La publication récente du cours de Jacques Derrida
, La vie la mort. Séminaires(1975-1976) et l'inscription de son nom sur une épée de jedi ont éveillé en moi des souvenirs.
Quand j’étais en terminale au lycée, à
l’âge où l’on n’est pas sérieux, je fus une fois invité chez un professeur de
philosophie qui avait à sa table quelques collègues. L’un d’eux, si je me
souviens bien, enseignait à Tours. A un moment du repas, histoire de faire le
malin, je prétendis que La voix et le
phénomène, que je n’avais pas lu, n’était pas à hauteur de sa réputation.
Le tourangeau s’exclama indigné: « Je ne tolèrerai pas qu’on dise du
mal de Derrida !» Plus tard, je lus, cette fois réellement et avec peine, La grammatologie et l’Ecriture et la différence, puis La pharmacie de Platon, et trouvai derechef, mais cette fois de
manière plus informée, que ces livres n’étaient pas à la hauteur de leur
réputation.
Un livre controversé (videte Mulligan, How not to read) |
Entré à l’Ecole normale, je me mis à
préparer l’agrégation de philosophie. Cette année-là, le thème au programme de
la seconde dissertation était la vie et
la mort. Nous trouvions cela bien vaste, comme si l’on nous avait collé l’être et le néant ou le ciel et la terre. Mais il fallait
bien s’y coller justement, et nous étions, de par notre formation de khâgneux,
rompus à l’exercice de parler de n’importe quoi (c’était même alors tout notre
savoir). Derrida, qui était notre caïman, était supposé, selon son titre de
maître-assistant répétiteur, nous préparer à cette épreuve. Je me rendis donc,
à l’automne 1975, à son cours d’agrégation, qui portait aussi le nom de
« séminaire », et qui s’annonçait traiter de « la vie et la mort ».
L’agrégatif a beau être un sujet supposé savoir – savoir parler de n’importe
quoi - il lui faut quand même une
accroche. J’espérais donc du séminaire de Derrida qu’il m’apportât une patère
pour mes concepts flous. Las ! En fait de patère, nous n’eûmes,
agrégatifs, que quelques crochets adhésifs, du genre de ceux qui se décollent
quasiment tout de suite du mur. Tout était fait pour décourager l’étudiant. Le
dispositif du séminaire d’abord. Le public ne contenait en fait que peu
d’agrégatifs, et était essentiellement mondain, principalement féminin, et si je l'avais su à l'époque, composé de quelques célébrités. Il
s’animait surtout quand Derrida parlait de Freud, du principe de plaisir et de
l’instinct de mort, ce qui semblait dénoter un parterre surtout lacanien. A
chaque pointe du maître, on gloussait comme Mademoiselle Kiglouss, la
secrétaire de Monsieur de Maesmeker dans Gaston
Lagaffe.
A la première séance, Derrida commença par déclarer qu’il était partagé entre parler du sujet de l’agrégation, concours dont il se défiait, et parler d’autre chose à sa façon. Il parlait d’ailleurs essentiellement d’autre chose, se lançant dans de grands développements sur Nietzsche ou Freud, dont on ne voyait que lointainement le rapport avec le sujet. Quand il abordait des thèmes qui semblaient avoir un rapport, comme l’idée de la vie comme information, qu’il commentait à partir de la logique du vivant de François Jacob, paru quelques années auparavant (et que j’avais lu parce que Foucault l’avait recommandé), il se cantonnait à des banalités. De fait ce qu’il me semblait dire était une série de banalités, couchées dans un discours qui passait de jeux de mots dans le style Yau de poële * ou Marabout, bout de ficelle, à une série de métaphores filées à la suite en collier, dont voici un exemple :
A la première séance, Derrida commença par déclarer qu’il était partagé entre parler du sujet de l’agrégation, concours dont il se défiait, et parler d’autre chose à sa façon. Il parlait d’ailleurs essentiellement d’autre chose, se lançant dans de grands développements sur Nietzsche ou Freud, dont on ne voyait que lointainement le rapport avec le sujet. Quand il abordait des thèmes qui semblaient avoir un rapport, comme l’idée de la vie comme information, qu’il commentait à partir de la logique du vivant de François Jacob, paru quelques années auparavant (et que j’avais lu parce que Foucault l’avait recommandé), il se cantonnait à des banalités. De fait ce qu’il me semblait dire était une série de banalités, couchées dans un discours qui passait de jeux de mots dans le style Yau de poële * ou Marabout, bout de ficelle, à une série de métaphores filées à la suite en collier, dont voici un exemple :
« Qu’il
existe avant toute serrure et toute ouverture-fermeture instituée, avant toute
clé donnée ou reprise, une fente – qui n’est donc ni naturelle, ni survenue (technique,
instituée) –, que la possibilité de cette fente permette de voir… »
Gloussements nourris dans
la salle. J’avais lu Madame Edwarda,
et gloussai, à ce trait, en chœur. J’eus plus tard l’occasion de constater que le trope de
la fente et de l’ouverture était l’un de ses favoris, quand j’entendis aux Etats
Unis une conférence qu’il faisait (en français, devant un public anglophone qui
n’y comprenait pas un traître mot mais semblait apprécier grandement) sur
l’invagination dans La folie du jour
de Blanchot.
