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dimanche 25 septembre 2022

LES ROYAL WINDSOR et TENENBAUMS

 


      Il m'avait complètement échappé que le film de Wes Anderson The Royal Tenenbaums était en fait une parodie de la famille royale britannique. Le titre français "La famille Tenenbaum" en effaçant "Royal" manque parfaitement cette connotation.

       Pour la première fois Wes Anderson présente sur son affiche les personnages comme pour une photo de famille, comme il le fera par la suite dans presque tous ses films. On a affaire à une galerie, exactement comme les photos de la famille royale Windsor

                                                                      The royal Windsor


  C'est le style  de tous les portraits royaux depuis des siècles 


     Mais aussi des photos de classe 

                                 



         Il y a une énorme différence entre cette dernière photo et celle des Windsor, mais aussi des Royal Tenenbaum . Les enfants à l'école ne sont pas là par les liens du sang, mais le hasard, aidé par les déterminismes géographiques , sociaux et économiques.  C'est une photo d'école publique. Il s'agit de l'Ecole du Cap d'Antibes, laïque et obligatoire. Autour il y avait des villas, des résidences luxueuses. Leurs enfants allaient dans des écoles privées, pas dans celle là. 
        Les Royal Tenenbaum du film peuvent, comme les Windsor, se prendre pour une sorte de dynastie, leurs enfants sont géniaux, mais comme les Windsor ils sombrent misérablement dans le monde 
commun: divorces, échecs, drogue, tentatives de suicide. 
         Les analogies abondent ente le film d'Anderson et le roman photo ou la série télé des Windsor: mariage de Etheline avec un noir, Danny Glover en écho à celui de Harry avec Megan , Margot Tenenbaum enfant adoptée et malheureuse en mariage ( avec Raleigh Saint Clair comme Doddy el Faied) comme Diana, enfants géniaux comme William et Harry , raté comme Eli Kash en double du prince Andrew, fils sportif comme Richie parallèle de Charles joueur de polo, et à défaut d'être amoureux. Royal lui même est une sorte de Queen Mother dépensière et fofolle.  Jusqu'aux uniformes de marins dans la scène fameuse où Margot descend du bus en manteau de fourrure, attendue par Ritchie. Les Windsor sont sans cesse entourés d'uniformes. L'accident que provoque Eli Cash n'est pas sans rappeler celui dans lequel Lady Di meurt en 1997.
 
         


       L'obsession d'Anderson pour les chansons des Rolling Stones est un clin d'oeil à la Britishness.  L'hotel dans lequel Royal échoue comme portier indique clairement que tout roi qu'on est on peut subir des retournements du sort, comme ne cessent de nous en montrer les tabloïds et Gala sur le thème "Pauvre petite fille riche". La famille Tenebaum a aussi un serviteur indien, reste de l'empire britannique.

 On me dira que Ritchie est inspiré de Borg, pas de Doddy el Faied.Que Sherman est inspiré par Koffi Annan. Qu' Etheline est plutôt l'équivalent d'Elisabeth II. Que Diana n'a jamais écrit le moindre livre. Qu 'Eli Cash n'est pas de la famille, et qu'il n'y a pas de Dudley Heinsbergen chez les Windsor. Que l'inspiration d'Anderson est plus proche de Salinger que des Forsyte de Galsworthy. Que le New York des Royal Tenenbaum n'est pas le Londres des Windsor. Que leur maison n'est pas un Buckingham. Certes.Mais le récit de la splendeur passée d'une famille (comme celle des Amberson que Anderson reprenait d'Orson Welles ) est bien le lien qui unit les deux sortes de Royals. 
     Et Royal lui même finit, comme le Duc Philipp d'Edimbourg , enterré dans sa Jeep.
 


          


samedi 10 septembre 2022

CHANGER DE CREMERIE


La crèmerie pataphysique, voir ici même L'esprit des lieux

  Post scriptum à "philo à vau l'eau"


 Longtemps je n'ai pas compris l'expression "changer de crémerie". Je croyais que cela voulait dire changer de fromager, aller acheter ailleurs ses comtés, ses Saint nectaire, ses fourmes, ses vacherins,ses livarots, ses Pont l'évêque, ses cantals, ses selles-sur cher, ses crèmes fouettées, ses fontainebleau, ses crèmes liquides, ses marscarpone , ses crèmes anglaises et bavaroises. Je n'ai compris que récemment qu'une crèmerie était aussi jadis, surtout à Paris, un établissement populaire, peut être attenant à une marchand de fromage où l'on consommait des soupes et des repas bon marché. C'est ainsi que Folantin, dans A vau l'eau " continua à rôder par les cabarets, par les crémeries ". On en change souvent parce que les menus y sont peu variés, et la nourriture de piètre qualité.Le personnage de Huysmans en fait passe son temps à changer de crèmerie, à la recherche du bon marché de qualité. 
 
 
 

Mais les crèmeries ont bien changé. Ce ne sont plus des BOF.
    
