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samedi 10 septembre 2022

CHANGER DE CREMERIE


La crèmerie pataphysique, voir ici même L'esprit des lieux

  Post scriptum à "philo à vau l'eau"


 Longtemps je n'ai pas compris l'expression "changer de crémerie". Je croyais que cela voulait dire changer de fromager, aller acheter ailleurs ses comtés, ses Saint nectaire, ses fourmes, ses vacherins,ses livarots, ses Pont l'évêque, ses cantals, ses selles-sur cher, ses crèmes fouettées, ses fontainebleau, ses crèmes liquides, ses marscarpone , ses crèmes anglaises et bavaroises. Je n'ai compris que récemment qu'une crèmerie était aussi jadis, surtout à Paris, un établissement populaire, peut être attenant à une marchand de fromage où l'on consommait des soupes et des repas bon marché. C'est ainsi que Folantin, dans A vau l'eau " continua à rôder par les cabarets, par les crémeries ". On en change souvent parce que les menus y sont peu variés, et la nourriture de piètre qualité.Le personnage de Huysmans en fait passe son temps à changer de crèmerie, à la recherche du bon marché de qualité. 
 
 
 

Mais les crèmeries ont bien changé. Ce ne sont plus des BOF.
    
 
 
"Il s’entêta ; « à force de chercher, je trouverai peut-être », et il continua à rôder par les cabarets, par les crémeries ; seulement, au lieu de se débiliter, sa lassitude s’accrut, surtout quand, descendant de chez lui, il aspirait, dans les escaliers, l’odeur des potages, il voyait des raies de lumière sous les portes, il rencontrait des gens venant de la cave, avec des bouteilles, il entendait des pas affairés courir dans les pièces ; tout, jusqu’au parfum qui s’échappait de la loge de son concierge, assis, les coudes sur la table, et la visière de sa casquette ternie par la buée montant de sa jatte de soupe, avivait ses regrets. Il en arrivait presque à se repentir d’avoir balayé la mère Chabanel, cet odieux cent-garde — « Si j’avais eu les moyens, je l’aurais gardée, malgré ses désolantes mœurs », se dit-il."
 
Aujourd'hui les crèmeries parisiennes sont devenues chics, elles sont fréquentées par des new-yorkais surtout qui adorent les boutiques néo-françaises ( C'est si bon charcuterie, The Paris baguette). J'y allai une fois avec Davidson. Il y avait de la charcuterie en entrée, puis un steak frites, comme si c'était exotique, mais de bonne qualité. On pouvait aussi manger une sorte de hamburger végétarien (on était à l'époque la vache folle). Pour qu'Américain ne soit pas dépaysé à Paris, ces boutiques newyorkaises ont élu domicile dans cette capitale exsangue et décadente.
 
Folantin s'était déjà aperçu de cette américanisation:
 
"Dans dix ans d’ici, les brasseries et les cafés auront envahi tous les rez-de-chaussée du quai ! Ah ! Décidément Paris devient un Chicago sinistre ! » Et, tout mélancolisé, M. Folantin se répétait : « Profitons du temps qui nous reste avant la définitive invasion de la grande muflerie du Nouveau Monde ! »" 
 
La crèmerie n'est pas le bouillon, mais a des affinités.

"Puis il essaya de se concentrer, de prendre de l’intérêt aux moindres choses, d’extraire de consolantes déductions des existences remarquées près de sa table ; il alla dîner, pendant quelque temps, dans un petit bouillon près de la Croix-Rouge. Cet établissement était généralement fréquenté par des gens âgés, par de vieilles dames qui venaient, chaque jour, à six heures moins le quart, et la tranquillité de la petite salle le dédommageait de la monotonie de la nourriture. On eût dit des gens sans famille, sans amitiés, cherchant des coins un peu sombres pour expédier, en silence, une corvée ; et M. Folantin se trouvait plus à l’aise dans ce monde de déshérités, de gens discrets et polis, ayant sans doute connu des jours meilleurs et des soirs plus remplis. Il les connaissait presque tous de vue et il se sentait des affinités avec ces passants, qui hésitaient à choisir un plat sur la carte, qui émiettaient leur pain et buvaient à peine, apportant, avec le délabrement de leur estomac, la douloureuse lassitude des existences traînées sans espoir et sans but."
 
