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mardi 3 décembre 2019

Benda et le colonel Picquart





Baudelaire a dit : « Où vont les chiens, dites-vous, hommes peu attentifs ? Ils vont à leurs affaires » Chienne lambda, je vais à mes affaires de concert. Mais cela ne m’empêche pas de contempler de loin celles des hommes, et notamment la plus célèbre d’entre elles, l’Affaire.

                                                                                                       Angela Cleps 





     Julien Benda a déclaré dans sa Jeunesse d’un clerc (1937) que pour lui l’affaire Dreyfus était le “Palladium de l’histoire”. Il nous dit qu’elle a joué un rôle capital dans l’histoire de son esprit car « par elle il  [lui] fut donné de [se] connaître en tant que rationaliste absolu, j’entends qui, en face d’un conflit mettant aux prises les intérêts de la raison et ceux du social et du national, opte violemment et sans le moindre balancement pour les premiers ». Disant cela, il s’oppose autant aux anti-dreyfusards qu’aux dreyfusards, à l’armée et aux nationalistes qu’aux « intellectuels » du parti révisionniste de gauche qui soutint Dreyfus. Les uns et les autres, selon Benda, commettent le même crime contre la raison, qui est d’embrasser une cause parce qu’elle sert leurs sentiments, leurs valeurs sociales et leurs attitudes temporelles. Il déteste tout autant le parti nationaliste de Brunetière, de Barrès et des antisémites que celui du « judaïsme larmoyant » qui se porte au secours de Dreyfus parce que juif, et non parce que victime d’une injustice et d’une offense à la Vérité. Elle fut pour lui , nous dit-il, son Ultimi barbarorum. Il compare sa position à celle qu’il eut quand, ayant pu bénéficier d’un passe droit grâce à des protections, obtint à un certificat de géographie à la Sorbonne une bonne note à sa licence, et porta en place publique la note indue dont il fut bénéficiaire (cela rappelle l’anecdote du jeune Benda à l’école, qui, collant sur la géographie au tableau refuse qu’on lui souffle la réponse).
   Benda dit même qu'il voudrait qu'il y eût "une affaire Dreyfus en permanence."  Les anti-Dreyfusistes pensaient de même. Cela me rappelle mon grand père, de la classe 1877 , qui 80 ans plus tard,  répétait encore: "Dreyfus était coupable".  

    Pourtant, le rôle que joua Benda dans cette affaire fut mineur. Il se limite à ses contributions à la Revue blanche, qui coïncida avec son entrée dans le monde des lettres. Là il fréquenta le Gotha : Rachilde, Valette, Jarry (qui dans La chandelle verte et dans sa pièce L'île du diable a une analyse étonnante de l’Affaire*)



les byzantins l'ont dans l'baba


, mais aussi Blum, Porto Riche. Il en sortit les dialogues à Byzance, qui sont des commentaires de tous les épisodes de l’Affaire juste avant le procès de Rennes. On y trouve déjà tous ses thèmes rationalistes, l’anticipation de son œuvre future. Les déboulonnages de Mercier, du Paty de Clam, de Brunetière, Lemaître, y sont mordants. Il attaque la rhétorique et la logique des arguments anti-dreyfusards et s’essaie à sa théorie pré-paretienne et post-schopenhauerienne selon laquelle les gens prônent des idées parce qu’ils ont des sentiments, et transforment leurs sentiments en idées, qu’il défendra dans Mon premier testament, quand il aura, juste avant la première guerre, rejoint Péguy, et communié avec lui dans la mystique, avant qu’elle ne sombre en politique. Il y donne des analyses des textes du procès de Rennes, de la presse, et fait un travail essentiellement polémique et refuse de s’intégrer au groupe de « purs littérateurs » autour de la revue, qui l’agace . Il participa peu aux actions dreyfusardes proprement dites. Il se moque de Zola, qu’il trouve juste « un brave homme ». Il rencontra plus tard Dreyfus et le trouva falot. Au moins ne fut-il pas, comme Valéry et Gide, anti-dreyfusard. Il assista néanmoins au procès de Rennes, et s’adjoint aux groupes dreyfusards qui fréquentaient le Restaurant hotel des Trois marches.


 
Les trois marches, Rennes 1899



 Il y rencontre deux personnages. Le premier est Picquart. Le second est Jaurès. De ce dernier Benda confie qu’il fait partie de ce genre d’hommes dont il a une aversion organique pour sa continuelle éloquence (« sa voix répondait pour son esprit ; bien que nous fussions une dizaine il parlait pour trois mille personnes »). De Picquart, Benda dit

    « Evident patricien, adapté par toute sa personne à la médiation solitaire, visiblement gêné du tapage dont il était le centre. D’une culture très poussée, notamment musicale, il me contait que, dans sa prison, un de ses baumes était de s’asseoir sur son lit de fer et de se réciter une sonate de Beethoven. Il les savait à fond.