 
 
"Il s’entêta ; « à force de chercher, je trouverai peut-être », et il continua à rôder par les cabarets, par les crémeries ; seulement, au lieu de se débiliter, sa lassitude s’accrut, surtout quand, descendant de chez lui, il aspirait, dans les escaliers, l’odeur des potages, il voyait des raies de lumière sous les portes, il rencontrait des gens venant de la cave, avec des bouteilles, il entendait des pas affairés courir dans les pièces ; tout, jusqu’au parfum qui s’échappait de la loge de son concierge, assis, les coudes sur la table, et la visière de sa casquette ternie par la buée montant de sa jatte de soupe, avivait ses regrets. Il en arrivait presque à se repentir d’avoir balayé la mère Chabanel, cet odieux cent-garde — « Si j’avais eu les moyens, je l’aurais gardée, malgré ses désolantes mœurs », se dit-il."
 
Aujourd'hui les crèmeries parisiennes sont devenues chics, elles sont fréquentées par des new-yorkais surtout qui adorent les boutiques néo-françaises ( C'est si bon charcuterie, The Paris baguette). J'y allai une fois avec Davidson. Il y avait de la charcuterie en entrée, puis un steak frites, comme si c'était exotique, mais de bonne qualité. On pouvait aussi manger une sorte de hamburger végétarien (on était à l'époque la vache folle). Pour qu'Américain ne soit pas dépaysé à Paris, ces boutiques newyorkaises ont élu domicile dans cette capitale exsangue et décadente.
 
Folantin s'était déjà aperçu de cette américanisation:
 
"Dans dix ans d’ici, les brasseries et les cafés auront envahi tous les rez-de-chaussée du quai ! Ah ! Décidément Paris devient un Chicago sinistre ! » Et, tout mélancolisé, M. Folantin se répétait : « Profitons du temps qui nous reste avant la définitive invasion de la grande muflerie du Nouveau Monde ! »" 
 
La crèmerie n'est pas le bouillon, mais a des affinités.

"Puis il essaya de se concentrer, de prendre de l’intérêt aux moindres choses, d’extraire de consolantes déductions des existences remarquées près de sa table ; il alla dîner, pendant quelque temps, dans un petit bouillon près de la Croix-Rouge. Cet établissement était généralement fréquenté par des gens âgés, par de vieilles dames qui venaient, chaque jour, à six heures moins le quart, et la tranquillité de la petite salle le dédommageait de la monotonie de la nourriture. On eût dit des gens sans famille, sans amitiés, cherchant des coins un peu sombres pour expédier, en silence, une corvée ; et M. Folantin se trouvait plus à l’aise dans ce monde de déshérités, de gens discrets et polis, ayant sans doute connu des jours meilleurs et des soirs plus remplis. Il les connaissait presque tous de vue et il se sentait des affinités avec ces passants, qui hésitaient à choisir un plat sur la carte, qui émiettaient leur pain et buvaient à peine, apportant, avec le délabrement de leur estomac, la douloureuse lassitude des existences traînées sans espoir et sans but."
 
 Très probablement c'est le Bouillon de la rue du Commerce, que j'ai fréquenté jadis. J'y mangeais
souvent avec Claudine Tiercelin. Il y avait le soir un mauvais potage, en plat principal un porc aux pommes, et en dessert un sorbet. La nappe était en papier, changée à chaque convive. C'était pas Byzance, mais c'était pas cher, et plein de vieux garçons. Un couple détonnait dans cet univers immuable de célibataires dont Kafka dit dans son journal qu'ils "ne vivent que de l'instant".




Benda, Pour les vieux garçons; voir sur ce blog

    Le Perraudin dans le 5eme est il un bouillon ? Il n'y ressemble plus tellement de l'extérieur. Mais l'intérieur est assez conforme.

 J' y déjeunai une fois avec Jules Vuillemin. Il prit un poireau vinaigrette, moi une salade de carottes rapées. On but un mauvais vin rouge en carafe, et si je me souviens bien, le plat principal était du lapin, servi dans une sauce un peu aqueuse. Au dessert il n'y avait qu'une tarte aux pommes assez molle.

Il arrive à Folantin de déjeuner chez des marchands de vin 

"Parfois, il déjeunait chez un marchand de vins dont la boutique faisait l’angle de la rue du Vieux-Colombier et de la rue Bonaparte, et là, à l’entresol, par la fenêtre, il plongeait sur la place, contemplait la sortie de la messe, les enfants descendant du parvis, des livres à la main, un peu en avant des père et mère, toute la foule qui s’épandait autour d’une fontaine décorée d’évêques, assis dans des niches, et de lions accroupis au-dessus d’une vasque."

 Il en reste rue de l'Abbé Grégoire, mais c'est pas celui là. J'y déjeunai un jour avec Derrida. L'entrée était des céleri remoulade, le plat un morceau de cabillaud avec des patates, et le dessert un entremets genre flan mou, que Derrida déclina, à raison. Mais c'était pas cher.

     Au fond je me rends compte que je ne suis jamais allé seul dans une crèmerie, et que je n'en ai pas tellement changé*.


 

 

* le lecteur parisien aura noté que j'ai omis Le Bouillon Racine. Mais si son décor est resté conforme (et belge), la soupe suit moins. C'est devenu une sorte de cantine pour universitaires, trop fréquentée.C'est vrai aussi du Polidor.Comme Folantin, ce que j'aime dans les bouillons et crémeries, c'est  la quasi solitude du célibataire. Comme disait Kafka, le célibataire ne vit que de l'instant.

vendredi 9 septembre 2022

Lord Russell vs King Charles III


 

 

The law of causality, I believe, like much that passes
muster among philosophers, is a relic of a bygone age,
surviving, like the monarchy, only because it is erroneously supposed to do no harm.


