Croquis parisien
Quand Minnie Filantin perdit son mari Jean-Marc,
elle se retrouva bien désoeuvrée. Elle s’était occupée de lui toute sa vie,
faisant ses repas, sa blanchisserie, ses déclarations d’impôts, lui épargnant
les soucis qu’un penseur, selon elle, n’avait pas à subir. Il ne s’en plaignait
pas non plus. Le mari en question était
un professeur de philosophie, maître de conférences à la Sorbonne. Il avait été
recruté juste après avoir passé l’agrégation en 1968, année où il suffisait de
se présenter, à l’époque où l’on hélait les étudiants dans les couloirs des
facs pour les nommer assistants, tant l’augmentation des populations
estudiantines obligeait à recruter à la hâte. Il avait, comme tous les anciens
khâgneux, des facilités pour écrire des dissertations (c’était même à peu près
tout ce qu’il savait faire). C’est pourquoi on lui confia le soin, dans ce qui avait
cessé de s’appeler « Faculté des lettres » et avait pris le nom technocratique
d’« Unité de formation et de recherche », de préparer les agrégatifs de
philosophie à cet exercice mystérieux aux débutants, et pour lequel il fallait
quelques hiérophantes, de la dissertation. Pendant une vingtaine d’années, le
mari de Minnie s’acquitta excellemment de cette tâche, sans qu’on sache si vraiment
le mérite lui en incombait, étant donné que ses étudiants étaient pour l’essentiel
des khâgneux qui maitrisaient déjà la rhétorique de la dissertation de
philosophie. Il suffisait de corriger les copies, de proposer quelques plans et
explications de texte, le tout avec le brio et le clinquant que les étudiants
et leurs jurys attendaient dans ce concours. Il avait un plan type pour
n’importe quelle dissertation, qui commençait par quelque thème pris à
Descartes ou Platon, puis traversait
quelque crise sceptique avec Nietzsche ou Hume, et revenait finalement à quelque
position critique et modérée empruntée le plus souvent à Kant, au pire à
Husserl, pimenté de quelques suggestions heideggeriennes poétisantes, mais pas
trop appuyées pour ne pas trop choquer un jury républicain malgré tout. Cela
marchait aussi bien qu’il s’agisse de la nature de l’être ou de la connaissance
ou de la mort et du destin, que sur des sujets de morale ou de politique. Il
suffisait de combiner les thèmes et les auteurs, un peu comme quand on fait une
réussite. Mais une fois toutes ces
années passées comme répétiteur, cet assistant, devenu maître- assistant, puis
« maître de conférences » – il
avait été promu à l’ancienneté comme tous ses collègues- se retrouva obligé de se conformer à la règle
que tout universitaire est censé suivre : passer sa thèse et la publier,
ce qui lui aurait permis de postuler à un poste de professeur et d’actualiser
son entéléchie académique. Il avait bien inscrit jadis un sujet de thèse d’Etat
sur Spinoza et les affects (à l’époque tout le monde ou presque faisait une
thèse sur Spinoza, aimé autant des marxistes que des historiens traditionnels),
mais comme il avait consacré son temps à ce sacerdoce de la dissertation et de
la correction de copies, il n’avait guère progressé. De plus comme son
département sorbonnal n’acceptait pas à l’époque les nominations comme professeur
des personnels locaux, passer une thèse aurait impliqué qu’il postulât à un
poste de professeur dans quelque lointaine province, et donc de faire du train,
aller dormir à l’hôtel dans des draps humides, manger solitairement face à des
représentants de commerce le menu touristique dans des restaurants dont la déco
datait des années 60 et dépenser en vain de l’énergie et de l’argent pour se
retrouver au milieu de collègues jaloux et imbéciles, face à des étudiants
veules et tire au flanc, tout cela en attendant un très hypothétique retour à
son université d’origine. Jean-Marc préféra donc être valet à Paris que
seigneur en Province, se disant que de toute façon il progresserait dans
l’échelle des salaires automatiquement, et même sans doute gagnerait plus que
s’il avait eu à voyager en train vers l’Auvergne, les Alpes ou le Languedoc.
