Basilica del Redentore, Venezia |
Le mot que les intellectuels d'aujourd'hui ont sans cesse à la bouche, c'est qu'ils sont des sauveurs. Que ce soit en restaurant des valeurs d'ordre ou en préparant la révolution, ils viennent tous « sauver le monde ». C'est là peut-être ce qui les oppose le plus profondément au véritable intellectuel, lequel tâche à penser correctement et à trouver la vérité, sans s'occuper de ce qui en adviendra pour la planète. Cette manie du sauvetage est un effet direct de la démocratie, en tant que celle-ci est l'âge du moralisme. Déjà en 1855, Taine croyait devoir écrire : « Depuis le Génie du Christianisme, chaque doctrine s'est crue obligée d'établir qu'elle venait... sauver le genre humain. Elle s'est défendue avec des arguments de commissaire de police et d'affiche, en proclamant qu'elle était conforme à l'ordre et à la morale publique et que le besoin de sa venue se faisait partout sentir. » Et, en effet, nous ne voyons plus les intellectuels donner à l'intelligence que l'ordre d'obéir. Ceux de droite prononcent qu'elle doit rester dans les limites qu'exige l'ordre social, que si elle se laisse conduire par la seule soif du vrai sans attention aux intérêts de l'État, elle n'est qu'une activité de sauvage. Ceux de gauche pensent tout de même. L'un d'entre eux blâmait récemment l'Histoire de France depuis la guerre de Jean Prévost parce qu'il y a des matières, paraît-il, où l'impartialité est criminelle. Le premier devoir de l'esprit est de « servir la cause ». Les intellectuels d'aujourd'hui entendent être des apôtres et être ainsi les vrais intellectuels. C'est le suicide même de l'intellectualité.
Julien Benda, "Clercs sauveurs", Précision , 1937
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