Représentatif des Associations Noires (CRAN), qualifiant l'album en question de "raciste et xénophobe". Au Québec ont lieu des autodafés de livres et de bandes  dessinées jugées racistes, comme Astérix.

-         Au Québec encore certains programmes universitaires proposent des mathématiques « inclusives », les mathématiques étant une science  « blanche ». A Princeton aux USA un professeur noir propose la suppression des départements de langues anciennes et l’arrêt de l’enseignement du latin et du grec pour les mêmes raisons.

-         Partout se multiplient les actions d’éclat des défenseurs de l’environnement, qui vont des apparitions de Greta Thunberg aux jets de soupe sur la Joconde.

-         Last but not least, un mouvement de réforme de la langue au moins aussi vaste que celui décrit par le linguiste Viktor Klemperer dans son célèbre ouvrage LTI, la langue du troisième Reich, se développe à notre époque : la féminisation des noms de fonction et l’écriture inclusive qui somment la langue française de s’adapter. « féminicide », « femmage », de « cisgenre », et « validisme » qu’on ne trouvait il y a quelques années que dans quelques discours militants deviennent courants ;

 

    Il est assez facile de voir quelle est la trame commune à ces divers épisodes, même s’ils ne sont pas tous de même calibre. On dit souvent que ce sont des épisodes rares montés en épingle. Certes il n'y a pas des centaines, mais les attitudes qu'ils représentent sont devenues très fréquentes. On peut même dire qu'elles font partie souvent de la doxa. On ne peut pas dire que les thématiques au nom desquelles ces événements ont lieu soient nouvelles. N’y a t-il pas eu autrefois bien des censures, soit pour pornographie soit pour atteinte aux bonnes mœurs (voir l’affaire « Piss Christ » en 1989) ? Mais ce qui frappe est la systématicité de ces actions. Elles ont trait au racisme, au genre, à l’Islam, à l’environnement, et visent toutes non seulement à « éveiller » à diverses causes – comme le font les campagnes publicitaires – mais aussi à dénoncer publiquement par des actions qui vont de la protestation à la censure directe et à la déprogrammation de conférences à des destructions symboliques et des interventions plus musclées. Elles proposent aussi des dispositifs de surveillance et de redressement plus étendus et à long terme. Ce n’est pas le militantisme qui est nouveau, mais les modes d’intervention, leur fréquence et leurs cibles. Dans les modes d’intervention, les réseaux sociaux jouent un grand rôle : il s’agit, comme pour toutes les campagnes complotistes ou de diffusion de fake news, de s’adresser d’abord à des groupes de followers et à étendre ensuite le spectre. Le smartphone règne en maître : n’importe qui peut filmer ou photographier un événement ou dénoncer un comportement, puis le diffuser en deux minutes, bien avant les media traditionnels. Les cibles ne sont plus seulement celles, classiques, du racisme, du sexisme et de la défense des minorités : ce sont aussi des éléments de la culture et de l’éducation, comme en témoigne le fait que beaucoup de ces épisodes ont lieu dans des universités et des écoles, et portent sur le savoir et sur des cibles symboliques. Un autre aspect saillant est l’ampleur des campagnes, comme Me#Too.  

       On dit aussi souvent que le wokisme n’existe pas parce qu’il est essentiellement une insulte que des groupes de droite dressent contre des mouvements de gauche, basée sur un amalgame destiné à dénoncer une pensée critique, et que ces phénomènes sont extrêmement limités[2]. On accuse la droite d’alimenter ces polémiques en vue de créer une « panique morale ». Cela n’est pas évident. Les militants que la droite appelle « wokes » ne revendiquent pas ce terme en France, mais outre la présence de ces thématiques dans de nombreuses manifestations et interventions dont je n’ai mentionné que certaines, on peut faire, à la suite de Nathalie Heinich, un relevé de près de quarante publications ( séminaires, colloques, articles, thèses) pour le mois de février 2023 : « sexisme , penser les racines du mal », « théories et pratiques de l’écoféminisme », corporéités féministes et queer dans les pratiques circassiennes performatives », sur le décolonialisme, l’intersectionnalité et l’inclusivisme.

On dira que ces mouvements, même s’ils sont souvent issus du radicalisme de gauche ne forment pas des partis ( à part le PIR). Et ils ne sont pas nécessairement de gauche. Il y a aussi un wokisme de droite : aux Etats Unis les mouvements religieux adventistes sont au moins aussi virulents, actifs sur les réseaux sociaux que certains mouvements pro-islamiques en France, nombre d’anti-vax et de complotistes émargent dans l’électorat de droite, la Manif pour tous peut être aussi radicale que des mouvements féministes, les suprémacistes d’extrême droite aux Etats Unis aussi radicaux que des manifestants antiracistes et féministes en France.

