On apprend l'entrée de Louis Forton dans la Pléiade, et on annonce qu'un premier volume des aventures de Bibi Fricotin va être publié dans la célèbre collection sur papier bible. Cette décision des éditions Gallimard ne laisse pas d'étonner. On se perd en conjectures sur ce qui a pu décider le fameux comité de lecture, qu'on compare souvent au Conclave, à rendre cet hommage inattendu à un auteur oublié , Louis Forton (1879-1934), créateur certes respectable de la Bande des Pieds Nickelés et de Bibi Fricotin, mais dont on ne peut pas réellement dire qu'il ait une place comparable à celle des hôtes de ce qui était, jusqu'à cette décision, le Panthéon littéraire. Le directeur de la collection, Hugues Pradier, ne déclare-t-il pas solennellement en ce 15.février 2014 dans le Temps : "Nous faisons le pari de la pérennité" ? Nous devons donc comprendre que les images de Bibi Fricotin sont, tel le temps selon Aristote*, l'image mobile de l'éternité immobile? On se perd en conjectures. S'est-on dit que maintenant que Drieu la Rochelle et Boris Vian en faisaient partie, tout était permis ? A-t-on voulu suggérer l'étonnante continuité qui existe, des fabliaux du Moyen Age à la prose d'un Feydeau ou d'un Céline pour la farce et la pantalonnade au sein de la littérature française ? A-t-on voulu, à travers Forton, rendre hommage au Septième Art et consacrer le fait que, pour la plupart des lecteurs aujourd'hui "lire" veut dire lire une BD ou lire un blog ( par exemple celui-ci)? Mais alors pourquoi pas Zig et Puce , Bicot , Spirou , Johan et Pirlouit , voire Buck Danny? Car personne ne peut dire que ces BD, et celle de Forton, valent réellement l'immortel Hergé ou le bienheureux E.P. Jacobs qui sont à la BD ce que Jean Ray et Hugo Claus sont à la littérature belge. D'autant plus qu'après Forton, les Pieds Nickelés de Louis Pellos ont bien mieux illustré la bande et son esprit que le fondateur avait pu le faire ( l'inverse eut lieu pour Bibi , qui devient totalement falot avec son repreneur Pierre Lacroix). Ou bien a-t-on voulu consacrer en l'auteur des Pieds Nickelés, qui sont, à la différence de Bibi, un authentique chef d'oeuvre de la littérature française, une preuve que l'esprit frondeur du Cardinal de Retz, l'esprit acide de la Rochefoucauld, l'humanisme pessimiste de La Bruyère, l'ironie de Voltaire existaient encore au vingtième siècle? A -t-on voulu consacrer dans les albums publiés par l'Epatant et les éditions de la Jeunesse Joyeuse les dignes successeurs de la NRF ou du Mercure de France? Mais alors pourquoi avoir choisi le recueil passablement niais et soporifique des friponneries de Bibi Fricotin , au détriment des Pieds Nickelés ? Et pourquoi ne pas rendre hommage à Wilhelm Busch, le créateur de Max et Moritz, deux fripons qui illustrent bien plus le talent littéraire que le pâle Bibi, flanqué après la seconde guerre de son acolyte colonial Razibus Zouzou ? A-t-on, en cette année de célébration de la guerre de 14, voulu rendre hommage à l'auteur de Les Pieds Nickelés s'en vont en guerre , qui célèbre la débrouillardise goguenarde du Français, auquel Jean Tulard, de l'Institut, a consacré un remarquable ouvrage ?
A-t-on voulu indiquer par là que , par delà les scandales financiers dont les journaux se font l'écho chaque jour depuis les débuts de la République, ce même esprit débrouillard pourrait encore, au temps du naufrage économique, moral et spirituel du pays, encore servir ? Je penche pour cette dernière explication. Quoi qu'il en soit, une telle décision est auto-référentielle. Elle montre que l'édition française n'a plus pour objectif que son propre sauvetage. Car on peut parier que la relecture , sous papier bible, avec des illustrations en couleur - et on peut imaginer les coûts d'une telle édition - de Bibi Fricotin boit l'obstacle , de Bibi triomphe vont redonner courage aux auteurs, qui verront qu'il n'est point besoin d'avoir un grand génie pour accéder à la Pléiade, aussi bien qu'à la masse des lecteurs francophones, qui comprendront que si la France a encore le pouvoir de publier, quasiment à perte, les oeuvres de Forton, elle a encore des forces de résistance inespérées.
* lire : Platon, voir commentaires
Étant entièrement d'accord sur le fond, je me permets de corriger un petit lapsus numérique dans le billet : la définition du temps comme "image mobile de l'éternité" est due à Platon en Timée 37d5 (εἰκὼ κινητόν τινα αἰῶνος) ; celle d'Aristote l'identifie au "nombre du mouvement selon l'antérieur et le postérieur" [Phys. IV, 11, 219b1-2]. Tout cela pour dire qu'on ne peut pas soupçonner le journal Le Temps de sympathies péripatéticiennes - à moins de pratiquer la συμφωνία chère aux néoplatoniciens de l'antiquité tardive !
RépondreSupprimeroups, merci , je ne corrigerai pas, pour laisser au lecteur le sel de mes erreurs. Comme Bibi, ma culture est réduite : sorti de Fenouillard, du Sapeur Camembert et de M. Vieux Bois, faut pas me pousser trop dans mes retranchements philosophiques
RépondreSupprimerPS j'ai trouvé dans le texte initial de mon billet une erreur plus grave ( et que j'ai corrigée à la différence de la première) que celle de confondre Platon et Aristote: j'ai écrit que Razibus apparaissait dans les années 30. C'est faux. Il apparaît en 1947, quand la bande est reprise par Pierre Lacroix.
RépondreSupprimerEn flanquant Bibi d'un compagnon noir, Lacroix n'innovait cependant pas, car Jijé avait créé en 1939 la bande dessinée Blondin et Cirage, où, comme son nom l'indique finement, le second personnage est aussi un petit noir. Le but était sans doute de réagir contre Tintin au Congo d'Hergé. L'influence du Voyage au Congo de Gide était peut-être passée par là.
La Pléiade a peut être raison: la densité historique du personnage de Bibi Fricotin est grande, et c'est peut être ce qui a conduit les directeurs de l'auguste collection à leur choix.