Mais ce n’était pas vraiment ce qui rendait
ce séminaire pénible. Le plus pénible est la manière dont le maître s‘écoutait
parler. Il le faisait en fait littéralement, en ayant devant lui un gros magnétophone,
sur lequel il enregistrait le flux de son discours. Je suppose qu’il faisait
ensuite coucher par écrit ses propos. A cette époque il n’y avait pas de
portables ni de petites sonneries à musiques aigrelettes, mais il y avait les
magnétophones et leur appareillage. Derrida avait, comme son public, le sien. Au
début de chaque séance, il avait besoin de rembobiner les bandes, ce qui
faisait pendant cinq minutes une espèce de grésillement insupportable, et
ensuite de réécouter la fin de la séance précédente, pour raccorder – resuturer
dirait l’autre – ledit flux à celui qu’il allait produire. Pendant ces moments
qui suivaient celui du rembobinage, nous devions avec lui réentendre la fin de
la fois d’avant, comme le petit chien Pathé Marconi qui écoute la voix de son
maître. Je trouvais cela un peu paradoxal pour un philosophe qui affirmait le primat de l'écriture sur la parole vive, mais je compris plus tard que le magnéto était bien une forme d'écriture.
* un lecteur m'a rappelé François George, L'effet Yau de poële de Lacan. C'est en effet en référence à ce livre que j'ai employé cette expression.
Peut-être ces 14000 pages finiront comme les Principia juridica de Montfort, une autre tourangeau. A supposer toutefois que les cours de Derrida alignent davantage de banalités que ses livres.
RépondreSupprimer"L'invagination dans la folie du jour chez Blanchot" ... !
RépondreSupprimerPuisque vous évoquez le style ou l'effet " 'Yau de poële ", rappelons le très instructif ouvrage du même titre que l'on doit à François George sur une autre figure intellectuelle française qui officiait encore à cette époque et que le monde entier nous envie et dont les travaux sont tout aussi clairs [sic] que ceux du roi des "déconstructionnistes": Lacan.
Oui, merci , c'était bien à François George sur Lacan que je pensais en usant de cette expression Merci de me le rappeler. Une autre allusion de ce billet "Cette année là" renvoie à Claude François, autre star des sixties ,mais aussi au charmant En ce temps là de Clément Rosset, qui scotcha admirablement la philosophie de l'Ecole normale durant la décennie précédente dans Les matinées structuralistes.
RépondreSupprimerPour être plus précis sur la référence à Blanchot,voyez de Derrida Parages, où il développe ce thème ( la conférence que j'avais entendue en 1979 est la source de ce livre): "L'invagination est le reploiement interne de la gaine, la réapplication inversée du bord externe à l'intérieur d'une forme où le dehors ouvre alors une poche" (Survivre, dans Parages, p133).
C'est le groupe Postmodern Jukebox, de Scott Bradlee, qui rend la musique pop vintage, les classiques modernes et les modernes classiques, par de surprenantes associations, qu'il faudrait également citer. Son interprétation d' "All About That Bass" est excellente.
RépondreSupprimerDe même, par sa controverse avec Searle à propos du performatif et de la contextualité d'Austin, Derrida a rendu la philosophie analytique derrido-compatible. Au fond du débat avec Searle, il y a une souche commune aux deux adversaires, qui est l'intentionnalité de Brentano.
Néanmoins, quel usage peut-on faire de la philosophie analytique hors de son champ d'études, même s'il s'agit de la critiquer ? Que penser de l'application de la performativité d'Austin au droit constitutionnel, quand on le ramène à un langage performatif créateur de normes, hors de sa fonction de régulation ?
Il y eut jadis une version rock finlandaise du Tractatus de Wittgenstein, dans les années 70. Elle n'essaima pas en Europe du Sud, car personne ne lisait Ludwig à l'époque.
RépondreSupprimerVous vous trompez sur Brentano. Il y a des idées commune entre Searle et Brentano; mais Derrida est
tout Heidegger, qui redirige complètement l'intentionnalité au sens de Brentano et de Husserl.
Derrida n'a rien rendu Derrido compatible, sauf ce qui est derridien ab ovo.
On pouvait encore, dans les années 70 et 80, parler de philosophie analytique comme d'un courant global, sans faire le détail. Aujourd'hui il y a dedans à boire et à manger.
Aujourd'hui, à Normale Sup, l'équipe qui encadre la préparation de l'agrégation de Philo semble plus en phase avec ce concours. Dan Arbib est un heidegerrien discret qui rénove l'étude de Descartes. Dimitri El Murr revient aux textes de l'Antiquité grecque, comme l'avait fait Monique Dixsaut. On peut s'interroger sur la pertinence du choix d'Althusser et Derrida, auteurs célèbres dans les marges de l'Université, pour préparer ce type de concours, même si l'on n'en est pas fanatique. Cela revenait à laisser les élèves se débrouiller.
RépondreSupprimerOn voit la plupart du temps la préparation à l'agrégation comme une branche un peu spéciale de l'agriculture, qui ferait, par le truchement d'habiles jardiniers sur un sol fertile et avec de bonnes conditions climatiques, pousser certaines plantes destinées à fleurir dans ce concours et à donner des fruits abondants. Mais cela n'a jamais été le cas. Cela a plutôt à voir avec la tentative pour faire pousser de l'herbe sur des sols arides, venteux et dans des climats désertiques.
RépondreSupprimerNe trouvez-vous pas qu'il y a quand même eu certains potagers féconds ? Ils sont fonction des saisons et des époques. Parfois dans l'histoire le climat intellectuel a été propice à de bonnes fournées.
RépondreSupprimersur ce cours de Derrida voir
RépondreSupprimerMichael Naas
L’agrégation, le programme : la chance de La vie la mort Philosophiques
C, Volume 47, numéro 2, automne 2020, p. 251-540, Philosophiques