      On dit aussi que ces diverses formes d’intervention, et le mouvement woke, sont essentiellement des importations américaines, et que les actions relevant de cette rubrique en France sont limitées, ne serait-ce que parce qu’en France les universités n’ont pas le poids des universités américaines. Le budget de Harvard est à peu près le même que celui du ministère français de l’éducation, et quand une présidente noire y est élue, puis appelée à la démission pour n’avoir pas pris la mesure d’accusations de génocide proférées sur son campus par des militants pro-palestiniens, les conséquences ne sont pas les mêmes que quand un professeur en France est attaqué pour des propos racistes ou sexistes. Mais nombre des exemples ci-dessus sont aussi français, et même si le contexte est différent, les symptômes sont semblables.

      Mais des symptômes de quoi ? Donner une liste de manifestations et d’épisodes plus ou moins familiers ne suffit pas. Essayons alors de donner des éléments plus explicatifs.

2. Thématiques wokes

      Le wokisme ne consiste pas simplement à défendre diverses causes ni à dénoncer certains manquements. Les causes en question portent évidemment sur diverses injustices sociales qui seraient subies par des communautés. Mais ces communautés ne sont pas nécessairement des minorités. Les femmes ne sont pas une minorité, la population d’origine noire et arabe est importante en France. Il n’y a fort heureusement pas de statistiques sexuelles en France, mais les LGBT ne sont pas un groupe minuscule. Mais les causes peuvent être autres que des injustices envers des minorités. Cela peut être le climat, et on pourra accuser des gouvernements d’inaction climatique. Personne à ma connaissance n’a encore soutenu que la Loire ou le Rhône sont des entités juridiques, mais cela pourrait venir. Cela peut être la cause animale, et en ce sens Brigitte Bardot, peu connue pour être une gauchiste, pourrait être qualifiée de woke. Mais on ne va pas appeler wokes les défenseurs de n’importe quelle cause s’exprimant dans l’espace public - agriculteurs, néo-populistes, véganes, raëliens, qui sait ? – il faut d’autres caractéristiques. 

     Il ne suffit pas de dire non plus que ce qui définit les wokes est qu’ils défendent telle ou telle cause : environnement, antiracisme, reconnaissance des minorités sexuelles, féminisme. D’une part ces causes ont été défendues dans le passé et ne sont pas nouvelles, mais aussi on peut s’accorder sur le fait que ce sont de bonnes causes : qui refuserait les droits des femmes, des homosexuels et qui défendrait le racisme ? Ces droits ont été acquis en France depuis au moins deux générations, et il y a des lois contre le racisme et l’antisémitisme. Peut-être une partie du message woke est-elle que ces droits ne sont pas respectés et que malgré les lois le racisme et le sexisme demeurent, et que la situation climatique est devenue incontrôlable. Ce n’est pas simplement la radicalité des actions de protestation : après tout des organisations comme Greenpeace nous ont déjà habitués à des actions violentes et spectaculaires. C’est sans doute vrai, mais cela ne nous dit pas en quoi le mouvement woke serait spécifique, et peut être est-ce ce que veulent dire ceux qui soutiennent que c’est un épouvantail dressé par les réactionnaires pour se débarrasser de revendications gênantes. Mais cela ne suffit pas à caractériser le wokisme. Qu’est-ce alors qui le caractérise ? Ce sont un ensemble de doctrines.

    Identité .La première est évidente si l’on considère seulement les quelques épisodes que j’ai mentionnés. Il ne s’agit pas seulement de dénoncer le racisme, ni le sexiste, ou les droits LGBT, ou de défendre la cause environnementale. Il faut aussi les défendre de manière hyperbolique et au nom de certaines identités. Ce n’est plus seulement le racisme en général ou le féminisme en général qui sont attaqués par ces militants newlook : c’est le racisme, le sexisme, la destruction de l’environnement contre certaines communautés définies par leur identité : les noirs, les arabes, les immigrés, les femmes, les gays, les lesbiennes, les Palestiniens. En d’autres termes, les causes en question ne sont plus supposées universelles, mais ancrées dans des identités sociales, raciales, culturelles, sexuelles, générationnelles. Il y a là un élément de communautarisme et de particularisme qui n’existait pas avant. Le wokisme est anti-universaliste : il ne définit pas les droits comme des droits individuels, mais comme des droits collectifs : ceux des « racisés » en tant que racisés, ceux des femmes en tant que femmes, ceux des peuples autochtones en tant que peuples autochtones, etc. Quand on accuse quelqu’un de racisme ou de X-phobie, ce n’est pas, comme dans la pensée républicaine ordinaire, parce qu’il porte atteinte aux droits de l’homme et à la dignité de tous quelle que soit leur origine, mais parce qu’il est raciste contre telle ou telle communauté, les noirs, les arabes, les asiatiques (mais curieusement pas les juifs). Cela n’empêche pas, selon la pensée woke, qu’il y ait des croisements entre ces identités : une femme noire, lesbienne, handicapée, ou un arabe, musulman, homosexuel, seront, selon le vocabulaire woke intersectionnels. Mais on ne revendiquera pas leurs droits en tant qu’individus, ni de manière indifférenciée, mais en tant que différentiés multipliant toutes ces identités.