 Très probablement c'est le Bouillon de la rue du Commerce, que j'ai fréquenté jadis. J'y mangeais
souvent avec Claudine Tiercelin. Il y avait le soir un mauvais potage, en plat principal un porc aux pommes, et en dessert un sorbet. La nappe était en papier, changée à chaque convive. C'était pas Byzance, mais c'était pas cher, et plein de vieux garçons. Un couple détonnait dans cet univers immuable de célibataires dont Kafka dit dans son journal qu'ils "ne vivent que de l'instant".




Benda, Pour les vieux garçons; voir sur ce blog

    Le Perraudin dans le 5eme est il un bouillon ? Il n'y ressemble plus tellement de l'extérieur. Mais l'intérieur est assez conforme.

 J' y déjeunai une fois avec Jules Vuillemin. Il prit un poireau vinaigrette, moi une salade de carottes rapées. On but un mauvais vin rouge en carafe, et si je me souviens bien, le plat principal était du lapin, servi dans une sauce un peu aqueuse. Au dessert il n'y avait qu'une tarte aux pommes assez molle.

Il arrive à Folantin de déjeuner chez des marchands de vin 

"Parfois, il déjeunait chez un marchand de vins dont la boutique faisait l’angle de la rue du Vieux-Colombier et de la rue Bonaparte, et là, à l’entresol, par la fenêtre, il plongeait sur la place, contemplait la sortie de la messe, les enfants descendant du parvis, des livres à la main, un peu en avant des père et mère, toute la foule qui s’épandait autour d’une fontaine décorée d’évêques, assis dans des niches, et de lions accroupis au-dessus d’une vasque."

 Il en reste rue de l'Abbé Grégoire, mais c'est pas celui là. J'y déjeunai un jour avec Derrida. L'entrée était des céleri remoulade, le plat un morceau de cabillaud avec des patates, et le dessert un entremets genre flan mou, que Derrida déclina, à raison. Mais c'était pas cher.

     Au fond je me rends compte que je ne suis jamais allé seul dans une crèmerie, et que je n'en ai pas tellement changé*.


 

 

* le lecteur parisien aura noté que j'ai omis Le Bouillon Racine. Mais si son décor est resté conforme (et belge), la soupe suit moins. C'est devenu une sorte de cantine pour universitaires, trop fréquentée.C'est vrai aussi du Polidor.Comme Folantin, ce que j'aime dans les bouillons et crémeries, c'est  la quasi solitude du célibataire. Comme disait Kafka, le célibataire ne vit que de l'instant.

7 commentaires:

  1. DjileyDjoon@orange.fr11 septembre 2022 à 22:44

    La crèmerie est propice au conte libertin, comme dans "La Morgue", chronique de 1888 d'Alphonse Allais. "La Morgue", qui a eu un client écossais (Mac Abbey) et un client égyptien ( Makha bey) est l'autre nom de la Crèmerie Dupuytren, lieu fréquenté par la bohème étudiante, comme l'Hôtel de la Paix de l'Ile-Saint-Louis. Si la crèmerie est le lieu du conte grivois, c'est sans doute parce qu'en voulant le beurre et l'argent du beurre, on souhaite en prime le sourire de la crémière. De cela, il reste un vague écho dans "La Boulangère de Monceau" d'Éric Rohmer.
    Quand Allais définit ailleurs la crèmerie, il dit uniquement que c'est le lieu dont on change souvent. C'est dire combien la crèmerie est une notion instable. Pour lui, il ne fait pas de doute que le changement de crèmerie est une pause dépaysante, avant de continuer à boire. Il propose même, dans une chronique, d'installer un tapis roulant pour le changement de crèmerie. À vrai dire, quand les crèmeries sont sur le même trottoir, on n'a pas vraiment l'impression d'en avoir changé. Il faut traverser la rue, et aller dans la crèmerie d'en face. Mais alors la tentation peut survenir de faire la corrida avec les voitures, comme Belmondo dans "Un singe en hiver".
    Derrida et Vuillemin n'étaient pas vraiment des professeurs de biture, ni des maîtres pour contes grivois, comme le Bucciuolo du "Ser Giovanni Fiorentino" de Straparola (1555).

