from The blues Brothers (1980) |
Croquis parisien
Quand Minnie Filantin perdit son mari Jean-Marc, elle se retrouva bien désoeuvrée. Elle s’était occupée de lui toute sa vie, faisant ses repas, sa blanchisserie, ses déclarations d’impôts, lui épargnant les soucis qu’un penseur, selon elle, n’avait pas à subir. Il ne s’en plaignait pas non plus. Le mari en question était un professeur de philosophie, maître de conférences à la Sorbonne. Il avait été recruté juste après avoir passé l’agrégation en 1968, année où il suffisait de se présenter, à l’époque où l’on hélait les étudiants dans les couloirs des facs pour les nommer assistants, tant l’augmentation des populations estudiantines obligeait à recruter à la hâte. Il avait, comme tous les anciens khâgneux, des facilités pour écrire des dissertations (c’était même à peu près tout ce qu’il savait faire). C’est pourquoi on lui confia le soin, dans ce qui avait cessé de s’appeler « Faculté des lettres » et avait pris le nom technocratique d’« Unité de formation et de recherche », de préparer les agrégatifs de philosophie à cet exercice mystérieux aux débutants, et pour lequel il fallait quelques hiérophantes, de la dissertation. Pendant une vingtaine d’années, le mari de Minnie s’acquitta excellemment de cette tâche, sans qu’on sache si vraiment le mérite lui en incombait, étant donné que ses étudiants étaient pour l’essentiel des khâgneux qui maitrisaient déjà la rhétorique de la dissertation de philosophie. Il suffisait de corriger les copies, de proposer quelques plans et explications de texte, le tout avec le brio et le clinquant que les étudiants et leurs jurys attendaient dans ce concours. Il avait un plan type pour n’importe quelle dissertation, qui commençait par quelque thème pris à Descartes ou Platon, puis traversait quelque crise sceptique avec Nietzsche ou Hume, et revenait finalement à quelque position critique et modérée empruntée le plus souvent à Kant, au pire à Husserl, pimenté de quelques suggestions heideggeriennes poétisantes, mais pas trop appuyées pour ne pas trop choquer un jury républicain malgré tout. Cela marchait aussi bien qu’il s’agisse de la nature de l’être ou de la connaissance ou de la mort et du destin, que sur des sujets de morale ou de politique. Il suffisait de combiner les thèmes et les auteurs, un peu comme quand on fait une réussite. Mais une fois toutes ces années passées comme répétiteur, cet assistant, devenu maître- assistant, puis « maître de conférences » – il avait été promu à l’ancienneté comme tous ses collègues- se retrouva obligé de se conformer à la règle que tout universitaire est censé suivre : passer sa thèse et la publier, ce qui lui aurait permis de postuler à un poste de professeur et d’actualiser son entéléchie académique. Il avait bien inscrit jadis un sujet de thèse d’Etat sur Spinoza et les affects (à l’époque tout le monde ou presque faisait une thèse sur Spinoza, aimé autant des marxistes que des historiens traditionnels), mais comme il avait consacré son temps à ce sacerdoce de la dissertation et de la correction de copies, il n’avait guère progressé. De plus comme son département sorbonnal n’acceptait pas à l’époque les nominations comme professeur des personnels locaux, passer une thèse aurait impliqué qu’il postulât à un poste de professeur dans quelque lointaine province, et donc de faire du train, aller dormir à l’hôtel dans des draps humides, manger solitairement face à des représentants de commerce le menu touristique dans des restaurants dont la déco datait des années 60 et dépenser en vain de l’énergie et de l’argent pour se retrouver au milieu de collègues jaloux et imbéciles, face à des étudiants veules et tire au flanc, tout cela en attendant un très hypothétique retour à son université d’origine. Jean-Marc préféra donc être valet à Paris que seigneur en Province, se disant que de toute façon il progresserait dans l’échelle des salaires automatiquement, et même sans doute gagnerait plus que s’il avait eu à voyager en train vers l’Auvergne, les Alpes ou le Languedoc. C’était d’autant plus sage que le couple Filantin habitait Place Maubert, dans un appartement modeste