     Victimisation. Le principe de base est que les membres des diverses communautés sont collectivement victimes de diverses injustices et de diverses oppressions. Le monde se divise en dominants et dominés, en ceux qui ont le pouvoir et ceux qui ne l’ont pas, et il s’agit de prendre la défense des dominés en s’opposant aux puissants. Mais les puissants et les détenteurs du pouvoir ne sont pas comme pour les marxistes jadis ceux qui disposent du capital, ni une classe comme la bourgeoisie. Ce sont ceux qui exemplifient une des caractéristiques à laquelle chaque communauté dominée s’oppose : les blancs, les hommes, les hétéros, les chrétiens, étant entendu que ces caractères peuvent se croiser : le mâle blanc hétéro catho étant l’ennemi juré, même s’il n’y en a plus beaucoup de représentants dans la population.

     Extension et systématisme. Ce qui frappe aussi dans le wokisme, et qui ressort bien des divers épisodes évoqués, c’est le fait que ce statut de victime s’étend à tous les domaines et l’oppression est systématique. Le racisme n’est pas seulement une attitude ou un trait psychologique, comme dans les représentations classiques. Il est « systémique » et s’étend à tous les domaines. Il fait partie de l’essence même de l’oppression. Le footballeur Lilian Thuram a écrit un livre La pensée blanche , qui laisse entendre que tout blanc exemplifie cette pensée et est systémiquement raciste. L’une des dirigeantes de la France insoumise, Mathilde Panot, a rejeté l’accusation que l’on faisait à son mouvement de pratiquer le racisme anti-blanc, parce que selon elle puisque les blancs sont dominants, tout blanc est par définition l’incarnation même du racisme. C’est pourquoi notamment les réunions « racisées » organisées par le syndicat étudiant l’UNEF ne sont en rien un problème pour lui.

     On n’est pas seulement dominant ou dominé en vertu de son statut présent : on l’est aussi en vertu de son passé : les descendants d’esclaves sont victimes du racisme non pas en vertu des attitudes et actions présentes, mais en vertu du passé colonial. La responsabilité de l’esclavage s’étend donc aux descendants des colonisateurs, c’est-à-dire à tous les Blancs.

      Le systématisme s’applique aussi à la pensée woke féministe. Le féminisme classique – celui de Maman – tout comme l’anti-racisme républicain demandait pour les femmes l’égalité de droits avec les hommes, alors que le féminisme woke veut aller plus loin : il n’entend pas seulement dénoncer le sexisme ordinaire, les mains baladeuses et les acteurs violeurs, il entend éradiquer le pouvoir mâle. Le mari idéal est celui qui, selon l‘expression de Sandrine Rousseau, est « déconstruit ».  Mais la bataille des sexes ne se limite plus là. Une composante essentielle du wokisme est la théorie du genre, selon laquelle le sexe n’est pas déterminé par la biologie, mais par la conscience qu’on a d’être homme ou femme. Selon la formule de Simone de Beauvoir, « on ne naît pas femme, on le devient ». Judith Butler, icône de la pensée woke, soutient que l’identité humaine n’est ni mâle ni femelle, mais les deux à la fois. Kathleen Stock , la philosophe britannique lesbienne auteur d’un livre Real women, why reality matters for women, opposée à cette idéologie, en a fait la terrible expérience quand des étudiants trans de son université, relayés par toute une campagne bien pensante, l’ont forcée à s’exiler aux Etats Unis. 

     C’est aussi le systématisme qui explique ce que j’ai appelé le caractère hyperbolique du wokisme, le fait qu’il s’applique dans tous les faits de la vie quotidienne. On n’est pas raciste ou misogyne simplement parce qu’on a des attitudes ou qu’on prononce des propos relevant du mépris d’une race ou d’un sexe, mais dans toutes les occurrences de la vie quotidienne. Les néo antiracistes ou antiféministes ont un concept pour cela : ce sont des « micro-agressions ». A la limite toutes les décisions éprouvées par une victime sont des preuves de racisme ou de X-phobie. Tout est ramené à la race et au genre. C’est pourquoi tout écrivain, tout cinéaste, tout éditeur, tout professeur, tout politique doit à présent marcher sur des œufs : le moindre dérapage le signale à la vigilance woke, et lui fait risquer la censure, le boycott, voire l’interdiction pure et simple.