Comme je venais de lui jouer par cœur l’Aurore et avais très légèrement changé quelques mesures du finale, il m’en fit, sans ombre de pédantisme mais très exactement, la remarque. Je lui demandais un jour s’il jouait lui-même. « Oh non ! me dit-il comme avec la pudeur du page parlant de sa dame, j’aime trop la musique pour cela. Sa religion évidente pour l’état militaire donnait sa philosophie, on pourrait dire à sa mélancolie, une tenue toute spéciale, comme on la voit chez les Vauvenargues et les Vigny, dont il semblait un fils et dont la race m’a, pour cette cause, toujours fort retenu. Je n’oublierai jamais le regard de charité si haute qu’il donna à Dreyfus ( c’était la première fois qu’il le voyait) quand il s’assit devant la table du Conseil de guerre de Rennes pour lire sa déposition. Son bon goût a sûrement souffert quand, rentré dans l’armée, jeune général tout à son cher devoir sur le terrain de manœuvre, la brutalité de Clémenceau le fit ministre de la Guerre pour le jeter à la face de l’ennemi politique. avec tristesse il aurait dit : « Je ne peux pas lui refuser ». son image, que je n’ai jamais qu’entrevue, me reste comme un des plus beaux poèmes de l’espèce humaine » ( la jeunesse d’un clerc, première ed. Gallimard 1937, p.212)

  

   
     

Il était clair que Picquart était platonicien en musique, comme Peter Kivy.  ( mais Benda se trompe sans doute: Piquart jouait du piano, et était un ami proche de Gustav Mahler)*. Plus tard Benda avoua  le sien, en fermant son piano: ce qu'il n'acceptait plus dans la musique , c'est le son.



* cf L’Île du Diable. Pièce secrète en trois ans et plusieurs tableaux, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1972 et les analyses de Assia Kettani
Tout lecteur d'Ubu aura aussi reconnu Mercier, Billot ou Gonse dans Ubu, et Dreyfus dans le Capitaine Bordure.
 
** l'historien Philippe Oriol, auteur d'une somme sur l'Affaire ('Histoire de l'affaire Dreyfus : de 1894 à nos jours, vol. 1 et 2, Paris, Les Belles Lettres, , a aussi écrit que Picquart était un faux ami de Dreyfus, exhibant des propos antisémites de ce dernier. Un antisémite ami de Mahler. Benda lui-même passe, aux yeux de Louis Albert Revah, pour un juif antisémite.  Sartre disait: un anticommuniste est un chien. et il fut lui-même anticommuniste. Je suis moi-même une chienne
anti-canine.


ADDENDUM 
Dans Mr Bergeret à Paris on trouve un portrait de Picart très semblable à celui deBenda :


» Et dans ce bureau même il se trouva un homme qui ne ressemblait nullement à ceux-là. Il avait l’esprit lucide, avec de la finesse et de l’étendue, le caractère grand, une âme patiente, largement humaine, d’une invincible douceur. Il passait avec raison pour un des officiers les plus intelligents de l’armée. Et, bien que cette singularité des êtres d’une essence trop rare pût lui être nuisible, il avait été nommé lieutenant-colonel le premier des officiers de son âge, et tout lui présageait, dans l’armée, le plus brillant avenir. Ses amis connaissaient son indulgence un peu railleuse et sa bonté solide. Ils le savaient doué du sens supérieur de la beauté, apte à sentir vivement la musique et les lettres, à vivre dans le monde éthéré des idées. Ainsi que tous les hommes dont la vie intérieure est profonde et réfléchie, il développait dans la solitude ses facultés intellectuelles et morales. Cette disposition à se replier sur lui-même, sa simplicité naturelle, son esprit de renoncement et de sacrifice, et cette belle candeur, qui reste parfois comme une grâce dans les âmes les mieux averties du mal universel, faisaient de lui un de ces soldats qu’Alfred de Vigny avait vus ou devinés, calmes héros de chaque jour, qui communiquent aux plus humbles soins qu’ils prennent la noblesse qui est en eux, et pour qui l’accomplissement du devoir régulier est la poésie familière de la vie.

5 commentaires:

  1. DjileyDjoon@orange.fr5 décembre 2019 à 01:09

    Il est intéressant de voir comment, chez Benda, la théorie de la vérité repose sur la vérité judiciaire.
    De son côté, Alfred Jarry a passé l'Affaire dans la moulinette ubuesque. Dans "La Chandelle verte", il pose la question pataphysique de la distinction du vrai faux et du faux faux, à propos du bordereau, du "petit bleu" et du "faux Henry". Et il y a eu les graphologues douteux, Du Paty de Clam et Bertillon, lequel a atteint les sommets avec sa théorie de l'autoforgerie. Sans oublier le mépris de l'Armée pour le Service de la Statistique, dont elle avait fait une officine de barbouzes. Jarry aurait pu être fasciné par le personnage décadent d'Esterhazy, très "fin de siècle", tricheur et agent double, aux identités multiples. Mais la Pataphysique est affaire de morale. Comment Jarry aurait-il réagi à la Guerre de 14 ? Péguy s'est retrouvé dans le camp des nationalistes revanchards. Et les Pieds Nickelés, comme Arsène Lupin, ont roulé le Kaiser dans la farine.