mais bien situé, au-dessus du marché et du métro. Jean –Marc n’avait qu’à remonter la rue Saint Jacques pour aller à la Sorbonne, comme l’on voyait jadis le faire tous les matins dans les années cinquante l’illustre Gaston Bachelard, qui habitait le même immeuble. Filantin s’était rabougri dans cette tâche morose de préparateur à l’agrégation, et y avait terminé sa carrière grisâtre, se contentant d’avoir écrit quelques préfaces à des éditions scolaires d’Auguste Comte ou de Hegel. Minnie avait vécu dans son ombre dans cette vie tranquille et ancillaire, sans voir les années passer. On allait rue Monge acheter du fromage chez Le Lann face aux Arènes de Lutèce, se balader au Labyrinthe du Jardin des plantes, ou chez les bouquinistes, et quand le dimanche s’annonçait sans nuages, on poussait jusqu’à la rue de l’Echaudé Saint Germain pour voir le décervelage. Le couple avait, comme l’avait noté Raymond Aron dans L’opium des intellectuels au sujet du train de vie des professeurs, assez pour avoir une 204 et un petit garage. Cela permettait de pousser l’été jusqu’en Bourgogne ou au Cotentin, mais pas au-delà, sauf une fois où une ancienne étudiante de Jean-Marc, riche brésilienne, l’avait invité avec sa femme à Rio, où il fit, face à quatre étudiants et deux collègues qui ne parlaient pas un mot de français, une conférence sur Auguste Comte. Minnie et lui purent se promener par une chaleur torride à Copacabana sans se faire agresser.
Mais à présent qu’elle se trouvait seule, que faire ? La retraite de son mari lui permettait à peu près de vivre, elle avait un logement. Elle décida, un peu en hommage à Jean-Marc, mais aussi par curiosité, de commencer des études de philosophie, n’ayant jamais vraiment eu l’occasion de savoir exactement ce dont il retournait. Mais elle n’allait tout de même pas, à son âge, suivre un cursus, passer des examens. Heureusement la Sorbonne voisine tolérait les auditeurs libres. On lui avait dit que Paris IV, l’ancienne université de son mari, était plus « à droite » que Paris I, réputée gauchiste et moins classique. Cela lui sembla un gage de sérieux. On la vit donc arpenter les couloirs aux parquets disjoints et aux odeurs âcres de désinfectant de Paris IV et se poser, avec un cahier Clairefontaine et un bic, sur les inconfortables bancs des amphithéâtres Milne-Edwards ou Guizot, des anciennes bibliothèques transformées faute de place en salles de séminaire. Elle montait péniblement l’escalier E jusqu’au deuxième étage, croisant des étudiants affalés sur des bancs, fumant cigarette sur cigarette qu’ils écrasaient sur le plancher faute de pouvoir aller dans une cafeteria (une fois, un incendie se déclara, qui avait laissé les murs noirâtres pendant des années, avant que l’administration de l’université se souciât de faire repeindre). Elle suivit des cours variés de licence, tantôt sur Descartes, tantôt sur Plotin, Schleiermacher ou sur les théories contemporaines de la justice. Elle fuyait les cours d’agrégation, pour ne pas y croiser le fantôme de son défunt mari, et parce qu’ils lui semblaient trop difficiles. Elle ne comprenait pas grand-chose, à part que chez Descartes la preuve de Dieu a priori était moins importante que celle par les effets, que Plotin annonçait Schelling (ou l’inverse), que Jamblique était plus profond que Proclus, et Rawls que Sandel. Elle s’ennuyait ferme, et avait du mal à prendre des notes, mais se rassurait en voyant qu’elle n’était pas la seule, les autres étudiants pour la plupart passant leur temps sur leur ordinateur portable, écran relevé, masquant le fait qu’ils surfaient sur internet sans écouter l’enseignant, qui d’ailleurs lui aussi lisait sur son ordinateur et souvent passait des power point, si la salle avait les équipements suffisants. Les professeurs plus âgés n’avaient pas encore pris ces habitudes délétères, et arpentaient à l’ancienne une étroite estrade en bois en débitant leur propos de manière monocorde ou bien prenaient des allures théâtrales, un peu comme le professeur de philosophie gentilien qui déplie la dialectique de l’Etat et de l’Eglise qu’elle aurait pu reconnaître si elle avait vu l’Amarcord de Fellini.