    Constructivisme. Dans ce système, une thèse est centrale, le constructivisme : tout est social, construit, inventé. Rien n’est naturel, tout – institutions, science -  y compris ce qui semble naturel – la race, le sexe. Sauf peut-être l’environnement, mais il est lui aussi victime de la société humaine. En conséquence, tout est politique : la science, l’art, la culture, même la raison. Ce constructivisme n’est pas nouveau : il est développé depuis au moins trois décennies, mais le wokisme le reprend et l’étend partout.

      Décolonialisme et anti-universalisme. Le wokisme est un particularisme. Comme je l’ai déjà dit, il ne définit pas les porteurs de droits comme des individus, ni des membres de l’espèce humaine, et de ce que la pression des féministes et des animalistes a conduit à appeler les « droits humains », mais comme des identités particulières appartenant à des groupes raciaux et sociaux. Il déteste par conséquent cet individu abstrait, libre, égal et fraternel dont parle la déclaration de 1789, et la pensée des Lumières qu’elle incarne. Bien sûr les Lumières ont été critiquées pour leur égalitarisme abstrait, et les marxistes ont souvent dit qu’elles ne sont que l’idéologie de la bourgeoisie. Ici les wokes reprennent cette critique pour dire qu’elles sont l’expression de la pensée coloniale. La floraison, depuis plusieurs décennies, des « études post-coloniales » dans les universités n’est pas le produit du wokisme, mais ce dernier y a greffé ses thématiques et les a radicalisées. L’universalisme est retourné sur sa tête : lui qui prétendait faire abstraction des identités particulières devient à présent le porteur d’une seule identité particulière, celle des blancs dominants.

     Moralisme. Le dualisme des dominants / dominés, des bourreaux/ victimes , humiliés et offensés contre maîtres, sous-tend le moralisme foncier du wokisme, qui est un manichéisme : le monde se divise en Bien et Mal. Les wokes sont moralisateurs, et comme on l’a dit souvent à propos des wokes Américains, ils sont puritains, ce qui est ironique car les Blancs d’aujourd’hui sont les descendants des Puritains du Mayflower . Mais le moralisme lui non plus n’est pas universaliste : il porte sur des victimes particulières. C’est pourquoi le wokisme ne peut pas accepter une éthique du devoir ou une forme d’humanisme, et encore moins une éthique chrétienne, qui demanderait que chacun porte en soi l’obligation de respecter l’humanité et de suivre une loi qu’on peut rendre universelle. Il doit suivre une éthique particulariste, qui s’adresse à des souffrances seulement singulières et situées, en cherchant à soigner les maux des humiliés et des offensés, mais à condition qu’ils soient choisis. La morale est affaire de sensibilité et d’intuition, pas de devoirs abstraits. Les féministes radicales se sont emparées de ce thème depuis longtemps, en suivant l’une d’elle, Carole Gilligan, qui a proposé une éthique du care, du soin, de la sollicitude, de l’attention ( attention est une autre traduction de woke) avec l’idée sous-jacente que seules les femmes sont en mesure de vraiment l’incarner. Ce thème a pris beaucoup d’ampleur dans le féminisme actuel. Mais son expression la plus visible est la floraison de ce qu’on appelle aux Etats Unis les grievance studies, littéralement « études geignardes », qui étudient les souffrances et les malheurs de toutes les communautés.  Judith Butler, toujours elle, a mis en avant la notion de « pleurabilité » grievability, qui renvoie aux expériences de deuil, de souffrance, de malheur des victimes, très proche de celle de vulnérabilité, au centre d’une vaste littérature. Le wokisme est lacrymal. Mais il a la larme sélective, puisqu’on ne pleure pas, comme dans le christianisme, pour les souffrances de l’humanité, mais pour celles des identités particulières.

