Quod satis est sapio mihi. Non ego curo
Esse quod Arcesilas serumnosique Solones
Obstito capite et figentes lumine terram,
Murmura cum secum et rabiosa silentia rodunt
Perse,
Satire IV*
Dans un article du Monde sur
la mort de Cavanna (30.01.14), le journaliste Denis Robert rappelle un conseil
quelque peu tautologique que lui avait donné Cavanna : « Se méfier
des cons ». Cela ne va pas de soi, pourtant. D’abord, comment les
reconnaître ? Certes, au fait qu’ils osent tout. Mais ce n’est pas
infaillible : il y a des cons timides, même s’ils sont rares. Mais
laissons les attributions de connerie à la troisième personne, les plus
fréquentes, pour ne nous intéresser qu'à celles à la première personne :
que faire si le con est, comme cela arrive souvent, soi-même? Car la vérité de
« Je suis con » est bien plus difficile à reconnaître que la vérité
de « Je pense », et quand on est con, on est certes con, mais il est
rare qu’on se sache tel, et encore moins que, le sachant, on se reconnaisse
comme tel. Il y a là, comme l’ont très bien vu Andy Egan et Adam Elga, une version du paradoxe
de Moore ( “I can't believe I'm stupid”, Philosophical
Perspectives, 2005, 19/1: 77–93). Pour remédier à cette opacité des
auto-attributions de connerie, il faut recourir à la stratégie d’Ulysse,
recommandée aussi par Jon Elster face aux cas d’irrationalité : il faut
s’attacher au mât, et prendre ses dispositions pour diminuer, autant que
possible - et c’est peut être impossible - sa propre connerie à venir. Il faut donc
prendre des résolutions.
Les cons, c’est bien connu, se divisent
essentiellement en jeunes cons et en vieux cons (il est rare d’entendre parler
de cons d’âge moyen ou de cons entre deux âges). Dans le cas qui m’occupe, ma
crainte est de devenir un vieux con, et d’en être déjà un. Swift,
on le sait, composa – mais dans sa jeunesse - des Résolutions
pour quand je serai vieux
Voici des Résolutions pour quand je serai un vieux con
-
Ne pas m’indigner
de ce que l’on plagie partout de manière éhontée, et qu’on plagie les travaux les
plus mauvais
-
Ne pas m’indigner
de ce que les pages wikipedia soient
ou bien des panégyriques personnels ou bien des portraits à charge bourrés d’erreurs
-
Ne pas m’indigner
de ce que l’on fasse semblant d’ignorer mes travaux, ou que quand on les cite
ce ne soit que pour des points sans importance pour masquer le plagiat
-
Rester calme
face à ceux qui font de la publicité pour leurs propres œuvres dans les listes de
diffusion interne et sur les réseaux sociaux.
-
Tolérer ceux
qui, quand ils sont invités à un colloque, n’y vont que pour faire leur propre exposé ou s'en vont juste avant le mien
-
Ne pas m’énerver
du fait que des gens qui ne trouvaient aucun intérêt ou étaient totalement
indifférents à mes écrits, et à certains thèmes ou auteurs que j’étais le
premier à faire connaître au moment où je les ai publiés, viennent dix ans ou
vingt ans plus tard, non seulement publier sur le même sujet sans me citer,
mais aussi me recommandent avec une condescendance apitoyée pour mon ignorance, de m’ intéresser
à ces mêmes thèmes ou auteurs
-
Ne pas m’étonner
quand mes propres étudiants font mine d’ignorer mes travaux
Ne pas me plaindre de l'ingratitude et me rappeler Voltaire: " Un bienfait n'est jamais rendu"
-
Ne pas m’inscrire
à Face book, ni à Twitter, ni à Instagram, ni à linkedin,
ni à aucun réseau social
-
Ne pas
regarder la télé, même quand je serai dans une maison de retraite
Ne pas m'imaginer que parce que je n'ai jamais lu Barrès il va me ravir aujourd'hui.