Amarcord, lezione di filosofia |
Mais Minnie Filantin avait beau être assidue et attentive, elle s’ennuyait ferme. Elle prit son courage à deux mains : elle franchit le Rubicon de la cour pavée de la Sorbonne qui séparait les deux universités et fréquenta plutôt les cours de l’UFR de philosophie de Paris I, s’essayant d’abord à un cours sur Spinoza, puis, n’y comprenant rien à ces histoires de modes et d’attributs d’une unique substance divine, alla suivre un cours sur la morale provisoire de Descartes, dont il ressortait qu’elle n’était pas aussi provisoire que çà. Il fallait sans cesse noter des dates, faire référence à d’obscures éditions savantes, expliquer mot à mot des textes latins ou allemands. Son ennui n’était pourtant pas fruit de sa morne incuriosité : au contraire elle eût aimé savoir de quoi elle était curieuse. Elle se laissa porter vers un cours plus échevelant, qui portait sur « le retour du réalisme ». Elle ne comprenait pas trop pourquoi il était parti et faisait retour, mais elle y apprit qu’il y avait toutes sortes de réalismes, et qu’il ne fallait surtout pas prendre le réalisme pour une position métaphysique, et que le réalisme spéculatif et le réalisme contextuel étaient les seules positions correctes. Elle se perdit un peu dans les noms, apprenant qu’étaient réalistes les auteurs d’ouvrages dont l’un traitait du clitoris comme réel caché, un autre lui apprenait que « L'homme est cet accident d’automobilité que provoque une panne d'essence », un autre encore que le réalisme oblige à poser l’absolu, qui est contingence, et un autre derechef défendait un non-réalisme, conséquence de la non-philosophie. Elle fut plus attirée par des cours qui prônaient différentes formes de libération : des femmes, des animaux, de la nature sauvage, des malades mentaux, des pauvres, des déviants, des immigrés, tous opprimés par des dispositifs sociaux impitoyables et des idéologies réactionnaires. Dans chacun des cas, il lui était vivement conseillé de lire les ouvrages qu’écrivaient les professeurs qui donnaient ces enseignements, qu’elle pouvait trouver chez Vrin, place de la Sorbonne, une librairie qu’elle connaissait bien puisque les Méthodes pour la dissertation de Jean-Marc Filantin y était encore en vente.
Minnie avait beau être assidue à tous ces cours, non seulement elle n’y comprenait goutte, mais elle se sentait victime des quolibets des autres étudiants, du fait qu’elle n’était qu’auditrice libre et qu’elle ne partageait pas les mêmes codes vestimentaires (elle n’avait ni piercing ni tatouage). Mais elle faisait plus ou moins partie des meubles, et les appariteurs à l’entrée de la Sorbonne ne lui demandaient même plus sa carte d’auditrice. On l’avait baptisée « La Filantine ». Elle chercha néanmoins à changer de crèmerie, soupçonnant que Paris pouvait, en matière de philosophie, procurer des mets plus relevés que ceux qu’elle pouvait consommer dans la vénérable Sorbonne.