   Islamo-gauchisme

    Quelles sont les relations du wokisme avec des courants tels que Me#too et l’islamo gauchisme ? Ils ne sont pas directs, et il ne faut pas les assimiler. La lutte des femmes contre le harcèlement sexuel ne date pas d’hier, et les promoteurs- trices de Me#too ne souscrivent pas tous à des thèmes wokes. Mais la parenté est assez évidente. De même avec l’islamo-gauchisme, qui use de la rhétorique de l’islamophobie dès qu’une critique est adressée aux islamistes. Mais chose curieuse, si les musulmans sont désignés comme des victimes identitaires de la race blanche, les  juifs ne sont sont pas considérés comme des victimes. La Palestine est évidemment passée par là, mais cela montre que les critères d’identité raciale employés par la pensée woke sont élastiques. De même nombre de défenseurs de la cause LGTBT semblent ne pas voir de problème à ce que l’Islam interdise l’homosexualité et ait quelques autres caractéristiques qui menacent la liberté des femmes. La thèse sous-jacente est que les victimes sont avant tout des pauvres, ce qui montre qu’il y a une hiérarchie dans les victimes. On ne peut pas dire non plus que les mouvements écologiques soient par eux-mêmes woke, mais ce que l’on appelle « l’écoféminisme » a manifestement un titre à l’être.

3. Tentative de définition

     Ce bref et souvent un peu à l'emporte-pièce survol des principes de la pensée woke ne doit pas suggérer que le wokisme est seulement un mouvement intellectuel, qui aurait saisi en ce début de vingt et unième siècle une partie de la gauche radicale et des mouvements identitaires, et dénoncé de manière opportuniste par des partisans de Donald Trump, d’Eric Zemmour ou de Marine Le Pen. C’est aussi un mouvement social, qui est porteur de conséquences pratiques nombreuses et vastes: la redéfinition du genre n’affecte pas seulement les adultes, mais les adolescents et les enfants (et les chirurgies visant à opérer ces changements se multiplient), la vie sexuelle, la famille (GPA), les transformations du droit ( affaires de plainte pour racisme, discrimination, harcèlement, de réparations pour le passé colonial, de restitution d’œuvres d’art, et surtout les politiques d’égalité et de discrimination positive), le rôle de la religion (et ici l’Islam joue un rôle essentiel),  la politique (les partis politiques étant obligés de se situer par rapport à lui), la conception de la République et de la laïcité, sans parler des modifications exigées de la vie quotidienne, telles que des toilettes transgenre ou la chasse aux habits roses pour les petites filles et bleus pour les garçons.

   Les auteurs qui se sont penchés sur le wokisme se sont demandé : est-ce une idéologie ? une religion ? Une forme contemporaine de totalitarisme ? Il est certain qu’il illustre tous ces aspects :

-        -  comme les idéologies il est basé sur quelques idées-force et non pas sur de vraies théories, car il ne craint pas les contradictions (par exemple il ne vient pas aux féministes à l’idée que l’emploi du neutre en français est bien plus adapté à la théorie du genre que l’écriture inclusive), et il a été souvent comparé au marxisme, par son désir de tout réduire à la race et au genre, comme les marxistes réduisent tout à la lutte de classes

-        -  comme les religions, il a des aspects de sotériologie et de fanatisme, et comme le totalitarisme il instaure une vigilance quasiment orwellienne de tous les instants et n’est pas loin de constituer une police des mœurs et des idées. Sur ce dernier aspect il a souvent été comparé aux méthodes fascistes, nazies et soviétiques : beaucoup de bruit et de menaces dans l’espace public et politique, mais des mises au silence de tous les opposants, qui n’osent rien dire, de peur de faire des vagues. Le meilleur exemple en est la veulerie des présidents d’université face aux manifestations sur leurs campus, qui préfèrent soutenir passivement les minorités radicales de peur des troubles et des boycotts.

      Appeler le wokisme une religion est assez approprié pour la situation américaine, où les relents puritains et l’influence des évangélistes sont caractéristiques, aussi bien à gauche qu’à droite. Mais même si le fanatisme n’est pas absent en Europe[3], et si le rôle de la religion est assez évident dans l’islamo-gauchisme , la description la plus appropriée est de dire que c’est une idéologie. Mais elle se heurte au fait qu’elle n’est pas toujours explicite, à la différence  du fascisme: bien souvent on a affaire à du « wokisme d’atmosphère », et à ce que je vais moi-même appeler du wokisme systémique ou structural.

Essayons une définition générale, qui a tous les défauts de ce genre de définitions, mais qui permet de cerner un peu mieux le phénomène dont il est question:.

WOKISME . Le wokisme est une idéologie politique et culturelle, radicalisant les mouvements antiracistes, féministes et environnementalistes, et visant à dénoncer, souvent sous des formes moralisatrices et des censures, des injustices quant à la race, au sexe, et quant à l’environnement dont seraient victimes principalement des minorités atteintes dans leurs identités, et qui propose un programme de libération et de « décolonisation » des communautés opprimées sous la forme de révisions de pans entiers de la culture occidentale définie comme matrice d’une l’oppression post-coloniale et générale.