Bertrand Russell, ‘On the Notion of Cause’
Inaugural Address to the Aristotelian Society’s thirty-fourth session (1913) p. 1


  "The idea that there is a sacred trust between mankind and our Creator, under which we accept a duty of stewardship for the earth, has been an important feature of most religious and spiritual thought throughout the ages. Even those whose beliefs have not included the existence of a Creator have, nevertheless, adopted a similar position on moral and ethical grounds. It is only recently that this guiding principle has become smothered by almost impenetrable layers of scientific rationalism. I believe that if we are to achieve genuinely sustainable development we will first have to rediscover, or re-acknowledge a sense of the sacred in our dealings with the natural world, and with each other. If literally nothing is held sacred anymore - because it is considered synonymous with superstition or in some other way "irrational" - what is there to prevent us treating our entire world as some "great laboratory of life" with potentially disastrous long term consequences?" 

Part of the problem is the prevailing approach that seeks to reduce the natural world including ourselves to the level of nothing more than a mechanical process. For whilst the natural theologians of the 18th and 19th centuries like Thomas Morgan referred to the perfect unity, order, wisdom and design of the natural world, scientists like Bertrand Russell rejected this idea as rubbish. 'I think the universe' he wrote 'is all spots and jumps without unity and without continuity, without coherence or orderliness. Sir Julian Huxley wrote in "Creation a Modern Synthesis" - that modern science must rule out special creation or divine guidance.' But why? 


(Prince Charles of England , Reith Lecture, 2000 )

 

"There are, at the present day, two different views as to what is meant by the word “democracy.” West of the Iron Curtain it is generally taken as implying that ultimate power is in the hands of the majority of the adult population. East of the Iron Curtain it means military dictatorship by a certain small minority of people who have chosen to call themselves “democrats.” This difference of meaning, if it could be viewed from a merely linguistic point of view, would be quite interesting, but, unfortunately, it is bound up with the whole tension which is threatening the world with another Great War.

Differences in the meanings of words are, of course, common. Italians who wish to address me politely call me “The Egregious Sir Russell,” which, to English ears, seems unduly accurate. Originally the words “orgy” and “theory” meant the same thing, namely “divine intoxication,” which, when Bacchus was the Divinity, was not very sharply distinguished from ordinary intoxication. But fortunately these linguistic curiosities did not lead to an armed conflict.

It must be said that the present Russian use of the word democracy diverges widely from previous usage, and is merely designed to conceal Russian failure to carry out the provisions of Yalta and Potsdam. There were to be democratic governments in what are known as the “satellite states,” and the Russians decided that they would establish dictatorships and call them democracies. This simple device, being backed by the largest army in the world, proved to be regrettably successful."

Russell (dEMOCRACY 1953

 

mercredi 31 août 2022

Zelensky et Gulliver

 

 


 

Il y a quelques années Volodymyr Zelensky a adapté en dessin animé les aventures de  Gulliver. L'épisode paraît en DVD. Le film d'animation  part, comme tous les livres pour enfants et dessins animés, de l'épisode de Lilliput du livre I. Mais la surprise est que Gulliver, attendu par les Lilliputiens comme un géant qui les délivrera de l'envahisseur - dans le livre de Swift ce sont les Blefusciens, dans lesquels il n'est pas difficile de reconnaître les Français , mais ici il n'est pas trop difficile d'y reconnaître les Russes- apparaît comme un petit homme de la même taille que les Lilliputiens. On peut voir la morale: les Lilliputiens attendaient pour les sauver un géant, mais ils devront se débrouiller eux-mêmes avec un Gulliver vaillant mais de petite taille qui se livre à toutes sortes d'exploits. Le fait que Gulliver disneyisé soit ici transformé en une sorte de Peter Pan et que la Reine de Lilliput soit une sorte d'Anastasie de Tremaine (la méchante soeur de Cendrillon) gâche tout. Samuel Johnson disait méchamment  à Boswell au sujet des Voyages de Gulliver: "When once you have thought of big men and little men, it is very easy to do all the rest". Mais ici il n'y a pas de little men, ni de big man, sauf, de manière plus subtile,un little big man.

     Non seulement le géant Gulliver disparaît, mais on doit constater ici comme dans presque toutes les adaptations de Gulliver pour la jeunesse, un dédain pour le livre II et le voyage à Brobdinggnag. Là Gulliver se trouve tout petit face au géants, qui à la différence des excités Lilliputiens, sont des gens bien plus sages. Cela n'aurait évidemment pas convenu à Zelensky.

      Dans un article très intéressant, l'optique des voyages de Gulliver, Philippe Hamou a montré que les changements de perspective swiftéens visaient à montrer une thèse étayée par l'optique, celle de la relativité de la vision. Mais il ne conclut pas , comme Antoine Lilti dans son livre sur les Lumières où il y a un chapitre sur Swift, où il voit en lui un critique de l'universalisme des Lumières, un relativiste et un anti-impérialiste. Des passages fameux comme celui du livre IV où Gulliver semble faire une profession de foi anti-impérialiste semblent l'attester :

"Une autre raison m’empêche d’opiner pour la conquête de ce pays, et de croire qu’il soit à propos d’augmenter les domaines de sa majesté britannique de mes heureuses découvertes ; c’est qu’à dire le vrai, la manière dont on prend possession d’un nouveau pays découvert me cause quelques légers scrupules. Par exemple  une troupe de pirates est poussée par la tempête je ne sais où. Un mousse du haut du perroquet découvre terre ; les voilà aussitôt à cingler de ce côté-là.. Ils abordent, ils descendent sur le rivage, ils voient un peuple désarmé qui les reçoit bien ; aussitôt ils donnent un nouveau nom à cette terre, et en prennent possession au nom de leur chef.