Quand elle réalisa qu’il existait un Collège de France, juste au-dessus de la Place Maubert, et que sa devise était d’enseigner la recherche « en train de se faire », et que c’était une institution libre d’accès au public, Filantine fut ravie. L’institution de la rue des Ecoles dispensait un enseignement dans tous les domaines (docet omnia), et certains cours de littérature ou d’histoire attiraient de vastes foules, mais ceux qui étaient donnés en philosophie étaient relativement réduits : seuls deux professeurs y officiaient. Filantine les suivit et s’installa au fond d’amphithéâtres confortables. Mais elle n’y comprit pas un traître mot, et n’écouta que deux ou trois séances. L’une traitait de la philosophie de l’action et de la volonté chez les médiévaux, l’autre des essences et des espèces naturelles. L’année suivante un autre professeur fut nommé, qui traita de « dossiers mentaux ». Elle réalisa que tout cela était de la philosophie analytique, dont les autres étudiants de la Sorbonne lui avaient dit qu’il fallait se garder comme de la peste. Comme elle se trouvait tentée, un jour, d’écouter une conférence sur l’herméneutique, un autre étudiant lui dit qu’il fallait s’en garder comme du choléra. Entre peste et choléra elle ne voulut pas choisir et chercha un autre havre philosophique.
Elle réalisa alors que si elle suivait la rue des Ecoles pour ensuite remonter la rue de la Montagne Sainte Geneviève, juste derrière chez elle, elle pouvait accéder à l’ancienne Ecole Polytechnique, où se trouvaient les locaux d’un autre Collège, le Collège international de philosophie, qui semblait mieux correspondre à ses attentes. L’accès était libre, et la philosophie qui s’y enseignait promettait de l’être aussi, comme le détaillaient de luxueuses brochures proposant des séminaires de « directeurs de programme ». Les sujets semblaient tout aussi obscurs qu’à la Sorbonne ou au Collège de France mais plus ouverts : « Lieux et figures de l’altérité », « Parcours du politique », « Du naturant au naturé », « Dictature et décolonialisme » ou « Géographie de la psychanalyse » et promettaient de parler de Ruyer, Simondon, Arendt, ou d' auteurs que Filantine trouvait plus excitants que les éternels Descartes, Plotin, Spinoza de la Sorbonne. Las ! Elle essaya de suivre quelques séminaires, mais la plupart consistaient en des logorrhées solitaires, où le directeur de programme bafouillait, dans un jargon pesant, des thématiques dont elle commençait à comprendre qu’elles revenaient souvent, mais dont elle n’arrivait pas à voir en quoi elles la concernaient directement. Comme elle eut le courage un jour de le dire à l’un des directeurs de programme, elle aurait aimé que ces questions lui parlent. Il lui fut répondu, de manière glaciale, que ce n’était pas l’affaire du Collège International, qui visait à produire lui aussi, et bien mieux que les autres institutions de la Montagne, une recherche « en train de se faire ».
Elle remonta un jour la rue Saint Jacques jusqu’à la rue Gay-Lussac, fit quelques centaines de mètres, et se retrouva devant l’Ecole normale supérieure. L’endroit était intimidant, car une plaque au-dessus de l’entrée disait que c’était une création de la Convention. Il était plus difficile d’y accéder aux séminaires, qui étaient souvent fermés, ou si confidentiels que sa présence muette mettrait mal à l’aise. Mais par chance l’Ecole organisait souvent des rencontres, des journées, où le public non étudiant était souvent bienvenu. L’une d’elle était les « Mardis de la pensée ». Tous les mardis soir, on invitait un grand penseur dans la salle Dussane, qui avec ses fauteuils de velours rouge ressemblait plus à une salle de cinéma qu’à un amphi. Le penseur « intervenait » pendant quarante-cinq minutes, puis était soumis à une « reprise » tout aussi longue par le directeur des rencontres, qui résumait ce que le conférencier avait dit, fort heureusement car la plupart des auditeurs, tout comme la Filantine, n’avaient rien compris, ni ne pouvaient vérifier si le résumé était fidèle. Cela n’avait aucune importance, car il suffisait que la parole « circule ». Certains étudiants étaient très assidus, car il suffisait qu’ils assistent à la séance pour avoir leur examen, ce qui était tout de même une manière plus élégante de rémunérer la présence estudiantine que les allocations offertes quelques années auparavant par le Recteur de l’Académie de Créteil aux classes dont les élèves renonceraient à l’école buissonnière.