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    1. je ne vois aucun rapport des crémeries avec les boulangeries et les bistrots, comme
      vous semblez l’impliquer. La boulangère de Monceau n’est pas un crémière. Allais voyait des bistrots partout.

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  2. DjileyDjoon@orange.fr12 septembre 2022 à 13:10

    En ce qui concerne Huysmans, pourquoi se limiter à sa période naturaliste ? Pourquoi ne pas préférer le Huysmans sataniste du Durtal de "Là-bas", ou le Huysmans mystique et symboliste, qui appelle ensuite tous ses héros "Durtal", comme Francis Veber avec François Pignon dans ses films ? Huysmans ne choisit pas de les appeler tous "Folantin".
    Barbet Schroeder approche de très près la Boulangère, dans une scène qui donne un léger vertige. Mais il est vrai que la leçon du film est dans la théorie des chaînes causales déviantes. À la fin, la belle Michèle Girardon, venue rebourgeoiser Schroeder, est très claire à ce sujet. Pourtant, le spectateur a pour toujours un pincement au cœur en pensant à la Boulangère.

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    1. Vous avez manqué le sens de mon billet "Philo à vau l'eau", qui démarque explicitement A vau l'eau. Durval et Là bas n'y ont rien à voir, sauf peut être si Folantine avait rencontré un sataniste parmi les philosophes du 5eme...
      On plaint la boulangère de Monceau parce que le héros lui fait un sale coup.

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  3. "J'y déjeunai un jour avec Derrida. L'entrée était des céleri remoulade, le plat un morceau de cabillaud avec des patates, et le dessert un entremets genre flan mou, que Derrida déclina, à raison. »

    Doux Jésus. Pourtant, céleri, cabillaud, pommes de terre peuvent, bien employés, donner de bons résultats. Seul le flan mou avec du Derrida ne se rattrape pas.

    Ah et puis, de philosophes mâchant en vis-vis, risquons le hors sujet, passons au manger seul (mais ne s'agit-il pas de la solitude du célibat chez Huysmans?)

    "Il y a une bonne dizaine d’années, je dînais avec quelques amis dans un petit restaurant (hors-d’œuvre, plat du jour garni, fromage ou dessert) ; à une autre table, dînait un philosophe déjà justement réputé ; il dînait seul, tout en lisant un texte ronéotypé qui était vraisemblablement une thèse. Il lisait entre chaque plat, et souvent même entre chaque bouchée, et nous nous sommes demandé, mes compagnons et moi, quel pouvait être l’effet de cette double activité, comment ça se mélangeait, quel goût avaient les mots et quel sens avait le fromage : une bouchée, un concept, une bouchée, un concept... Comment est-ce que ça se mâchait, un concept, comment est-ce que ça s’ingurgitait, comment ça se digérait ? Et comment pouvait-on rendre compte de l’effet de cette double nourriture, comment le décrire, comment le mesurer ? » Georges Perec Penser/Classer

    Saurons-nous jamais qui était ce mangeur solitaire ? Pas le maître de ce blog, sans doute. "Au fond je me rends compte que je ne suis jamais allé seul dans une crèmerie, et que je n'en ai pas tellement changé"
    Cordialement
    Maurice

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  4. lire en mangeant donne des maux d'estomac, voyez Napoléon. Les thèses donnent des migraines. Le célibat
    tue, ou suicide. Les crémeries solitaires, sont l'antichambre de la mort. C'est pourquoi on en change souvent.

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