C’était d’autant plus sage que le couple Filantin habitait Place Maubert, dans un appartement
modeste mais bien situé, au-dessus du marché et du métro. Jean –Marc n’avait
qu’à remonter la rue Saint Jacques pour aller à la Sorbonne, comme l’on voyait jadis le faire tous les matins dans les années
cinquante l’illustre Gaston Bachelard, qui habitait le même immeuble. Filantin
s’était rabougri dans cette tâche morose de préparateur à l’agrégation, et y avait terminé sa carrière grisâtre, se
contentant d’avoir écrit quelques préfaces à des éditions scolaires d’Auguste
Comte ou de Hegel. Minnie avait vécu
dans son ombre dans cette vie tranquille et ancillaire, sans voir les années
passer. On allait rue Monge acheter du fromage chez Le Lann face aux Arènes de
Lutèce, se balader au Labyrinthe du Jardin des plantes, ou chez les
bouquinistes, et quand le dimanche s’annonçait sans nuages, on poussait jusqu’à
la rue de l’Echaudé Saint Germain pour voir le décervelage. Le couple avait,
comme l’avait noté Raymond Aron dans L’opium
des intellectuels au sujet du train de vie des professeurs, assez pour avoir une 204 et un petit
garage. Cela permettait de pousser l’été jusqu’en Bourgogne ou au Cotentin, mais
pas au-delà, sauf une fois où une ancienne étudiante de Jean-Marc, riche
brésilienne, l’avait invité avec sa femme à Rio, où il fit, face à quatre
étudiants et deux collègues qui ne parlaient pas un mot de français, une
conférence sur Auguste Comte. Minnie et lui purent se promener par une chaleur
torride à Copacabana sans se faire agresser.
Mais à présent qu’elle se trouvait seule,
que faire ? La retraite de son mari lui permettait à peu près de vivre,
elle avait un logement. Elle décida, un peu en hommage à Jean-Marc, mais aussi
par curiosité, de commencer des études de philosophie, n’ayant jamais vraiment
eu l’occasion de savoir exactement ce dont il retournait. Mais elle n’allait tout
de même pas, à son âge, suivre un cursus, passer des examens. Heureusement la Sorbonne
voisine tolérait les auditeurs libres. On lui avait dit que Paris IV,
l’ancienne université de son mari, était plus « à droite » que Paris
I, réputée gauchiste et moins classique. Cela lui sembla un gage de sérieux. On la vit donc arpenter les couloirs aux
parquets disjoints et aux odeurs âcres de désinfectant de Paris IV et se poser,
avec un cahier Clairefontaine et un bic, sur les inconfortables bancs des
amphithéâtres Milne-Edwards ou Guizot, des anciennes bibliothèques transformées
faute de place en salles de séminaire. Elle montait péniblement l’escalier E
jusqu’au deuxième étage, croisant des étudiants affalés sur des bancs, fumant cigarette
sur cigarette qu’ils écrasaient sur le plancher faute de pouvoir aller dans une
cafeteria (une fois, un incendie se déclara, qui avait laissé les murs
noirâtres pendant des années, avant que l’administration de l’université se
souciât de faire repeindre). Elle suivit des cours variés de licence, tantôt sur
Descartes, tantôt sur Plotin, Schleiermacher ou sur les théories contemporaines
de la justice. Elle fuyait les cours d’agrégation, pour ne pas y croiser le
fantôme de son défunt mari, et parce qu’ils lui semblaient trop difficiles. Elle
ne comprenait pas grand-chose, à part que chez Descartes la preuve de Dieu a
priori était moins importante que celle par les effets, que Plotin
annonçait Schelling (ou l’inverse), que Jamblique était plus profond que
Proclus, et Rawls que Sandel. Elle s’ennuyait ferme, et avait du mal à prendre
des notes, mais se rassurait en voyant qu’elle n’était pas la seule, les autres
étudiants pour la plupart passant leur temps sur leur ordinateur portable,
écran relevé, masquant le fait qu’ils surfaient sur internet sans écouter
l’enseignant, qui d’ailleurs lui aussi lisait sur son ordinateur et souvent
passait des power point, si la salle
avait les équipements suffisants. Les professeurs plus âgés n’avaient pas
encore pris ces habitudes délétères, et arpentaient à l’ancienne une étroite
estrade en bois en débitant leur propos de manière monocorde ou bien prenaient
des allures théâtrales, un peu comme le professeur de philosophie gentilien qui
déplie la dialectique de l’Etat et de l’Eglise qu’elle aurait pu reconnaître si
elle avait vu l’Amarcord de Fellini.