Filantine eut à l’Ecole normale encore plus l’impression de renfermé et de cénacle qu’à la Sorbonne. Un séminaire faisait exception, qui attirait des foules. Mais il se passait en longs monologues d'un Maître sur les mathématiques, l’infini et la psychanalyse, écoutés religieusement par des auditoires muets, qui contemplaient des hiérarchies d’infinis comme jadis celles des anges du Pseudo Denys l’Aréopagite. Là encore il lui manquait la clef, ou peut-être plus simplement le désir d’adhérer sans comprendre.
Hiérarchie céleste du Pseudo-Denys, 1317 |
Elle décida
alors de se laisser porter au gré des événements, sans s’attacher à un lieu de
savoir particulier. Fort heureusement, le Quartier Latin ne cessait d’en
organiser, tantôt au Collège des Bernardins, un établissement catholique proche
de la Seine, et pas loin des lieux où Abélard avait eu ses malheurs, tantôt sur
l’autre rive du fleuve, au Centre Pompidou, à la Bibliothèque nationale de
France ou encore dans quelque librairie. Mais surtout, elle put assister à des
« Nuits de la philosophie », ouvertes à tous les publics, où
défilaient des penseurs qui traitaient, en vingt minutes, à trois heures du
matin, du sujet de leurs derniers livres. C’était, malgré l'heure, bien plus reposant que des
cours, même si les sujets n’étaient pas très différents de ceux qu’elle avait
rencontrés à la Sorbonne, et qui éveillaient en elle quelques échos: comment
les femmes, les gays et les lesbiennes avaient été exclus de la philosophie à
travers les siècles, la vulnérabilité des victimes et des malades, la nécessité
du care, la race et le genre, les
cyber-menaces et les dangers du biopouvoir.
Elle se sentit de la sympathie pour Hypatia, et de l'empathie pour Mary Wollstonecraft. Beauvoir devint sa guide spirituelle: elle ressortit de sa commode son vieux turban et l'une de ses vieilles robes de jeune fille rangée, ce qui fit le plus bel effet au milieu des jeans déchirés et des tee-shirts à l'effigie de l'auteur du Deuxième sexe. Elle reçut dans ces rencontres des publicités pour des colloques et des festivals de philosophie qui avaient lieu dans des endroits attrayants : des rencontres à
Monaco ou à Chassagne-Montrachet, où l’on croisait des princesses et des retraités
venus écouter en buvant des vins fins les vedettes de la philosophie qu’on entendait aussi sur les
chaînes U-Tube ou à la télé, comme de fameuses pleureuses siciliennes qu'on voyait sur tous les écrans.
Elle s’était finalement acheté un
ordinateur et écoutait force podcasts.
Elle alla une fois, en prenant le train, à Caen écouter les leçons de philosophie
populaire d’un célèbre bateleur. La foule y était dense, venue, comme jadis à un comice, de tous les
coins du Calvados, avide de liberté et convaincue d’avoir affaire à des pensées
rebelles. A la sortie, un présentoir étalait les livres du bateleur et ses
cassettes à réécouter chez soi. La philosophie, disaient les organisateurs de
ces événements, rejoignait l'âme du peuple, elle parlait enfin aux gens, après avoir
été si longtemps l’apanage des élites. Mais quand on passa une interview d'une célèbre académicienne sous les dorures de l’Institut avec une
épée de Jedai fluorescente, elle se demanda si le peuple avait été convié . Elle fut même tentée d’acheter un billet pour une croisière sur le Nil sur
le thème du care, animée par des
philosophes du Figaro et de Philo
Magazine. Mais elle y renonça, car on annonça qu’au dernier moment tous les
intervenants s’étaient décommandés à la suite d’attentats place Tahrir.