-
Ne pas béer d’admiration
devant le moindre film de Scorsese, des frères Coen, ou de Wes Anderson
Ne pas passer mon temps à regretter Murnau, Lubitsch, Ford, Renoir, Mankiewicz
Cesser de me pâmer devant Gene Terney, Heddy Lamar ou Gina Lollobrigida, Ne pas
applaudir à toute apparition d’Isabelle Huppert
-
Ne pas me
forcer à apprécier systématiquement toute interprétation de Lang Lang
-
Ne pas m’énerver
chaque fois que l’on m’explique que Heidegger est malgré tout le plus grand
philosophe du vingtième siècle
-
Ne pas passer
mon temps à m’en prendre aux philosophes médiatiques
Ne pas m'énerver quand des journalistes me demandent d'ajouter les prénoms des philosophes ou des écrivains que je cite dans mes articles: Pascal (Blaise), Kant (Emmanuel), Spinoza (Baruch), Proust (Marcel), Cicéron (Marcus Tullius), ou quand ils me demandent quel était le prénom de Platon ou celui d'Agrippa
Ne pas m'énerver quand des journalistes me demandent d'ajouter les prénoms des philosophes ou des écrivains que je cite dans mes articles: Pascal (Blaise), Kant (Emmanuel), Spinoza (Baruch), Proust (Marcel), Cicéron (Marcus Tullius), ou quand ils me demandent quel était le prénom de Platon ou celui d'Agrippa
Ne pas m'énerver des gens qui vous écrivent un mail pour vous demander un service, comme une
lettre de recommandation, un conseil ou une lecture de leurs travaux, et ne vous répondent même
pas quand on leur rend ce service.
-
Cesser de
commenter à tout instant tout ce qui passe sur internet ou ce que je lis sur
des blogs, y compris le mien
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Rester de
marbre quand on m‘écrit sur internet en me gratifiant d’un « Bonjour »
Ne pas pester contre l'écriture inclusive
-
Ne pas m’emporter
quand, invité à une manifestation quelconque, y compris une conférence universitaire,
on m’appelle « intervenant », « accompagnant » , ou qu’on
fait référence à ce que je dis comme une « parole » ou une « voix »,
et ne pas bouillir quand on désigne mes étudiants comme des « apprenants »
-
Ne pas faire
le pédant en citant du latin, langue que je ne comprends pas
-
Ne pas pester
contre la fin de la culture, des universités, du savoir, et prendre avec légèreté le
fait que l’on me pousse gentiment vers la sortie
Me méfier un peu plus, quand je suis invité à un colloque, de quelles institutions sont derrière son financement: la Fondation Templeton? la Mafia? un programme politique?
-
Ne pas sauter
en l’air quand le premier quidam venu se croit en mesure d’émettre des pensées
philosophiques, se considère comme un philosophe.
Ne pas broncher quand les
historiens, les sociologues, les critiques littéraires, les psychanalystes, les
feuilletonistes, les graphomanes de tout poil se baptisent eux-mêmes « philosophes »
et prétendent m’expliquer que les sujets auxquels je m’intéresse ne sont pas de
la philosophie ou sont de la philosophie purement académique, ce qui revient à
leurs yeux au même.
Une fois à la retraite, ne pas chercher à faire semblant d'être encore en activité et de pouvoir me mesurer à de jeunes loups
Ne pas pester contre le wokisme, le féminisme écologiste intersectionnel, l'islamo gauchisme.
Cesser de faire semblant d'être de gauche
Cesser de faire semblant d'être de droite.
Cesser de zoomer tout le temps.
Cesser de ma lamenter sur l'état de la philosophie de nos jours, en me souvenant que j'ai adoré
jadis des idoles aussi fragiles que celles que je veux massacrer aujourd'hui, et relire Lucien, qui
nous montre que l'état de la philosophie était à peu près le même en son temps.
Ne pas retomber dans mes anciennes croyances, surtout quand j'ai fait de grands efforts pour m'en débarrasser.
-
Réaliser que
du jour où je prendrai ces résolutions et éprouverai le besoin de les
respecter, je serai moi-même devenu un vieux con
* voir commentaires de ce billet
PS (2024) Ce jour est arrivé. J'ai un peu révisé ce billet de 2014
Ne plus se laisser tenter de rectifier une erreur bénigne dans une citation des Satires de Perse : il s'agit d'un passage la Satire III et non de la IV.
RépondreSupprimerNe pas se vanter de tirer cette information d'une autre source que Wikipedia...
A suivre ?
Merci ,erreur conne, isn't it ? D'autant plus inexcusable que j'ai la traduction des Satires de Perse, par Bernard Pautrat sur ma table ( Imprimerie Nationale 1995) p. 64-65, et que Benda cite souvent ce passage, que je cite moi même dans mon livre sur Benda.