On me dira  bien sûr que cette "définition" ratisse trop large. Il est évident que tout ce que j'appelle ici "woke" ne regroupe pas toutes ces caractéristiques, et peut n'exemplifier que certaines. Comme c'est une idéologie basée sur des identités particulières, la plupart des positions woke relèvent de l'une ou l'autre des identités. Par exemple l'anti-racisme ne sera pas nécessairement féministe, même si les tendances "systémiques" conduisent à regrouper ces caractères. Ce qui frappe dans le wokisme est la réduction de toutes les injustices de classe ou de situation économique à celles de race. Dans leur livre Race et sciences sociales, les sociologues Stéphane Beaud et Gérard Noiriel ont critiqué cette assimilation de tous les problèmes sociaux à la race, et à mon sens ils ont raison. Si vraiment il s’agit de parler de pauvreté et d’exploitation, les explications marxistes classiques me semblent en large mesure insurpassées et le wokisme une diversion par rapport aux vrais problèmes.

 

4.  Premier diagnostic : les sociétés de surveillance

          Si l’on m’a suivi jusqu’ici, on se demandera : comment expliquer le phénomène woke ? La réponse la plus usuelle et la plus plausible est celle que donnent tous les auteurs qui en ont traité : une radicalisation du militantisme, associé à une extension des domaines de lutte et une importation des thématiques de la politique des identités américaines. Cela revient à dire que le wokisme est une sorte de photocopie tendances américaines, la preuve de la dépendance européenne. Cette explication est trop facile, et pas pertinente, car il y a des spécificités françaises. Une autre explication facile, mais fausse, consiste à dire que ce sont des mouvements comme ce qu’on appelle la déconstruction et la French theory , dont se sont emparées les universités. Mais même si le terme de « déconstruction » est utilisé souvent par les wokes, c’est au sens de critique radicale, qui n’a rien à voir avec la déconstruction au sens du post modernisme.

        Je voudrais essayer de proposer deux diagnostics, sans prétendre donner une explication.

        Il est évident que les wokes ont en partie raison. Il n’y aurait pas besoin de se révolter s’il n’y avait pas des causes méritant d’être défendues : l’antiracisme, le féminisme, l’environnement, la liberté de disposer de son corps, en particulier pour les femmes. Mais le problème est que les wokes se trompent d’adresse. Ils ont raison d’insister là où çà fait mal, mais quand on presse trop sur une plaie ou quand on se trompe de médicaments, on fait plus de mal que de bien. Mais ce qui frappe, comme je l’ai déjà dit, chez les wokes, c’est l’hyperbole, l’exagération, la prétention à avoir le monopole des explications.

Sociétés de surveillance. Parmi celles-ci, il y en a une que j’ai mentionnée en passant, c’est le rôle des réseaux sociaux. Depuis l’avènement d’internet et des réseaux sociaux, nous sommes entrés dans une société de surveillance et de contrôle. Big Brother est une chose du passé : il y a mieux, l’internet. Tout, ou du moins tout en apparence, y est documenté, répertorié, pisté, profilé. On ne peut pas faire une recherche sur internet tant que des milliers de capteurs récupèrent vos adresses, vos données, et ne cherchent à vous faire subir leurs messages. Tous nos dossiers, fiscaux, médicaux, bancaires, administratifs sont sur internet, la plupart accessibles à tous. La saturation d’information nous endort. On peut comprendre que beaucoup aient envie de nous réveiller, to wake us. Mais ils ne font que participer au système général de surveillance. Pire : nous l’acceptons, et en faisons usage. Un commerçant, une association, un parti, un influenceur, même un particulier sans connexion internet, sans facebook ,voire même sans twitter X, ou tik tok, sont condamnés à la mort sociale, qui est devenue la mort tout court. Dans un tel système, la vie politique elle-même est devenue virtuelle. Sans les réseaux sociaux, et l’extraordinaire démultiplication des capacités d’information, des courants aussi diffus et dispersés que le wokisme ne seraient pas possibles. Qui dit surveillance dit contrôle, et le pouvoir va avec[4].  Mais surtout le wokisme, construit sur l’idée de vigilance, d’attention, et de surveillance, est parfaitement adapté à ces modes à présent dominants de communication et de contrôle. Il en est l’expression même. Quand les wokes nous demandent d’être « éveillés » et « vigilants », font-ils autre chose que renforcer cette société de vigilance et de surveillance qui est la nôtre ?