La crise du Covid arriva. Comme tout le monde, Filantine se terra dans son petit appartement, n’osant plus aller acheter ses fromages de peur qu’ils ne contiennent des vers contaminés, regardant les commerçants avec un œil soupçonneux dès qu’ils toussotaient. Elle refusa de se faire vacciner car l’un des professeurs lui avait dit que c’était céder au biopouvoir. Elle se mit à passer son temps sur internet et les réseaux sociaux, où s’étaient reportés tous les événements philosophiques qu’elle suivait jadis dans les salles du Quartier latin, devenues des léproseries covidées. Au début, il était pénible de voir des vidéos d’individus mal fagotés, blêmes sous les projecteurs et bafouillants. Mais peu à peu un marché de podcasts philosophiques se constitua sur internet, et l’offre devint pléthorique. Il y avait bien plus de choix que quand Filantine devait arpenter ce petit triangle enchanté qui va du Boulevard Saint Germain aux Gobelins et s’arrête à l’Ouest au Luxembourg. Il n’était plus nécessaire d’essuyer les regards goguenards des étudiants qui la trouvaient ringarde et la snobaient. Elle avait enfin trouvé son cyber-espace philosophique, échangeant sans cesse des tweets et des posts pour dire du mal de tel ou telle, et pouvoir pouffer électroniquement comme on ne le pouvait plus dans les salles de cours. Les colloques disparurent, et même les séminaires, et l'on zooma vingt-quatre heures sur vingt-quatre. C’était commode : quand on s’ennuyait, il n’était plus nécessaire de réprimer un baillement, il suffisait de désactiver sa camera, et personne ne vous voyait vous absenter. L’actuel avait laissé la place au virtuel, le réel à l'abstrait, l'idéal au social, et la vie philosophique (et la vie tout court) s’était transportée sur les écrans, les i-phones et les tablettes. Pour échapper à cette cyber-solitude, elle acheta au marché aux fleurs, bravant les conseils de ses cours d'éthique animale, une perruche, dont on lui assura qu'elle récitait des pensées de Pascal. Mais l'animal, rétif, se contentait de bruire à sa manière usuelle.
Cherchez Loulou |
Seuls les rêves pouvaient tenir lieu de voyages. Dans les canicules de l’été, dans son petit appartement étouffant de Maubert, Minnie rêva que le roi de Suède, un vrai gentleman, lui faisait cadeau de ses palais, où elle pourrait organiser des rencontres philosophiques, où le Tout Paris qui se pressait jadis sur les bords de la Seine allait pouvoir se transporter sur Stadsholmen. Une musique de jazz montait des rues et des caves, et Minnie entendait la voix syncopée de Cab Calloway :
He gave her things that she was needin'
He gave her a home built of gold and steel
A diamond car with platinum wheels
Hidee hidee hidee hi
Whoah
Hee dee hee dee hee dee hee
A hidee hidee hidee ho
Amusant. La dame au ton posé du coillège de France.
RépondreSupprimerLe bateleur de Caen. Les sujets de certains cours. Les léproseries covidées. Barbara Casino. Spinoza partout.
Les gens venus après les Boomers n'ont jamais vu la Sorbonne. Ils ont fait leurs études de philosophie sur le Campus de Clignancourt, qui existait déjà à l'époque des Boomers. En allant vers les Puces, à droite au fond de la rue Francis-de-Croisset aux trottoirs défoncés et remplis d'eau de pluie, on aperçoit une cité voisine de la Sorbonne-Nord. Si personne ne vous le dit, vous n'associeriez jamais spontanément ce décor à la Sorbonne, à moins d'être saisi par la frénésie du scat à forme fixe de Cab Calloway, qui incite aux délires les lunatiques assistés par les paradis artificiels. Le monde académique de la rive gauche est comme le monde aristocratique de "Downton Abbey" sur Netflix : il a une grande richesse de codes culturels, mais il n'a jamais vraiment existé.
RépondreSupprimerLes étudiants de première et deuxième année à la sorbonne vont , quand ils sont à Paris IV , à clignancourt, et quand ils sont à Paris I, à Tolbiac.
