Au moment où sort, demain, The Grand Budapest Hotel
, les avis se partagent à nouveau entre ceux qui, comme moi, ne boudent pas
leur plaisir et trouvent encore une raison d’exprimer à nouveau leur admiration , et ceux qui ont peine à ne pas manifester leur irritation. Il n’y a qu’un point sur
lequel je partage celle-ci : le battage fait autour du film, les
cabotinages des acteurs, les interviews répétitives sont un peu too much, et la manière dont on veut
mobiliser les fans un peu à l’image des préjugés qui entourent Anderson et de ses
connexions avec le monde de la mode (publicités pour Prada avec
Léa Seydoux, pour Stella Artois, etc). Il faut bien faire de la promotion et
gagner de l’argent pour le prochain film, mais cette proximité avec le monde de
la mode tend à renforcer – à mon avis à juste titre- l’agacement des critiques et à propager
l’image même qui contribue à faire d’Anderson un auteur culte, mais aussi à
considérer sa production comme superficielle. Lui-même semble s’amuser à
entretenir cette image, avec ses costumes en velours vintage, ses cravates colorées et ses tweeds bien coupés qui le font ressembler à ses personnages.
Que reproche -t-on à Anderson ? Depuis
The Royal Tenenbaums (2001) un peu toujours les mêmes choses :
son esthétisme, son dandysme, son style
maniéré et kitsch, sa légèreté, qui s’exprime dans son univers de maquettes, de
maisons de poupée, de boîtes de Cornell,
de bande dessinée On enfonce le clou : Anderson raconte toujours les mêmes
histoires depuis Bottle Rocket– d’enfants
à la recherche d’un père, d’adultes incapables de grandir, de familles
décomposées, de frères et de sœurs sortis tout droit de chez Salinger – et vit
lui-même dans un monde d’enfants et d’adolescents
attardés, cramponnés à leurs collections de disques (en vinyle, nostalgie vintage oblige), à leurs marottes. Ses films tournent à vide au sein de ses propres
références, littéraires, filmiques, musicales
surtout (rock des sixties, chansons yéyé), son art du costume, bâti sur la
nostalgie (des années 60, des films de Cousteau, des aventures enfantines).
Certes il fait des mises en scène brillantes, son art de la camera (ses fameux
plans du dessus, ses ralentis), des couleurs (jaune et orange dans Moonrise, violet et rouge dans Grand Budapest), sa manie des détails,
qui font de chaque plan une sorte de peinture ou de miniature. Il maîtrise la
bande son comme personne. Il a son équipe d'acteurs inconditionnels, au premier rang desquels Bill Murray,Owen Wilson, Jason Schwartzmann. Mais, nous dit-on encore, il est trop, il en rajoute, et cela tourne au gimmick, au procédé. On joue avec ses films comme avec les albums
de Tintin, à chercher qui jouait dans quel film, quelle répartie il y avait
dans telle scène, et on aime autant ses méchants qu’on aimait jadis Rastapopoulos
ou Allan (de fait c’est à lui et pas à Spielberg, qui a complètement raté son
adaptation, qu’on aurait dû confier les
aventures de Tintin au cinéma). Rien de surprenant à ce que cet univers plaise aux
créateurs de mode, aux publicitaires, aux hipsters,
au collectionneurs, et aux snobs, qui sont devenus le public lui-même. Il est
sans substance, et – reproche fatal dans notre culture – il manque d’émotion,
il sent trop le calcul, et il est d’ailleurs efficace. Suprême insulte :
on dirait du sous Tim Burton.
On
doit effectivement convenir que les films de W.A. ont certaines de ces
caractéristiques. Son art fait partie globalement du genre kitsch, qui se
caractérise, comme le disait Hermann Broch, par l’obéissance à l’injonction «
Fais beau », plutôt qu’à l’injonction » Fais bien » et qui
reproduit mécaniquement des traits de l’art adulte pour les infantiliser (comme
le dit Roger Scruton, l’univers du kitsch est celui où c’est Noël tous les
jours. Mais on fait une erreur fondamentale sur Anderson quand on se contente
ainsi d’assimiler son univers et son style à celui du kitsch. Il est vrai qu’il
use d’un matériau kitsch ,un peu comme Burton reprend les héros de BD
comme Batman ou Tarantino les Pulp
fictions. Certes chez Anderson ce sont les chansons rock des sixties, et
particulièrement des Stones, des Kinks, les Peanuts, les dessins de Norman Rockwell.