5. Second diagnostic : les wokes, c’est nous

      Cela me conduit à mon second diagnostic. Les wokes n’ont peut être pas tort d’appeler « systémiques » les oppressions racistes et sexuelles, mais ils ont tort de considérer qu’ils sont les seuls à les découvrir. En fait la plupart de leurs thématiques sont anciennes, déjà présentes dans l’espace public et font partie des politiques mises en œuvre par les gouvernements : droits des femmes, parité, mesures contre le harcèlement, lois anti-racistes, politiques sociales et de discrimination positive et mesures environnementales font partie de l’arsenal juridique depuis longtemps. Ce que fait le wokisme consiste à radicaliser des revendications déjà présentes, en les accentuant, et comme je l’ai déjà dit, en les rendant hyperboliques : c’est l’Etat tout entier qui est sexiste, postcolonial, raciste, destructeur de l’environnement, ce qui justifie, selon les partisans d’une « démocratie radicale », la désobéissance civile. C’est toute la pensée occidentale qui, avec les Lumières, est coloniale. C’est évidemment faux, tout comme était fausse l’accusation des marxistes selon laquelle toute la science est bourgeoise. Cela suggère que le wokisme n’est pas du tout un courant nouveau, mais un révélateur et une forme d’accélération forcée de tous ces problèmes et qu’en un certain sens, le ver était dans le fruit.

Le wokisme structural.    Revenons un peu sur les épisodes que j’ai mentionnés au début. Ce n’est pas un hasard s’ils viennent presque tous des contextes scolaires et universitaires, non pas parce que le wokisme se manifeste le plus souvent dans ces contextes, mais aussi parce que c’est là que l’on observe le plus de confusions qui sont les ressorts des actions woke de censure :

1)    Moralisme : confusion entre le fait d’avoir une opinion et le fait de commettre une faute morale: ce n’est pas parce qu’on trouve Céline un grand écrivain qu’on est raciste.

2)    Incapacité à lire une œuvre d’art sans tenir compte de la distance historique : ce n’est pas parce qu’Aristote accepte l’esclavage que sa philosophie est caduque, ou parce que Berkeley a possédé des esclaves que son œuvre doit être frappée de nullité

3)    Confusion entre la représentation artistique et la réalité qu’elle représente. Ce n’est pas parce que Balzac fait mourir Pierrette qu’il la tue, que Les Suppliantes ont la face noire que les acteurs font un black face)

4)    Confusion de la vie et de l’oeuvre (Céline, Polanski)

5)    Confusion de l’expertise et de l’expérience vécue : un blanc n’a pas le droit d’écrire sur les noirs, un homme au sujet de ce que subissent les femmes

6)    Incapacités à comprendre l’ironie, la satire, et les modes d’expression non littéraux, ainsi que la caricature (le cas des caricatures de Mahomet ou de Charlie Hebdo est ici le plus parlant ).

7)    Perte de la langue (écriture inclusive)

8)    Confusion entre le but qu’on vise dans un argument et la validité de ce raisonnement. Ce n’est pas parce qu’on attaque le racisme ou qu’on défend l’environnement que les raisons qu’on donne sont bonnes.

Ce qui devrait nous frapper est qu’aucune de ces confusions n’est propre au wokisme : elles sont très répandues dans notre société. Nombre de gens refusent de lire Céline parce qu’il est antisémite (ou certains ont envie de le lire parce qu’il l’est), on pense que tel ou tel écrivain est un grand écrivain parce qu’il a beaucoup voyagé et vécu ses voyages, nous reprochons à tel philosophe d’avoir eu des esclaves sans tenir compte du fait qu’il vivait dans une société esclavagiste, nous confondons souvent évaluation esthétique et évaluation politique, et nous oublions souvent que ce n’est pas avec de bons sentiments qu’on fait de la littérature. Les wokes sont donc en quelque sorte en terrain conquis. Le wokisme est d’abord une maladie de la pensée et de la culture en général : nous sommes tous, à des degrés divers, wokes.

     Deux autres confusions majeures affectent cette sorte de pollution de l’espace public qu’est le wokisme. Elles sous-tendent les autres.

      La première est la confusion entre opinion et jugement . Une opinion est une croyance sur un sujet donné, mais les opinions peuvent ne pas être informées ou être des préjugés plus ou moins dits. Le jugement au contraire est une opinion , sous-tendue par une critique. Le wokisme soutient souvent qu’il y a des biais , le plus souvent implicites, contre les femmes, les noirs, les arabes, et ils entendent les repérer partout. Mais les biais ne sont pas des jugements, et il est difficile de les attribuer comme la manifestation d’opinions. Cela a une conséquence immédiate pour la critique : critiquer c’est dénoncer une opinion, et il suffit de nommer une opinion pour la critiquer.

« Amer, indigné, isolé, oui - mais fou ? Les gens de l'université savaient pertinemment qu'il ne l'était nullement, et pourtant, comme lors de l'affaire des zombies, ils étaient prêts à faire comme s'ils le croyaient. Il suffisait de formuler une accusation pour la prouver. D'entendre une allégation pour la croire. L'auteur du forfait n'avait pas besoin de mobile, au diable la logique, le raisonnement. Il suffisait d'une étiquette. L'étiquette tenait lieu de mobile. Elle tenait lieu de preuve. Elle tenait lieu de logique ».

