« Je
crois que l’on peut définir assez facilement la philo comme une expression
issue de l’exigence de démocratisation des savoirs. Le sens, à la différence
peut-être de la vérité, possède un caractère démocratique. »
Le
monde, 26 juillet 2014
L’article dont est extraite cette profonde pensée
provient d’une double page sur les méfaits de la philosophie populaire (dont
bien entendu les philosophes au- dessus de la mêlée interviewés dans cette
double page sont eux-mêmes exempts). Admettons que l’auteur de cette déclaration
module, comme le font souvent nos philosophes, celle-ci d’un
« peut-être » qui signale que cela le gratouille du concept ou que cela le chatouille de
l’assertion, mais si l’on veut se distinguer de la philosophie médiatique, ne
serait-il pas bien d’avoir le courage d’asserter clairement et de dire, plutôt
que de suggérer ou de mettre des bémols ?
Est-ce que
la fausseté, la dissimulation, le mensonge, la contre-information, sont moins
des obstacles à la démocratie que la production de sens ? La démocratie se
préserve-t-elle mieux si elle promeut notre besoin de sens que si elle promeut
notre besoin de vérité ? Le second doit-il s’effacer si nous voulons faire
advenir, ou simplement maintenir quelques restes, de la première ?
Si un
« écrivain », ou un « artiste » et « humoriste »
prône dans ses livres, spectacles, films, etc. l’antisémitisme, ou le racisme, ou
s’il proclame sa haine de l’humanité et défend des conceptions fascistes ou
néo-nazies, en pratiquant au service de ses objectifs le mensonge, la diffamation, la
dissimulation, le négationnisme ou la falsification des faits, il a sans doute
à faire valoir du sens, et même on peut dire qu’il en exprime beaucoup. Il
exprime des émotions, des visions du monde, des pensées, que beaucoup peuvent
trouver très significatives, très riches de sens, très « profondes »,
et même d’une richesse de suggestion, de culture, de style, très admirables et aussi très compréhensibles pour beaucoup parce que beaucoup
les partagent. Mais s’il ne cesse de dire des choses herméneutiquement profondes, mais fausses, tronquées,
déformées, biaisées et trompeuses, est-il plus démocratique pour
autant ? Pour parler plus clairement: nous pouvons trouver les écrits de
Gobineau très « sensés », ceux de Barrès une expression profonde de
la mentalité française, ceux de Maurras pleins de sens historique, ceux de Céline, ceux de Brasillach (pour ne pas donner d’exemples plus
récents) profondément expressifs de la nature et de la misère humaines, du
contexte historique et social dans lesquels vécurent leurs auteurs, et donc des
circonstances atténuantes qui peuvent excuser leur égarements éventuels (étant
entendu que ceux qui ont vécu dans le même contexte mais n’avaient pas le
privilège autoproclamé de l’écrivain de véhiculer le « sens »,
étaient, quant à eux, sans excuses quand ils étaient pris la main dans le sac) .
L’argumentaire, pour tous ces cas, est le même : on nous
explique que l’on comprend l’attitude
de X au sujet des réactions haineuses, fausses et scandaleuses qu’il a
exprimées sur le phénomène Y - aussi fausses et viciées soient-elles dans
ses assertions - que l’on donne du sens
à son attitude, qu’on est capable de la replacer dans son contexte, qu’on l’excuse
en raison des antécédents. A quoi on
ajoute que ce travail du sens n’est pas séparable d’un travail d’expression du
style, qui peut aller du beau langage, celui d’un vrai écrivain, à celui de l’écriture , qui dit tout, mieux que toute autre forme d’expression.
L’écrivain, le vrai écrivain, celui qui écrit bien, qualité que seuls ses pairs
sont capables de reconnaître – mais évidemment pas un public populaire qui
ignore tout des canons aussi bien classiques que contemporains – est celui dont
le dire, qui exprime du sens, va
toujours au-delà du vrai. Le vrai est mesquin, banal, vulgaire, au mieux
salutaire et utile, mais il est tellement moins noble que le sens, le Verstehen !
Car la vérité divise, alors que le sens
rapproche. Si vous me dites A et que je vous dis non A, nous sommes en désaccord.