SupprimerLa Sorbonne a les enseignements à partir de la licence. C'est vrai des boomers comme des étudiants d'aujourd'hui, depuis que la Sorbonne s'est scindée en 1968. Minnie ne suit pas le cursus ordinaire: elle est auditrice libre, et va donc à la vieille Sorbonne.
Un grand talent de plume mais, je ne sais pourquoi ou je crois deviner, pourquoi il manque un petit périple vers un autre lieux de haute philosophie : L'EHESS qui n'avait pas encore déserté le quartier.
RépondreSupprimerSi on lit attentivement le texte on verra que Minnie Filantin se limite au Quartier latin, qui "s'arrête à l'Ouest au Luxembourg". C'est à peine si elle traverse la Seine. Il n'y est donc pas question de cet au delà qu'est l'EHESS, pas plus que d'autres lieux comme Nanterre. De plus l'EHESS n'a jamais été spécifiquement une institution philosophique. Minnie n'en a donc pas entendu parler. Et si vous relisez Huysmans, vous verrez qu'il ne fait pas une cartographie des restaurants parisiens, comme le ferait le Gault et Millaut.
SupprimerJe ne sais si l'on peut caractériser se qui se produit d'enseigement de la philosophie
Supprimerà l'ENS et au Collège de France "d 'Institution" philosophique.Pour l'ignorance de Minnie des enseignements et travaux philosophiques de professeurs de l'EHESS voulant éviter La Dispute je ne dirais rien.
Bis repetita: Minnie n'est pas supposée passer en revue tous les lieux où l'on enseigne la philosophie à Paris à la manière d'un catalogue. Il serait bien entendu incomplet. Je ne suis pas sûr que vous ayez compris l"intrigue: comme Folantin dans Huysmans, elle change de crèmerie, pour aller des meilleures aux pires. Si elle avait commencé par l'EHESS, elle n'aurait pas suivi la voie de son mari. Et si vous voulez suggérer que j'épargne ma paroisse, je vous invite à considérer les thèmes qui attirent Minnie. Si vous avez une bonne connaissance des institutions (j'insiste) où la philosophie s'enseigne à Paris (et ailleurs), vous y verrez des trames communes.
SupprimerCe « billet » est sans doute, parmi tous ceux que vous avez pu publier ici, le plus déprimant (dans cette mesure il est aussi très réussi).
RépondreSupprimer(Je veux dire par-là que la demande et l’offre philosophique semblent faire obstacle à la philosophie elle-même, si je puis dire, sans espoir d’améliorer la situation)
SupprimerCe qui serait déprimant serait que la philosophie ne se pose, comme le disait Marx au sujet de l'humanité, que les problèmes qu'elle peut résoudre. Certaines des fontaines auxquelles Minnie va s'abreuver sont peut être de ce genre, mais elles sont, de ce fait même vouer à se tarir. Il y a une demande philosophique, mais si l'offre dépasse la demande, ou ne la rencontre pas, Minnie changera de crèmerie. Victime de son succès, la philosophie reviendra dans ses cénacles ou ses ermitages, et elle ne s'en portera pas plus mal.
SupprimerMême enfermée dans dans un cénacle, la philosophie ne sera jamais un cas soulant!
RépondreSupprimer" le vin était partout chargé de litharge et coupé d’eau de pompe" (Huysmans, A vau l'eau)
RépondreSupprimerJe suis sûr que Minnie a emprunté la rue Descartes. Pourquoi n'est-elle pas allée faire tour au CREA ou rendre visite au Friday Group ? Elle a dû en entendre parler entre deux cours au Collège de France. Cela aurait peut-être pu lui éviter un passage au CIP et au 45 rue d'Ulm.
RépondreSupprimerles séminaires du CREA ont toujours été confidentiels, difficiles d'accès, et pas annoncés publiquement. Minnie n'avait pas de goût pour les sciences cognitives ou la philosophie analytique. Et elle n'avait pas pour but de faire la tournée des séminaires philosophiques du Quartier latin. En revanche, au temps de la mode des cafés philosophiques, elle aurait pu se rendre à l'un d'entre eux.
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