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  2. Mais non, je ne pense pas que la théorie de la vérité de Benda repose sur la vérité judiciaire. Il distinguait très nettement vérité et justice.

    Jarry a anticipé charles Pasqua avec l'affaire dite du "vrai-faux passeport" d'Yves Chalier, dir cab de Nucci, PS véreux.

    Je vous conseille le film de Polanski, qui est fort bon...

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  3. DjileyDjoon@orange.fr7 décembre 2019 à 16:00

    En effet, le choix du personnage de Picquart, dans le film de Polanski, montre que celui-ci a choisi de platoniser, afin de changer son logiciel de vie. Pour tenter d'effacer les conséquences du libertinage de sa jeunesse, qui était pourtant une expérience sans retour, Polanski ne choisit pas l'aporie du pardon qui ne peut pardonner que l'impardonnables, celle de cet impossible qui tient du miracle, et qui est un don absolu que l'on fait à celui qui n'a rien demandé. Polanski semble plutôt chercher des âmes raffinées, éprises de Justice et de Bien, dont il attend le regard charitable. Mais Polanski est-il un vrai-faux Dreyfus, ou bien un faux-vrai Dreyfus ? Peut-être pouvons-nous imaginer ce que Jarry en aurait dit.
    Il est frappant de voir que la courte carrière littéraire de Jarry coïncide avec le déroulement de l' Affaire. Il écrit notamment la pièce satirique "L'île du Diable", dans laquelle Walsin Esterhazy est présenté comme le fils d'Ubu, sous le nom de "Malsain Athalie-Afrique", absout par son père du crime d'avoir vendu la Pologne pour boire. Dans cette parodie de justice, qui mérite bien d'être appelée "ubuesque", et qui est rendue par Ubu lui-même, Picquart est la Conscience, sorte de "daimonion" socratique. Mais la pièce n'a pas vraiment de message politique, et elle se termine rituellement par la chanson du Décervelage. D'ailleurs, quand Jarry publie dans la "Revue blanche", il semble tenir à rester dans le registre de la farce, en associant curieusement l'Affaire à celle de Thérèse Humbert, autre affaire de faux en écriture, et en l'appelant l'Affaire Humbert-Dreyfus. En réalité, Jarry va bien plus loin, en associant cette Affaire à l'"Affaire Ubu", car il estime lui-même être un fraudeur, un usurpateur, qui a pillé ses camarades de classe et son professeur Hébert, pour écrire "Ubu roi". Mais la fraude est infinie, dans la mesure où le mystérieux cahier vert de la classe de Jarry, contenant la genèse de la geste ubutique, est lui-même suspect d'être un "faux authentique". Quant à l'Affaire Humbert, elle est plus compliquée qu'elle n'en a l'air, car avec Jarry, tout se dédouble jusqu'au vertige. Thérèse Humbert n'a pas vraiment menti, Il y avait bien un Crawford, mais il n'était pas un oncle d'Amérique fortuné pour les gogos. Il s'agissait d'un auteur traduit par Marcel Schwob, dont Jarry a dit le plus grand bien.

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  4. DjileyDjoon@orange.fr29 février 2020 à 00:45

    Roman Polanski a été acquitté par un jury de cinéma. La philosophie analytique peut-elle juger son cas ? N'est-elle pas compétente uniquement dans le domaine de l'éthique de la connaissance ? Comment penser analytiquement les choses qui ne passent pas ? Pourrait-on concevoir une éthique du vague ?

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  5. DjileyDjoon@orange.fr6 mars 2020 à 13:30

    Il y a une génération postmoderne qui est sensible au problème de Polanski. Tout le monde a connu et a un peu fantasmé sur l'idée de la Maîtrise sadienne du libertinage, réactivée par les marginaux du surréalisme, car André Breton n'appréciait pas du tout Sade, contrairement à Apollinaire. Polanski a été le Maître libertin avant de s'assagir, l'âge aidant. Il a été l'homme tyrannique, tyrannisé par lui-même, que décrit Platon à la fin de "La République". Mais qu'est-ce au juste que cette sagesse, qui survient quand on n'en a plus besoin, parce que les pulsions érotiques ne sont plus au rendez-vous ? C'était plus tôt qu'il fallait réussir à être vertueux, afin de se gouverner soi-même. Mais ce faisant, on ne fait pas parler de soi. Ce que l'on reproche à Polanski c'est de faire une utilisation marginale de la sagesse. Avec lui, elle devient un luxe un peu insolent, quand le désordre de sa vie s'est arrêté tout seul.

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