                        Philip Roth , La tache

Mais critiquer, ce n’est pas stigmatiser une opinion ni la nommer, c’est donner des raisons de ne pas l’adopter. La conséquence pour la discussion démocratique est également immédiate : sans possibilité de critique et de jugement, pas de démocratie. L’hyperdémocratie requise par les wokes annule la démocratie. Mais en sont-ils responsables ? Non, toutes ces confusions sont fréquentes, et un grand nombre de gens pensent que la démocratie est simplement le droit d’exprimer son opinion. Notre conception de la démocratie abandonne de plus en la conception classique et individualiste qui était celle des Lumières, et adopte l’idée qu’il y a des droits collectifs, portés par des identités. Nous avons aussi tendance de plus en plus à demander à nos gouvernements de venir au secours des victimes. Rien d’étonnant à ce que les thématiques wokistes trouvent aisément un écho.

     Une confusion du même genre affecte la notion de liberté académique, assimilée à la liberté d’expression. Cette notion est invoquée dans toutes les manifestations de censure sur les campus et tenue comme un droit. C’est certes un droit des citoyens, au moins dans les démocraties. Mais une université n’est pas un forum politique, même quand elle se fait l’écho des préoccupations de justice sociale. La règle à l’université est qu’on y exprime ses opinions si elles sont susceptibles d’être sous-tendues par des raisons et un savoir. La liberté académique est une liberté sous condition de savoir, ce qui est différent de la simple liberté d’expression. C’est pourquoi n’importe quel charlatan, agitateur ou fanatique n’a pas sa place à l’université.

     Or cette confusion n’est pas propre aux wokistes : elle est partout. Depuis des décennies les universités sont devenues l’un des lieux de l’expression politique et du militantisme. Mais c’est un détournement de la liberté académique qui est une liberté du savoir, et en réalité pas la liberté de dire n’importe quoi. Raison pour laquelle censurer une pièce d’Eschyle, débaptiser une bibliothèque, déboulonner une statue ne sont pas l’expression d’opinions. Ce sont plutôt des actions qui manifestent le mépris du savoir, et la confusion entre la vie et l’œuvre. Mais ce mépris du savoir n’est pas propre aux wokistes. Il est partout, jusqu’au  désir constant de nos gouvernement d’adapter le vocabulaire à toutes les innovations et à toutes les demandes émanant de la société. Les wokistes ne font que prendre le relais, maladroitement et brutalement, on en conviendra, mais en assez grande continuité avec les tendances générales de la culture d’aujourd’hui.

    C’est pourquoi je ne craindrai pas de dire que les wokistes, ce ne sont pas simplement des bandes de militants radicalisés, mais aussi nous-mêmes. C’est nous qui entretenons ces confusions. Le wokisme est systémique.

 

6. Conclusion : le wokisme et la culture

   Le wokisme est à la fois une maladie de notre culture et l’expression de tendances propres à cette culture, un peu comme une toxine que nous aurions développée dans notre propre organisme. C’est pourquoi il est un grand danger, non pas seulement parce qu’il contiendrait en germe une forme de totalitarisme ou de fascisme , comme le soutiennent beaucoup de critiques, mais parce que les menaces qu’il contient pour notre démocratie sont déjà présentes au sein même de nos pratiques et de nos croyances politiques. Les wokes c’est nous.

    Que faire ? Avec une maladie de type épidémique, il n’y a pas grand-chose à faire : essayer de la circonscrire, attendre que cela passe. Que faire si on vous dit que toute votre pensée est raciale, que la raison c’est le colonialisme ? Rien, car les bras nous en tombent des mains, comme on dit. Mais on peut aussi donner des vaccins, des remèdes : la critique, la prise de conscience, la satire. Cela s’enseigne.

     Mais surtout le retour aux vrais problèmes : le racisme, l’injustice envers les minorités, les femmes, sont réels. Mais il n’est pas nécessaire pour les combattre d’aller soutenir que la raison est responsable du colonialisme ou que le machisme envahit la vie publique. Il suffit de faire appel à la raison individuelle, que tout un chacun a en partage, du moment qu’il est un minimum critique.[1]

    

 

    

    

 



[1] Ce texte est celui d’une conférence donnée à Gordes le 1 mars 2024 dans le cadre des conférences culturelles de la ville. Il est inédit.

[3] (voir le livre de Bussigny)

[4] Voir Huneman, les sociétés de surveilance