SupprimerRester de marbre quand on m‘écrit sur internet en me gratifiant d’un « Bonjour »
RépondreSupprimerLà j'ai du mal à voir quel est le problème, peut-être parce que je suis un jeune con. Vous pourriez expliquer?
J'ai fait allusion déjà à cela dans un billet de septembre dernier intitulé "Reusement" ( cf plus haut dans ce blog) .
SupprimerJ'appartiens en effet à la vieille école. Quand on s'adresse à moi par e-mail, je m'attends à ce que l'on m'écrive comme dans toute lettre
Cher X
avec mon nom ou mon prénom
et si j'ai affaire à une personne que je ne connais pas, on me dit en général
cher Monsieur
et si c'est une circonstance professionnelle et que l'on m'écrit pour la première fois, on s'adresse à moi par un titre - cher collègue, Monsieur le professeur .
Ce n'est pas tant un problème de respect d'un formalisme qui me gêne que le fait qu'on me dise " Bonjour" quand on ne m'a jamais rencontré. Je ne dis "bonjour" dans la rue qu'aux personnes que je connais déjà, sans quoi on me prend pour un débile en goguette.
On me dira que les Latins s'adressaient à leurs correspondants en les gratifiant d'un "Ave" . Certes notre"bonjour" n'est pas si loin.
Mais chez les latins on disait la plupart du temps " à x" en donnant son nom - par exemple " Attico Cicero" , or " Ad Atticum"
Vous me direz : pourquoi respecter des règles de politesse propres au courrier écrit quand on est sur internet ? Je suppose que l'idée de base est que de même qu'on dit "Bonjour" dans la rue, on devrait dire " bonjour" dans la rue d'internet. Mais justement, c'est mon point : on n'est pas dans la rue, et les gens ont l'air accessibles sur internet , mais sont sur courrier comme partout ailleurs. Internet nous traite comme si nous étions à portée de main, mais nous ne le sommes pas. Mon point est que l'internet est du courrier écrit comme un autre. Mais en effet cela n'en est pas. Raison de plus pour résister, à mon sens.
pPourquoi , quand on va au Japon, respecte-t-on ( ou du moins s'efforce-t-on, car je suis loin de les connaître) les règles de politesse de ce peuple alors que quand on est sur internet on se comporte comme un vulgaire américain en disant l'équivalent de : "Hi" !
Vous allez me trouver un vieux con définitivement.
Merci pour ces explications.
SupprimerJe suis suffisamment vieux pour avoir avoir couramment pratiqué le courrier papier et ses normes, mais je reconnais que j'ai adopté le "bonjour" assez naturellement pour les courriers électroniques si bien qu'aujourd'hui il me paraitrait en effet très étrange de donner du "cher X"; et en tant que destinataire d'un courrier électronique, je me satisfais d'y trouver une formule de politesse plutôt que rien.
Je suppose que cet alignement des normes du courrier électronique sur les normes de la rue plutôt que sur celles du courrier papier s'explique par les conditions dans lesquelles l'usage du courrier électronique s'est diffusé. Mais explication n'est pas justification, et la question est bien de savoir ce qui peut avoir valeur de justification en matière de révision des normes ou de résistance aux évolutions des usages. Peut-on énoncer des normes qui devraient régler nos changements de système de normes? C'est une question que je m'étais déjà posé en lisant votre discussion avec Philalète sous l'article "Que faire de nos journées", et que je me permets de vous poser aujourd'hui.
Il me semble que vous jugez nécessaire de combattre le relativisme jusque sur le terrain des règles de politesse qui est pourtant un terrain que ses adversaires lui concèdent habituellement.