Ils élèvent un monument qui atteste à la postérité cette belle action. Ensuite, ils se mettent à tuer deux ou trois douzaines de ces pauvres Indiens, et ont la bonté d’en épargner une douzaine, qu’ils renvoient à leurs huttes. Voilà proprement l’acte de possession qui commence à fonder le droit divin. On envoie bientôt après d’autres vaisseaux en ce même pays pour exterminer le plus grand nombre des naturels : on met les chefs à la torture pour les contraindre à livrer leurs trésors : on exerce par conscience tous les actes les plus barbares et les plus inhumains ; on teint la terre du sang de ses infortunés habitants. Enfin cette exécrable troupe de bourreaux employée à cette pieuse expédition est une colonie envoyée dans un pays barbare et idolâtre pour le civiliser et le convertir à toute l’Europe.

 

Gulliver corrige immédiatement , et l'ironie de Swift transparaît clairement :

 

"J’avoue que ce que je dis ici ne regarde point la nation anglaise, qui, dans la fondation des colonies a toujours fait éclater sa sagesse et sa justice, et qui peut sur cet article servir aujourd’hui d’exemple On sait quel est notre zèle pour faire connaître la religion chrétienne dans les pays nouvellement découverts et heureusement envahis ; que, pour y faire pratiquer les lois du christianisme, nous avons soin d’y envoyer des pasteurs très-pieux et très-édifiants, des hommes de bonnes mœurs et de bon exemple, des femmes et des filles irréprochables et d’une vertu très-bien éprouvée, de braves officiers, des juges intègres, et surtout des gouverneurs d’une probité reconnue, qui font consister leur bonheur dans celui des habitants du pays, qui n’y exercent aucune tyrannie, qui n’ont ni avarice, ni ambition, ni cupidité, mais seulement beaucoup de zèle pour la gloire et les intérêts du roi leur maître. 

Au reste, quel intérêt aurions-nous à vouloir nous emparer des pays dont j’ai fait la description ? Quel avantage retirerions-nous de la peine d’enchaîner et de tuer les naturels ? Il n’y a dans ces pays-là ni mines d’or et d’argent, ni sucre, ni tabac. Ils ne méritent donc pas de devenir l’objet de notre ardeur martiale et de notre zèle religieux, ni que nous leur fassions l’honneur de les conquérir. "

 

Mais on ne devrait  pas comme Lilti faire de Swift un relativiste précurseur des anti-universalismes post-coloniaux. Comme le dit Hamou, le message de Swift, n'est pas le protagoréen "l'homme est la mesure de toutes choses", mais l'homme est à la mesure de toute chose à proportion de l'homme: les proportions entre nains et géants sont, de Lilliput à Brobdingnag, toujours préservées. Le message est bien plus proche de celui des humanistes, et de la défense des Anciens contre les Modernes, dont Swift était l'un des hérauts. Swift n'aime pas l'optimisme universaliste et scientiste des Lumières, mais il n'est pas pour autant un précurseur du relativisme post-colonial de nos jours. Il était anti-colonialiste, mais essentiellement au sujet de l'Irlande. Sa raison n'est pas celle des Modernes, mais celle des grands platoniciens anglais comme Cudworth et More. Il est un universaliste pessimiste. 

    Donc en un sens Zelensky a raison de proportionner Gulliver aux Lilliputiens.



    

mardi 19 juillet 2022

Philo à vau-l'eau

 

cab calloway - minnie the moocher: cab calloway: Amazon.fr: CD et Vinyles}
from The blues Brothers (1980)