Mais le spectateur attentif notera aussi qu’il est capable de construire un
film entier – Moonrise - sur la
musique de Britten, qui n’est pas particulièrement kitsch. Il notera aussi que
tous ses films ont une dimension morale, voire moraliste ou même puritaine, qui
n’existe pas dans les films kitsch de Burton ou de Tarantino. Les personnages
sont à la recherche de la rédemption, ils sont liés entre eux par des fidélités, des
amitiés, et des sentiments profonds. Ils ont une moralité enfantine, mais au
sens où ils conservent leurs sentiments moraux enfantins, leur respect des
promesses. A la différence des personnages des comédies hollywoodiennes que
prisent tant Stanley Cavell et ses thuriféraires, ils ne cherchent pas à se
perfectionner, à devenir meilleurs. Ils cherchent seulement à trouver le ton
juste dans leur existence. Ils sont tout le contraire de sceptiques
wittgensteiniens qui auraient le sens du fait qu’on ne peut pas creuser plus
loin et que la pelle doit s’arrêter quelque part. Car ils croient aux valeurs
morales, ce sont des cognitivistes moraux. Le kitsch est la confusion du beau
et du bon. Mais Anderson ne les confond pas. Il met ses machines au service de
valeurs éthiques. Grand Budapest en ce sens est un film sur l’amitié au moins
autant que sur la fin d’un monde. Zéro reste dans l’hôtel délabré par amitié
pour Gustave, par respect pour Agatha, la jeune fille qu’il aimait. Ivan vient secourir
le concierge par amitié. On me répondra que le kitsch n’exclut pas la
mièvrerie, que la morale peut bien tourner au moralisme. Mais ici Anderson a d’autres armes pour les désamorcer : l’humour
et l’ironie : pas un de ses plans qui ne soit pas un sorte de chausse
trappe, de clin d’œil. L’ironie peut être la manifestation de l’incrédulité
face aux valeurs. Mais elle peut aussi être menée par un écrivain ou un artiste
au nom même des valeurs. Tout le
contraire d’un ricanement aidé par le burlesque et le loufoque. Dans Grand Budapest W.A. combine cette histoire personnelle avec
celles d’un monde qui finit, et dont il suggère que c’est aussi le nôtre. Voilà
pour la substance et le sérieux. Pas un immense « message », mais le
contraire d’un jeu autoréférentiel.
Les critiques du Monde demandent : »Si
le film est vraiment inspiré de Stephan Zweig, pourquoi est-il dénué d’émotion alors que Zweig est un romancier des sentiments?
S'il se passe avant-guerre pendant la montée du nazisme, pourquoi est-il si peu historiquement fidèle? Mais d’abord pourquoi un film inspiré d’un écrivain devrait-il hériter des
propriétés de l’œuvre qui l’inspire ? Ne peut-il utiliser son matériau (
et Zweig est kitsch au même titre que les BD), et pourquoi devrait-il
reproduire le ton cucul et sentimental de la
confusion des sentiments, ou de 24
heures de la vie d’une femme, qui ont encore du succès de nos jours parce qu’ils
ressemblent en effet à du Marc Lévy ou de l’Anna Gavalda . Et ensuite, il est faux
que ces films soient sans émotion. Ce n‘est pas parce que l’on n’exprime pas bruyamment
ses émotions qu’on n’en a pas. Ce n’est pas parce qu’on fait ses films comme
des albums pour enfants qu’on est un enfant. Il y a des gens réservés, discrets,
qui ne veulent pas déranger. On me dira qu’on n’a pas besoin, si on est
cinéaste, de faire ce genre de films, et qu’il vaudrait mieux, à tout prendre,
imiter Bresson ou Rhomer. Mais pourquoi
faudrait-il les imiter ? Pourquoi ne serait-on pas sérieux tout en
pouffant comme Max et Moritz ? Voilà pour l’émotion.
Et pourquoi le Grand Budapest hotel devrait-il ressembler à la liste de Schindler ? Anderson parle d'une certaine époque, mais il se contente d'y faire allusion. Ses personnages sont dans une sorte d'éternité, comme ceux des romans. Pourquoi devrait-on être historique? Les critiques vont-ils protester que ses films ne sont pas assez fidèles à la réalité historique le jour où il adaptera Guerre et paix?