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Amarcord, lezione di filosofia
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Mais Minnie Filantin avait beau être assidue et attentive, elle s’ennuyait
ferme. Elle prit son courage à deux mains : elle franchit le Rubicon de la
cour pavée de la Sorbonne qui séparait les deux universités et fréquenta plutôt
les cours de l’UFR de philosophie de Paris I, s’essayant d’abord à un cours sur
Spinoza, puis, n’y comprenant rien à ces histoires de modes et d’attributs
d’une unique substance divine, alla suivre un cours sur la morale provisoire de
Descartes, dont il ressortait qu’elle n’était pas aussi provisoire que çà. Il
fallait sans cesse noter des dates, faire référence à d’obscures éditions
savantes, expliquer mot à mot des textes latins ou allemands. Son ennui n’était
pourtant pas fruit de sa morne incuriosité : au contraire elle eût aimé
savoir de quoi elle était curieuse. Elle se laissa porter vers un cours plus
échevelant, qui portait sur « le retour du réalisme ». Elle ne
comprenait pas trop pourquoi il était parti et faisait retour, mais elle y
apprit qu’il y avait toutes sortes de réalismes, et qu’il ne fallait surtout
pas prendre le réalisme pour une position métaphysique, et que le réalisme spéculatif et le réalisme contextuel
étaient les seules positions correctes. Elle se perdit un peu dans les noms,
apprenant qu’étaient réalistes les auteurs d’ouvrages dont l’un traitait du
clitoris comme réel caché, un autre lui apprenait que « L'homme est cet
accident d’automobilité que provoque une panne d'essence », un autre
encore que le réalisme oblige à poser l’absolu, qui est contingence, et un
autre derechef défendait un non-réalisme, conséquence de la non-philosophie.
Elle fut plus attirée par des cours qui prônaient différentes formes de
libération : des femmes, des animaux, de la nature sauvage, des malades
mentaux, des pauvres, des déviants, des immigrés, tous opprimés par des
dispositifs sociaux impitoyables et des idéologies réactionnaires. Dans chacun
des cas, il lui était vivement conseillé de lire les ouvrages qu’écrivaient les
professeurs qui donnaient ces enseignements, qu’elle pouvait trouver chez Vrin,
place de la Sorbonne, une librairie qu’elle connaissait bien puisque les Méthodes pour la dissertation de
Jean-Marc Filantin y était encore en vente.
Minnie avait beau être assidue à tous ces
cours, non seulement elle n’y comprenait goutte, mais elle se sentait victime
des quolibets des autres étudiants, du fait qu’elle n’était qu’auditrice libre
et qu’elle ne partageait pas les mêmes codes vestimentaires (elle n’avait ni
piercing ni tatouage). Mais elle faisait plus ou moins partie des meubles, et
les appariteurs à l’entrée de la Sorbonne ne lui demandaient même plus sa carte
d’auditrice. On l’avait baptisée « La Filantine ». Elle chercha
néanmoins à changer de crèmerie, soupçonnant que Paris pouvait, en matière de
philosophie, procurer des mets plus relevés que ceux qu’elle pouvait consommer
dans la vénérable Sorbonne.
Quand elle réalisa qu’il existait un
Collège de France, juste au-dessus de la Place Maubert, et que sa devise était d’enseigner la recherche
« en train de se faire », et que c’était une institution libre
d’accès au public, Filantine fut ravie. L’institution de la rue des Ecoles
dispensait un enseignement dans tous les domaines (docet omnia), et certains cours de littérature ou d’histoire
attiraient de vastes foules, mais ceux qui étaient donnés en philosophie étaient
relativement réduits : seuls deux professeurs y officiaient. Filantine les
suivit et s’installa au fond d’amphithéâtres confortables. Mais elle n’y
comprit pas un traître mot, et n’écouta que deux ou trois séances. L’une traitait de la philosophie de l’action et de
la volonté chez les médiévaux, l’autre des essences et des espèces naturelles. L’année suivante
un autre professeur fut nommé, qui traita de « dossiers mentaux ». Elle réalisa que tout cela était de
la philosophie analytique, dont les autres étudiants de la Sorbonne lui avaient
dit qu’il fallait se garder comme de la peste. Comme elle se trouvait tentée,
un jour, d’écouter une conférence sur l’herméneutique, un autre étudiant lui
dit qu’il fallait s’en garder comme du choléra. Entre peste et choléra elle ne
voulut pas choisir et chercha un autre havre philosophique.
Elle réalisa alors que si elle suivait
la rue des Ecoles pour ensuite remonter la rue de la Montagne Sainte Geneviève,
juste derrière chez elle, elle pouvait accéder à l’ancienne Ecole
Polytechnique, où se trouvaient les locaux d’un autre Collège, le Collège
international de philosophie, qui semblait mieux correspondre à ses attentes.