Certaines normes sont en effet de pures conventions: par exemple une question qui m' a beaucoup préoccupé quand j'étais fumeur jadis : "Faut-il enlever ou pas la bague d'un cigare quand on le fume?" . Mais il y a un moment où l'on saisit la raison d'une norme, au delà du fait quelle n'est qu'une convention. Pour le cigare, garder la bague était destiné à ce que les dames puissent fumer sans se brunir les doigts. La politesse ( du moins quand on s'en souciait) exigeait, avec l'hygiène, qu'on fasse comme elles. ensuite les cigares n'ont plus été fumés que par des hommes, et la coutume s'est perdue. A mon sens, même quand une norme est une convention, on doit être capable de la refuser, si elle nous semble incorrecte ou infondée: la politesse n'est pas de suivre toujours une norme, et de la violer quand on peut obtenir le même effet ( ici écrire à quelqu'un) sans dommage pour la personne (ici le dommage est l'intrusion indue dans la sphère privée : " bonjour" = " tu es disponible")
SupprimerDe même avec les autres règles de politesse, comme celle de l'écriture par lettre. Internet nous fait croire que nous sommes dans la rue, dans un espace public où l'on peut héler quiconque, à la manière dont les racoleurs et ceux qui font la manche vous abordent : " bonjour!" . C'est vrai que l'internet supprime des barrières privées qu'il y avait jadis quand on recevait une lettre : elle était cachetée, ou au moins collée, destinée à une seule personne. A présent, tout est quasiment public. Mêmes les e-mails personnels sont transférables, ou on peut les mettre en CC, et quand ils sont supposés privés, on ne sait jamais si votre correspondant ne va pas les copie à la ronde. Vous me direz qu'on pouvait en faire autant en copiant, ou photocopiant une lettre manuscrite. Mais c'était plus difficile.
Je fais partie des gens qui résistent à cette publicisation, voyeurisme, et demandent que, dans cet espace public , on respecte le privé. Je ne me fais pas trop d'illusions, et j'écris sur internet aussi, donc je me prostitue ( un peu ? beaucoup?) en blogant. Mais mon but est d'y installer les règles qui valent pour l'écrit. L'objectif est de résister à la destruction des règles de l'écrit par internet.
PS Je ne pensais pas être exaucé aussi vite. Je suis tombé sur un blog où l'on me traite, entre autres choses, de "petit philosophe franchouillard", "monsieur, qui me parait être d’une grande connerie " et de "vieux con de 60 ans"
RépondreSupprimerhttp://lelazor.blogspirit.com/archive/2014/02/25/le-petit-philosophe-franchouillard-2995661.html
Il y a, je crois, une pensée de Courteline appropriée à la circonstance.
L'auto-googlage (auto-gougeulisation?) est à pratiquer avec modération ... cela peut provoquer des ulcères!
RépondreSupprimerPlus sérieusement, pour vous qualifier de franchouillard il n'a même pas du lire l'article de wikipedia jusqu'au bout.
J'ai mis une alerte google sur les Moocs. La chose amusante est que beaucoup de posts renvoient à mon article de QSF. Il a plus été lu que n'importe lequel de mes articles de philosophie. Mes critiques à l'encontre des moocs semblent avoir provoqué la colère de beaucoup. Mais j'ignore si je peux en conclure que c'est que ces critiques sont justes, ou si c'est parce que tant de confusion règne sur ce sujet, ou si cela à un rapport avec le ton que j'ai pris. Quoiqu'il en soit je suis définitivement classé dans le camp des réactionnaires, ceux qui sont pour le labourage avec des boeufs alors que les autres ont des tracteurs.
RépondreSupprimerMonsieur le Professeur*,
RépondreSupprimerBibliothécaire en Normandie, je participe à l'organisation d'un "Festival Ados". Ce festival s'organise autour du théâtre, pour et par les ados, initié par la Compagnie du Préau. Parallèlement aux actions initiées par les ados, le Musée, le Conservatoire, la Salle de diffusion culturelle et les associations participent pour étoffer l'offre culturelle. La Médiathèque propose un atelier d'écriture. L'idée est d'adresser un message à l'adulte qu'ils deviendront. Dans ce cadre, je m'appuierai sur des textes variés et j'aimerais utiliser le vôtre.
Y verriez-vous un inconvénient ?
Cordialement,
La Dame de la Bibliothèque.
(Le choix pour signer les commentaires est très réduit. Il ne donne pas la possibilité d'indiquer son nom et son mail. Je ne souhaite pas les inscrire ici. Je viendrai donc lire votre réponse sur cette page.)
*Respect des consignes...
Madame
SupprimerMerci de ne pas m'appeler "Bonjour"
Vous pouvez bien sûr utiliser mon texte.
Vous me surprenez en disant que vous ne pouvez mettre votre nom sur les commentaires. Mais vous pouvez m'écrire à l'adresse qui est sur le le profil du blog.
bien cordialement
ange scalpel