 Croquis parisien


   Quand Minnie Filantin perdit son mari Jean-Marc, elle se retrouva bien désoeuvrée. Elle s’était occupée de lui toute sa vie, faisant ses repas, sa blanchisserie, ses déclarations d’impôts, lui épargnant les soucis qu’un penseur, selon elle, n’avait pas à subir. Il ne s’en plaignait pas non plus. Le mari en  question était un professeur de philosophie, maître de conférences à la Sorbonne. Il avait été recruté juste après avoir passé l’agrégation en 1968, année où il suffisait de se présenter, à l’époque où l’on hélait les étudiants dans les couloirs des facs pour les nommer assistants, tant l’augmentation des populations estudiantines obligeait à recruter à la hâte. Il avait, comme tous les anciens khâgneux, des facilités pour écrire des dissertations (c’était même à peu près tout ce qu’il savait faire). C’est pourquoi on lui confia le soin, dans ce qui avait cessé de s’appeler « Faculté des lettres » et avait pris le nom technocratique d’« Unité de formation et de recherche », de préparer les agrégatifs de philosophie à cet exercice mystérieux aux débutants, et pour lequel il fallait quelques hiérophantes, de la dissertation. Pendant une vingtaine d’années, le mari de Minnie s’acquitta excellemment de cette tâche, sans qu’on sache si vraiment le mérite lui en incombait, étant donné que ses étudiants étaient pour l’essentiel des khâgneux qui maitrisaient déjà la rhétorique de la dissertation de philosophie. Il suffisait de corriger les copies, de proposer quelques plans et explications de texte, le tout avec le brio et le clinquant que les étudiants et leurs jurys attendaient dans ce concours. Il avait un plan type pour n’importe quelle dissertation, qui commençait  par quelque thème pris à Descartes ou  Platon, puis traversait quelque crise sceptique avec Nietzsche ou Hume, et revenait finalement à quelque position critique et modérée empruntée le plus souvent à Kant, au pire à Husserl, pimenté de quelques suggestions heideggeriennes poétisantes, mais pas trop appuyées pour ne pas trop choquer un jury républicain malgré tout. Cela marchait aussi bien qu’il s’agisse de la nature de l’être ou de la connaissance ou de la mort et du destin, que sur des sujets de morale ou de politique. Il suffisait de combiner les thèmes et les auteurs, un peu comme quand on fait une réussite.  Mais une fois toutes ces années passées comme répétiteur, cet assistant, devenu maître- assistant, puis « maître de conférences »  – il avait été promu à l’ancienneté comme tous ses collègues-  se retrouva obligé de se conformer à la règle que tout universitaire est censé suivre : passer sa thèse et la publier, ce qui lui aurait permis de postuler à un poste de professeur et d’actualiser son entéléchie académique. Il avait bien inscrit jadis un sujet de thèse d’Etat sur Spinoza et les affects (à l’époque tout le monde ou presque faisait une thèse sur Spinoza, aimé autant des marxistes que des historiens traditionnels), mais comme il avait consacré son temps à ce sacerdoce de la dissertation et de la correction de copies, il n’avait guère progressé. De plus comme son département sorbonnal n’acceptait pas à l’époque les nominations comme professeur des personnels locaux, passer une thèse aurait impliqué qu’il postulât à un poste de professeur dans quelque lointaine province, et donc de faire du train, aller dormir à l’hôtel dans des draps humides, manger solitairement face à des représentants de commerce le menu touristique dans des restaurants dont la déco datait des années 60 et dépenser en vain de l’énergie et de l’argent pour se retrouver au milieu de collègues jaloux et imbéciles, face à des étudiants veules et tire au flanc, tout cela en attendant un très hypothétique retour à son université d’origine. Jean-Marc préféra donc être valet à Paris que seigneur en Province, se disant que de toute façon il progresserait dans l’échelle des salaires automatiquement, et même sans doute gagnerait plus que s’il avait eu à voyager en train vers l’Auvergne, les Alpes ou le Languedoc. C’était d’autant plus sage que le couple Filantin  habitait Place Maubert, dans un appartement modeste mais bien situé, au-dessus du marché et du métro. Jean –Marc n’avait qu’à remonter la rue Saint Jacques pour aller à la Sorbonne, comme l’on voyait  jadis  le faire tous les matins dans les années cinquante l’illustre Gaston Bachelard, qui habitait le même immeuble. Filantin s’était rabougri dans cette tâche morose de préparateur à l’agrégation,  et y avait terminé sa carrière grisâtre, se contentant d’avoir écrit quelques préfaces à des éditions scolaires d’Auguste Comte ou de Hegel. Minnie  avait vécu dans son ombre dans cette vie tranquille et ancillaire, sans voir les années passer. On allait rue Monge acheter du fromage chez Le Lann face aux Arènes de Lutèce, se balader au Labyrinthe du Jardin des plantes, ou chez les bouquinistes, et quand le dimanche s’annonçait sans nuages, on poussait jusqu’à la rue de l’Echaudé Saint Germain pour voir le décervelage. Le couple avait, comme l’avait noté Raymond Aron dans L’opium des intellectuels au sujet du train de vie des professeurs, assez pour avoir une 204 et un petit garage. Cela permettait de pousser l’été jusqu’en Bourgogne ou au Cotentin, mais pas au-delà, sauf une fois où une ancienne étudiante de Jean-Marc, riche brésilienne, l’avait invité avec sa femme à Rio, où il fit, face à quatre étudiants et deux collègues qui ne parlaient pas un mot de français, une conférence sur Auguste Comte. Minnie et lui purent se promener par une chaleur torride à Copacabana sans se faire agresser.