L’accès était libre, et la philosophie qui s’y enseignait promettait de l’être
aussi, comme le détaillaient de luxueuses brochures proposant des séminaires de
« directeurs de programme ». Les sujets semblaient tout aussi
obscurs qu’à la Sorbonne ou au Collège de France mais plus ouverts :
« Lieux et figures de l’altérité », « Parcours du
politique », « Du naturant au naturé », « Dictature et
décolonialisme » ou « Géographie de la psychanalyse » et
promettaient de parler de Ruyer, Simondon, Arendt, ou d' auteurs que Filantine trouvait plus excitants
que les éternels Descartes, Plotin, Spinoza de la Sorbonne. Las ! Elle
essaya de suivre quelques séminaires, mais la plupart consistaient en des logorrhées
solitaires, où le directeur de programme bafouillait, dans un jargon
pesant, des thématiques dont elle commençait à comprendre qu’elles revenaient
souvent, mais dont elle n’arrivait pas à voir en quoi elles la concernaient
directement. Comme elle eut le courage un jour de le dire à l’un des directeurs
de programme, elle aurait aimé que ces questions lui parlent. Il lui fut
répondu, de manière glaciale, que ce n’était pas l’affaire du Collège
International, qui visait à produire lui aussi, et bien mieux que les autres
institutions de la Montagne, une recherche « en train de se faire ».
Elle remonta un jour la rue Saint Jacques
jusqu’à la rue Gay-Lussac, fit quelques centaines de mètres, et se retrouva
devant l’Ecole normale supérieure. L’endroit était intimidant, car une plaque
au-dessus de l’entrée disait que c’était une création de la Convention. Il
était plus difficile d’y accéder aux séminaires, qui étaient souvent fermés, ou
si confidentiels que sa présence muette mettrait mal à l’aise. Mais par chance
l’Ecole organisait souvent des rencontres, des journées, où le public non
étudiant était souvent bienvenu. L’une d’elle était les « Mardis de la
pensée ». Tous les mardis soir, on invitait un grand penseur dans la salle
Dussane, qui avec ses fauteuils de velours rouge ressemblait plus à une salle
de cinéma qu’à un amphi. Le penseur « intervenait » pendant quarante-cinq
minutes, puis était soumis à une « reprise » tout aussi longue par le directeur des
rencontres, qui résumait ce que le conférencier avait dit, fort
heureusement car la plupart des auditeurs, tout comme la Filantine, n’avaient
rien compris, ni ne pouvaient vérifier si le résumé était fidèle. Cela n’avait
aucune importance, car il suffisait que la parole « circule ».
Certains étudiants étaient très assidus, car il suffisait qu’ils assistent à la
séance pour avoir leur examen, ce qui était tout de même une manière plus
élégante de rémunérer la présence estudiantine que les allocations offertes
quelques années auparavant par le Recteur de l’Académie de Créteil aux classes
dont les élèves renonceraient à l’école buissonnière.
Filantine eut à l’Ecole normale encore
plus l’impression de renfermé et de cénacle qu’à la Sorbonne. Un séminaire
faisait exception, qui attirait des foules.
Mais il se passait en longs monologues d'un Maître sur les mathématiques, l’infini
et la psychanalyse, écoutés religieusement par des auditoires muets, qui
contemplaient des hiérarchies d’infinis comme jadis celles des anges du Pseudo Denys l’Aréopagite.
Là encore il lui manquait la clef, ou peut-être plus simplement le désir
d’adhérer sans comprendre.
Elle décida
alors de se laisser porter au gré des événements, sans s’attacher à un lieu de
savoir particulier. Fort heureusement, le Quartier Latin ne cessait d’en
organiser, tantôt au Collège des Bernardins, un établissement catholique proche
de la Seine, et pas loin des lieux où Abélard avait eu ses malheurs, tantôt sur
l’autre rive du fleuve, au Centre Pompidou, à la Bibliothèque nationale de
France ou encore dans quelque librairie. Mais surtout, elle put assister à des
« Nuits de la philosophie », ouvertes à tous les publics, où
défilaient des penseurs qui traitaient, en vingt minutes, à trois heures du
matin, du sujet de leurs derniers livres. C’était, malgré l'heure, bien plus reposant que des
cours, même si les sujets n’étaient pas très différents de ceux qu’elle avait
rencontrés à la Sorbonne, et qui éveillaient en elle quelques échos: comment
les femmes, les gays et les lesbiennes avaient été exclus de la philosophie à
travers les siècles, la vulnérabilité des victimes et des malades, la nécessité
du care, la race et le genre, les
cyber-menaces et les dangers du biopouvoir.