Si A est vrai vous avez raison, et j’ai tort. Inversement, si A est faux, vous
avez tort et j’ai raison. Et cela peut nous diviser, nous mettre en colère l'un contre l'autre, voire même nous faire en venir aux mains. Mais si vous me dites A, et que je vous comprends, et si vous me comprenez quand je dis non A, alors la
vérité de ce que nous disons cesse d’avoir tellement d’importance, bien que
vous souteniez l’inverse. C’est tellement mieux de se comprendre que de se
déchirer quand si l’un a tort, l’autre a raison ! Si vous dites A, et que
je découvre que non A, et même que vous le saviez, n’est-il pas mieux que je me
taise, et que je comprenne ce que vous avez voulu dire? Si vous savez que non A, mais dites le
contraire, ou le cachez, ne vaut-il pas mieux que nous nous comprenions, que
nous manifestions notre entente, plutôt que d’en venir aux mains ? Les
auteurs d’injustice, les oppresseurs, les bourreaux n’attendent-ils pas de
leurs victimes qu’elles comprennent, des juges qu’ils adoptent un point de vue
un peu plus empathique plutôt que d’adopter le point de vue de nulle part
de la vérité, qui, comme on sait, conduisit à Thermidor? Les menteurs préfèrent toujours le sens à la vérité, même s'ils ont besoin de celle-ci pour arriver à leurs fins.
Le
comble est atteint quand l’intellectuel, le philosophe, l’écrivain eux-mêmes, qui
seraient supposés être des serviteurs du vrai, viennent nous dire que l’idéal
même de dire la vérité, de la rechercher, de la promouvoir ou de la maintenir
est douteux, dangereux, potentiellement anti-démocratique. Car, nous disent-ils,
la vérité non seulement divise le monde en deux camps, ceux qui ont raison et
ceux qui ont tort, et donc elle empêche les gens de se réunir, mais aussi elle
repose sur un geste totalitaire par lequel ceux qui ont le vrai peuvent dominer
ceux qui ne l’ont pas. Ergo (CQFD),
la vérité est totalitaire. Mieux vaut en effet dire que X n’a pas tout à fait
raison quand il dit que A, et Y pas tout à fait tort quand il dit que non A, qu’il
n’est pas totalement certain que X ait menti ou trahi dans les circonstances Z
ou W ( car ,voyez-vous, il faut se
replacer dans le contexte ) , que c’est difficile
de savoir si tel événement inadmissible 'massacre, génocide, etc.) a eu lieu – autant dire
impossible. N’est-il pas plus herméneutique et donc plus démocratique de dire
que tout le monde a, en un sens, raison ? et de rejeter cet idéal totalitaire et anti-démocratique du vrai?
Voilà où nous en sommes.
Quintillien, Institutio Oratoria, VIII, II, 24
Bon, vos commentateurs ont l'air d'être partis en vacances. Je n'ai moi-même pas le temps de commenter, mais je souhaite quand même vous dire que j'ai trouvé la lecture de votre billet très stimulante. (Ce commentaire ressemble de près, je vous l'accorde, aux "like" de Facebook - on dit qu'on aime sans dire pourquoi - mais, à ma décharge, je peux dire que je poursuis un objectif vertueux : essayer de faire en sorte que le bloggeur ne soit pas victime d'une dépression estivale, et qu'il continue, dans le désert culturel du mois d'août, à publier ses billets si intéressants).
RépondreSupprimerLa nuit du 4 août, y a plus personne.
RépondreSupprimerMerci de votre mot.
En effet je déteste Facebook, et tout autre medium dans lequel on aime ou on déteste sans donner des raisons, un peu comme ces chiens en plastique qu'on mettait jadis sur la plage arrière des Dauphine ou des 403 de nos parents, et qu'on voyait hocher la tête pendant tout le voyage sur la nationale 7 , sans qu'on sache s'ils approuvaient ou désapprouvaient les migrations estivales. Les chiens mascottes ont disparu des plages arrière des autos, mais ils ont été remplacés par les "like" de Face book ( je ne sais pas s'il y a des "dislike" aussi, je n'ai pas l'impression).
Comme je l'ai déjà dit à plusieurs reprises sur ce blog, je préfère l'expression bloguante car c'est elle qui se rapproche le plus de la forme littéraire de la notule, de l'article, ou de la page de journal. Elle n'appelle pas particulièrement de commentaire immédiat, et elle est un exercice à mes yeux solitaire. Aussi je me moque si je ne suis pas lu. en revanche je ne suis pas mécontent de l'être, et quand on donne une petite tape approbatrice au chien de la banquette, je ne boude pas cet encouragement.