   Mais à présent qu’elle se trouvait seule, que faire ? La retraite de son mari lui permettait à peu près de vivre, elle avait un logement. Elle décida, un peu en hommage à Jean-Marc, mais aussi par curiosité, de commencer des études de philosophie, n’ayant jamais vraiment eu l’occasion de savoir exactement ce dont il retournait. Mais elle n’allait tout de même pas, à son âge, suivre un cursus, passer des examens. Heureusement la Sorbonne voisine tolérait les auditeurs libres. On lui avait dit que Paris IV, l’ancienne université de son mari, était plus « à droite » que Paris I, réputée gauchiste et moins classique. Cela lui sembla un gage de sérieux.  On la vit donc arpenter les couloirs aux parquets disjoints et aux odeurs âcres de désinfectant de Paris IV et se poser, avec un cahier Clairefontaine et un bic, sur les inconfortables bancs des amphithéâtres Milne-Edwards ou Guizot, des anciennes bibliothèques transformées faute de place en salles de séminaire. Elle montait péniblement l’escalier E jusqu’au deuxième étage, croisant des étudiants affalés sur des bancs, fumant cigarette sur cigarette qu’ils écrasaient sur le plancher faute de pouvoir aller dans une cafeteria (une fois, un incendie se déclara, qui avait laissé les murs noirâtres pendant des années, avant que l’administration de l’université se souciât de faire repeindre). Elle suivit des cours variés de licence, tantôt sur Descartes, tantôt sur Plotin, Schleiermacher ou sur les théories contemporaines de la justice. Elle fuyait les cours d’agrégation, pour ne pas y croiser le fantôme de son défunt mari, et parce qu’ils lui semblaient trop difficiles. Elle ne comprenait pas grand-chose, à part que chez Descartes la preuve de Dieu a  priori était moins importante que celle par les effets, que Plotin annonçait Schelling (ou l’inverse), que Jamblique était plus profond que Proclus, et Rawls que Sandel. Elle s’ennuyait ferme, et avait du mal à prendre des notes, mais se rassurait en voyant qu’elle n’était pas la seule, les autres étudiants pour la plupart passant leur temps sur leur ordinateur portable, écran relevé, masquant le fait qu’ils surfaient sur internet sans écouter l’enseignant, qui d’ailleurs lui aussi lisait sur son ordinateur et souvent passait des power point, si la salle avait les équipements suffisants. Les professeurs plus âgés n’avaient pas encore pris ces habitudes délétères, et arpentaient à l’ancienne une étroite estrade en bois en débitant leur propos de manière monocorde ou bien prenaient des allures théâtrales, un peu comme le professeur de philosophie gentilien qui déplie la dialectique de l’Etat et de l’Eglise qu’elle aurait pu reconnaître si elle avait vu l’Amarcord de Fellini. 

 

Amarcord, lezione di filosofia

Mais Minnie Filantin avait beau être assidue et attentive, elle s’ennuyait ferme. Elle prit son courage à deux mains : elle franchit le Rubicon de la cour pavée de la Sorbonne qui séparait les deux universités et fréquenta plutôt les cours de l’UFR de philosophie de Paris I, s’essayant d’abord à un cours sur Spinoza, puis, n’y comprenant rien à ces histoires de modes et d’attributs d’une unique substance divine, alla suivre un cours sur la morale provisoire de Descartes, dont il ressortait qu’elle n’était pas aussi provisoire que çà. Il fallait sans cesse noter des dates, faire référence à d’obscures éditions savantes, expliquer mot à mot des textes latins ou allemands. Son ennui n’était pourtant pas fruit de sa morne incuriosité : au contraire elle eût aimé savoir de quoi elle était curieuse. Elle se laissa porter vers un cours plus échevelant, qui portait sur « le retour du réalisme ». Elle ne comprenait pas trop pourquoi il était parti et faisait retour, mais elle y apprit qu’il y avait toutes sortes de réalismes, et qu’il ne fallait surtout pas prendre le réalisme pour une position métaphysique, et que le  réalisme spéculatif et le réalisme contextuel étaient les seules positions correctes. Elle se perdit un peu dans les noms, apprenant qu’étaient réalistes les auteurs d’ouvrages dont l’un traitait du clitoris comme réel caché, un autre lui apprenait que «  L'homme est cet accident d’automobilité que provoque une panne d'essence », un autre encore que le réalisme oblige à poser l’absolu, qui est contingence, et un autre derechef défendait un non-réalisme, conséquence de la non-philosophie. Elle fut plus attirée par des cours qui prônaient différentes formes de libération : des femmes, des animaux, de la nature sauvage, des malades mentaux, des pauvres, des déviants, des immigrés, tous opprimés par des dispositifs sociaux impitoyables et des idéologies réactionnaires. Dans chacun des cas, il lui était vivement conseillé de lire les ouvrages qu’écrivaient les professeurs qui donnaient ces enseignements, qu’elle pouvait trouver chez Vrin, place de la Sorbonne, une librairie qu’elle connaissait bien puisque les Méthodes pour la dissertation de Jean-Marc Filantin y était encore en vente. 

 



     Minnie avait beau être assidue à tous ces cours, non seulement elle n’y comprenait goutte, mais elle se sentait victime des quolibets des autres étudiants, du fait qu’elle n’était qu’auditrice libre et qu’elle ne partageait pas les mêmes codes vestimentaires (elle n’avait ni piercing ni tatouage). Mais elle faisait plus ou moins partie des meubles, et les appariteurs à l’entrée de la Sorbonne ne lui demandaient même plus sa carte d’auditrice. On l’avait baptisée « La Filantine ». Elle chercha néanmoins à changer de crèmerie, soupçonnant que Paris pouvait, en matière de philosophie, procurer des mets plus relevés que ceux qu’elle pouvait consommer dans la vénérable Sorbonne.