Elle se sentit de la sympathie pour Hypatia, et de l'empathie pour Mary Wollstonecraft. Beauvoir devint sa guide spirituelle: elle ressortit de sa commode son vieux turban et l'une de ses vieilles robes de jeune fille rangée, ce qui fit le plus bel effet au milieu des jeans déchirés et des tee-shirts à l'effigie de l'auteur du Deuxième sexe. Elle reçut dans ces rencontres des publicités pour des colloques et des festivals de philosophie qui avaient lieu dans des endroits attrayants : des rencontres à
Monaco ou à Chassagne-Montrachet, où l’on croisait des princesses et des retraités
venus écouter en buvant des vins fins les vedettes de la philosophie qu’on entendait aussi sur les
chaînes U-Tube ou à la télé, comme de fameuses pleureuses siciliennes qu'on voyait sur tous les écrans.
Elle s’était finalement acheté un
ordinateur et écoutait force podcasts.
Elle alla une fois, en prenant le train, à Caen écouter les leçons de philosophie
populaire d’un célèbre bateleur. La foule y était dense, venue, comme jadis à un comice, de tous les
coins du Calvados, avide de liberté et convaincue d’avoir affaire à des pensées
rebelles. A la sortie, un présentoir étalait les livres du bateleur et ses
cassettes à réécouter chez soi. La philosophie, disaient les organisateurs de
ces événements, rejoignait l'âme du peuple, elle parlait enfin aux gens, après avoir
été si longtemps l’apanage des élites. Mais quand on passa une interview d'une célèbre académicienne sous les dorures de l’Institut avec une
épée de Jedai fluorescente, elle se demanda si le peuple avait été convié . Elle fut même tentée d’acheter un billet pour une croisière sur le Nil sur
le thème du care, animée par des
philosophes du Figaro et de Philo
Magazine. Mais elle y renonça, car on annonça qu’au dernier moment tous les
intervenants s’étaient décommandés à la suite d’attentats place Tahrir.
La crise du Covid arriva. Comme tout le
monde, Filantine se terra dans son petit appartement, n’osant plus aller
acheter ses fromages de peur qu’ils ne contiennent des vers contaminés,
regardant les commerçants avec un œil soupçonneux dès qu’ils toussotaient. Elle
refusa de se faire vacciner car l’un des professeurs lui avait dit que c’était
céder au biopouvoir. Elle se mit à passer son temps sur internet et les réseaux
sociaux, où s’étaient reportés tous les événements philosophiques qu’elle suivait
jadis dans les salles du Quartier latin, devenues des léproseries covidées. Au
début, il était pénible de voir des vidéos d’individus mal fagotés, blêmes sous
les projecteurs et bafouillants. Mais peu à peu un marché de podcasts
philosophiques se constitua sur internet, et l’offre devint pléthorique. Il y
avait bien plus de choix que quand Filantine devait arpenter ce petit triangle
enchanté qui va du Boulevard Saint Germain aux Gobelins et s’arrête à l’Ouest
au Luxembourg. Il n’était plus nécessaire d’essuyer les regards goguenards des
étudiants qui la trouvaient ringarde et la snobaient. Elle avait enfin trouvé
son cyber-espace philosophique, échangeant sans cesse des tweets et des posts pour dire du mal de tel ou telle,
et pouvoir pouffer électroniquement comme on ne le pouvait plus dans les salles
de cours. Les colloques disparurent, et même les séminaires, et l'on zooma
vingt-quatre heures sur vingt-quatre. C’était commode : quand on s’ennuyait,
il n’était plus nécessaire de réprimer un baillement, il suffisait de
désactiver sa camera, et personne ne vous voyait vous absenter. L’actuel avait
laissé la place au virtuel, le réel à l'abstrait, l'idéal au social, et la vie philosophique (et la vie tout court) s’était
transportée sur les écrans, les i-phones et les tablettes. Pour échapper à cette cyber-solitude, elle acheta au marché aux fleurs, bravant les conseils de ses cours d'éthique animale, une perruche, dont on lui assura qu'elle récitait des pensées de Pascal. Mais l'animal, rétif, se contentait de bruire à sa manière usuelle.
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Cherchez Loulou
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Seuls les rêves pouvaient tenir lieu de
voyages. Dans les canicules de l’été, dans son petit appartement étouffant de
Maubert, Minnie rêva que le roi de Suède, un vrai gentleman, lui faisait cadeau
de ses palais, où elle pourrait organiser des rencontres philosophiques, où le
Tout Paris qui se pressait jadis sur les bords de la Seine allait pouvoir se
transporter sur Stadsholmen. Une musique de jazz montait des rues et des caves,
et Minnie entendait la voix syncopée de Cab Calloway :
She had a dream about the King of Sweden
He gave her things that she was needin'
He gave her a home built of gold and steel
A diamond car with platinum wheels
Hidee hidee hidee hi
Whoah
Hee dee hee dee hee dee hee
A hidee hidee hidee ho
Poor Minnie