     Quand elle réalisa qu’il existait un Collège de France, juste au-dessus de la Place Maubert, et que  sa devise était d’enseigner la recherche « en train de se faire », et que c’était une institution libre d’accès au public, Filantine fut ravie. L’institution de la rue des Ecoles dispensait un enseignement dans tous les domaines (docet omnia), et certains cours de littérature ou d’histoire attiraient de vastes foules, mais ceux  qui étaient donnés en philosophie étaient relativement réduits : seuls deux professeurs y officiaient. Filantine les suivit et s’installa au fond d’amphithéâtres confortables. Mais elle n’y comprit pas un traître mot, et n’écouta que deux ou trois séances. L’une traitait de la philosophie de l’action et de la volonté chez les médiévaux, l’autre des  essences et des espèces naturelles. L’année suivante un autre professeur fut nommé, qui traita de « dossiers mentaux ». Elle réalisa que tout cela était de la philosophie analytique, dont les autres étudiants de la Sorbonne lui avaient dit qu’il fallait se garder comme de la peste. Comme elle se trouvait tentée, un jour, d’écouter une conférence sur l’herméneutique, un autre étudiant lui dit qu’il fallait s’en garder comme du choléra. Entre peste et choléra elle ne voulut pas choisir et chercha un autre havre philosophique.

              Elle réalisa alors que si elle suivait la rue des Ecoles pour ensuite remonter la rue de la Montagne Sainte Geneviève, juste derrière chez elle, elle pouvait accéder à l’ancienne Ecole Polytechnique, où se trouvaient les locaux d’un autre Collège, le Collège international de philosophie, qui semblait mieux correspondre à ses attentes. L’accès était libre, et la philosophie qui s’y enseignait promettait de l’être aussi, comme le détaillaient de luxueuses brochures proposant des séminaires de « directeurs de programme ». Les sujets semblaient tout aussi obscurs qu’à la Sorbonne ou au Collège de France mais plus ouverts : « Lieux et figures de l’altérité », « Parcours du politique », « Du naturant au naturé », « Dictature et décolonialisme » ou « Géographie de la psychanalyse » et promettaient de parler de Ruyer, Simondon, Arendt, ou d' auteurs que Filantine trouvait plus excitants que les éternels Descartes, Plotin, Spinoza de la Sorbonne. Las ! Elle essaya de suivre quelques séminaires, mais la plupart consistaient en des logorrhées solitaires, où le directeur de programme bafouillait, dans un jargon pesant, des thématiques dont elle commençait à comprendre qu’elles revenaient souvent, mais dont elle n’arrivait pas à voir en quoi elles la concernaient directement. Comme elle eut le courage un jour de le dire à l’un des directeurs de programme, elle aurait aimé que ces questions lui parlent. Il lui fut répondu, de manière glaciale, que ce n’était pas l’affaire du Collège International, qui visait à produire lui aussi, et bien mieux que les autres institutions de la Montagne, une recherche « en train de se faire ».

    Elle remonta un jour la rue Saint Jacques jusqu’à la rue Gay-Lussac, fit quelques centaines de mètres, et se retrouva devant l’Ecole normale supérieure. L’endroit était intimidant, car une plaque au-dessus de l’entrée disait que c’était une création de la Convention. Il était plus difficile d’y accéder aux séminaires, qui étaient souvent fermés, ou si confidentiels que sa présence muette mettrait mal à l’aise. Mais par chance l’Ecole organisait souvent des rencontres, des journées, où le public non étudiant était souvent bienvenu. L’une d’elle était les « Mardis de la pensée ». Tous les mardis soir, on invitait un grand penseur dans la salle Dussane, qui avec ses fauteuils de velours rouge ressemblait plus à une salle de cinéma qu’à un amphi. Le penseur « intervenait » pendant quarante-cinq minutes, puis était soumis à une « reprise » tout aussi longue par le directeur des rencontres, qui résumait ce que le conférencier avait dit, fort heureusement car la plupart des auditeurs, tout comme la Filantine, n’avaient rien compris, ni ne pouvaient vérifier si le résumé était fidèle. Cela n’avait aucune importance, car il suffisait que la parole « circule ». Certains étudiants étaient très assidus, car il suffisait qu’ils assistent à la séance pour avoir leur examen, ce qui était tout de même une manière plus élégante de rémunérer la présence  estudiantine que les allocations offertes quelques années auparavant par le Recteur de l’Académie de Créteil aux classes dont les élèves renonceraient à l’école buissonnière.   

     Filantine eut à l’Ecole normale encore plus l’impression de renfermé et de cénacle qu’à la Sorbonne. Un séminaire faisait exception, qui attirait des foules. Mais il se passait en longs monologues d'un Maître sur les mathématiques, l’infini et la psychanalyse, écoutés religieusement par des auditoires muets, qui contemplaient des hiérarchies d’infinis comme jadis celles des anges du Pseudo Denys l’Aréopagite. Là encore il lui manquait la clef, ou peut-être plus simplement le désir d’adhérer sans comprendre.  

Hiérarchie céleste du Pseudo-Denys, 1317

 Elle décida alors de se laisser porter au gré des événements, sans s’attacher à un lieu de savoir particulier. Fort heureusement, le Quartier Latin ne cessait d’en organiser, tantôt au Collège des Bernardins, un établissement catholique proche de la Seine, et pas loin des lieux où Abélard avait eu ses malheurs, tantôt sur l’autre rive du fleuve, au Centre Pompidou, à la Bibliothèque nationale de France ou encore dans quelque librairie. Mais surtout, elle put assister à des « Nuits de la philosophie », ouvertes à tous les publics, où défilaient des penseurs qui traitaient, en vingt minutes, à trois heures du matin, du sujet de leurs derniers livres. C’était, malgré l'heure, bien plus reposant que des cours, même si les sujets n’étaient pas très différents de ceux qu’elle avait rencontrés à la Sorbonne, et qui éveillaient en elle quelques échos: comment les femmes, les gays et les lesbiennes avaient été exclus de la philosophie à travers les siècles, la vulnérabilité des victimes et des malades, la nécessité du care, la race et le genre, les cyber-menaces et les dangers du biopouvoir.  Elle se sentit de la sympathie pour Hypatia, et de l'empathie pour Mary Wollstonecraft. Beauvoir devint sa guide spirituelle: elle ressortit de sa commode son vieux turban et l'une de ses vieilles robes de jeune fille rangée, ce qui fit le plus bel effet au milieu des jeans déchirés et des tee-shirts à l'effigie de l'auteur du Deuxième sexe. Elle reçut dans ces rencontres des publicités pour des colloques et des festivals de philosophie qui avaient lieu dans des endroits attrayants : des rencontres à Monaco ou à Chassagne-Montrachet, où l’on croisait des princesses et des retraités venus écouter en buvant des vins fins les vedettes de la philosophie qu’on entendait aussi sur les chaînes U-Tube ou à la télé, comme de fameuses pleureuses siciliennes qu'on voyait sur tous les écrans.  Elle s’était finalement acheté un ordinateur et écoutait force podcasts. Elle alla une fois, en prenant le train, à Caen écouter les leçons de philosophie populaire d’un célèbre bateleur. La foule y était dense, venue, comme jadis à un comice, de tous les coins du Calvados, avide de liberté et convaincue d’avoir affaire à des pensées rebelles. A la sortie, un présentoir étalait les livres du bateleur et ses cassettes à réécouter chez soi. La philosophie, disaient les organisateurs de ces événements, rejoignait l'âme du peuple, elle parlait enfin aux gens, après avoir été si longtemps l’apanage des élites. Mais quand on passa une interview d'une célèbre académicienne  sous les dorures de l’Institut avec une épée de Jedai fluorescente, elle se demanda si le peuple avait été convié . Elle fut même tentée d’acheter un billet pour une croisière sur le Nil sur le thème du care, animée par des philosophes du Figaro  et de Philo Magazine. Mais elle y renonça, car on annonça qu’au dernier moment tous les intervenants s’étaient décommandés à la suite d’attentats place Tahrir.

      La crise du Covid arriva. Comme tout le monde, Filantine se terra dans son petit appartement, n’osant plus aller acheter ses fromages de peur qu’ils ne contiennent des vers contaminés, regardant les commerçants avec un œil soupçonneux dès qu’ils toussotaient. Elle refusa de se faire vacciner car l’un des professeurs lui avait dit que c’était céder au biopouvoir. Elle se mit à passer son temps sur internet et les réseaux sociaux, où s’étaient reportés tous les événements philosophiques qu’elle suivait jadis dans les salles du Quartier latin, devenues des léproseries covidées. Au début, il était pénible de voir des vidéos d’individus mal fagotés, blêmes sous les projecteurs et bafouillants. Mais peu à peu un marché de podcasts philosophiques se constitua sur internet, et l’offre devint pléthorique. Il y avait bien plus de choix que quand Filantine devait arpenter ce petit triangle enchanté qui va du Boulevard Saint Germain aux Gobelins et s’arrête à l’Ouest au Luxembourg. Il n’était plus nécessaire d’essuyer les regards goguenards des étudiants qui la trouvaient ringarde et la snobaient. Elle avait enfin trouvé son cyber-espace philosophique, échangeant sans cesse des tweets et des posts pour dire du mal de tel ou telle, et pouvoir pouffer électroniquement comme on ne le pouvait plus dans les salles de cours. Les colloques disparurent, et même les séminaires, et l'on zooma vingt-quatre heures sur vingt-quatre. C’était commode : quand on s’ennuyait, il n’était plus nécessaire de réprimer un baillement, il suffisait de désactiver sa camera, et personne ne vous voyait vous absenter. L’actuel avait laissé la place au virtuel, le réel à l'abstrait, l'idéal au social, et la vie philosophique (et la vie tout court) s’était transportée sur les écrans, les i-phones et les tablettes. Pour échapper à cette cyber-solitude, elle acheta au marché aux fleurs, bravant les conseils  de ses cours d'éthique animale, une perruche, dont on lui assura qu'elle récitait des pensées de Pascal. Mais l'animal, rétif, se contentait de bruire à sa manière usuelle.


Cherchez Loulou


     Seuls les rêves pouvaient tenir lieu de voyages. Dans les canicules de l’été, dans son petit appartement étouffant de Maubert, Minnie rêva que le roi de Suède, un vrai gentleman, lui faisait cadeau de ses palais, où elle pourrait organiser des rencontres philosophiques, où le Tout Paris qui se pressait jadis sur les bords de la Seine allait pouvoir se transporter sur Stadsholmen. Une musique de jazz montait des rues et des caves, et Minnie entendait la voix syncopée de Cab Calloway :

She had a dream about the King of Sweden
He gave her things that she was needin'
He gave her a home built of gold and steel
A diamond car with platinum wheels

Hidee hidee hidee hi
Whoah
Hee dee hee dee hee dee hee
A hidee hidee hidee ho

 

Poor Minnie

 

 A vau-l'eau / par J. K. Huysmans ; dis-neuf eaux-fortes et pointes sèches de  Edgar Chahine | Gallica