Ieronimus Bosch, Paradis
Je mourus. Rien d’extraordinaire à
cela, vu ma biologie dégénérescente, ni d’étonnant au fait que je le raconte à
présent (Call me Ismaël).
Je croyais que
j’aurais des expériences pré-post mortem
du genre de celles qui font l’objet de recherches lourdement financées par la
Fondation Templeton . Je pensais que je
verrais des lumières célestes se diffuser dans des tunnels comme dans le
tableau de Jérôme Bosch.Mais rien. Juste une sorte d’obscurité vaguement
lumineuse, comme le brouillard sur les canaux de Bruges-la-Morte.
Tout ce dont je me
souviens est qu’on me guida (qui ? je ne vis personne, mais je suivis
l’injonction qui venait comme d’un haut-parleur, mais d’une voix dont il est
était impossible de déceler si elle était masculine ou féminine) vers une sorte
de centre de rétention, dans le genre de ceux pour les immigrés, dans une pièce
avec une lumière au néon au plafond, des sièges blancs, durs et froids, et sans
fenêtres. Je ne sais même plus si j’étais seul ou accompagné. Je sais que je vis
à un moment une petite blonde plutôt jolie, mais qui disparut durant le trajet.
Je montai ensuite dans une sorte de navette, comme celles qui vous mènent d’un
terminal d’aéroport à un autre. Toujours dans une sorte de silence cotonneux.
Puis une accélération, très douce, à la manière des ascenseurs des hôtels de
luxe, qui me conduisit dans une antichambre à la lumière enfin tamisée.
Tout ceci se
passa sans que je produise mentalement (car je tiens qu’il y en a) la moindre
volition, ou que je fisse le moindre geste. Je me sentis seulement, sans avoir la
conscience de bouger, m’avancer dans la navette, m’asseoir, et en sortir, en
somnambule. Et pourtant, quand j’arrivai devant le Préposé, il me
demanda : « Pourquoi avez-vous choisi la Station Intermédiaire, et
pas la Destination Finale ? »
Laird Cregar (1913-1944) dans Heaven can wait de Ernst Lubitsch (1943)
"A passport to Hell is not issued on generalities"
Laird Cregar (1913-1944) dans Heaven can wait de Ernst Lubitsch (1943)
"A passport to Hell is not issued on generalities"
Je m’entendis
répondre : « Mais parce que je ne la vaux pas » - « Et
pourquoi donc ? » me répondit-il, « Examinons cela. Un passeport pour l'éternité ne se délivre pas sur la base de généralités.» Il pressa le
bouton d’un écran, et se mit à lire, me commentant au fur et à mesure ce qu’il
lisait. « Vous n’avez pas été méchant, même si vous fûtes souvent dur avec
vos ennemis et si vos sarcasmes déplurent à plus d’un. Auraient-ils de vraies
raisons de s’en plaindre ? Non, car ils les méritaient. Vous vous assîtes souvent
au banc des moqueurs. Mais qui ne le fit ? Avez-vous vraiment fait du
mal à votre famille, à vos amis ? Non, bien que vous ne leur ayez pas
non plus fait vraiment de bien. Vous n’avez pas été un très bon mari, ni un
très bon père. Avez-vous fait du bien ? Non, vous vous êtes contenté de
faire votre devoir, ce qui n’est déjà pas mal. Mais vous en avez rendu
plusieurs malheureux. En somme vous vous êtes surtout occupé de vous-même, ce qui
est assez sérieux. Voyons à présent si vous avez accompli quelque chose de
positif, qui fût un tant soit peu à la gloire de Dieu. A priori on pourrait le
croire, car vous n’avez pas cessé de vous recommander de la vérité et de la
connaissance, qui sont le plus sûr chemin vers Dieu. La seule chose qu’on
pourrait vous reprocher est de les avoir brandies comme des hochets plutôt que
de les avoir vraiment pratiquées vous-même. Ce qui nous a plus ennuyés ici est vous
n’avez pas non plus cessé de prêcher l’athéisme – vous voilà bien avancé à
présent ! - et déclaré qui à qui
voulait vous entendre que si Dieu est mort, tout n’est pas permis. Si vous affirmez
l’antécédent, comme il le semble bien et détachez le conséquent, cette
inférence absurde vous condamne, mais comme elle vous conduisait à faire
exactement la même chose que si tout n’était pas permis Dieu ne serait pas mort
je crois que notre Office vous pardonnerait aisément. Ce qui nous inquiète plus
est que vous n’avez pas fait grand-chose de votre existence. Où sont les
volumes qu’on attendait de vous ? On aurait cru que vous produiriez de
gros traités, des dictionnaires, des anthologies, des chrestomathies, des œuvres
de conséquence… Et quoi ? Même ce que vous avez écrit de court n’est pas,
comme aurait dit l’Abbé Terrasson, philosophiquement bien long.
Je protestai.
N’avais-je pas écrit quelques ouvrages de philosophie, outre mes propres livres
et articles, qui, il faut le reconnaître, participent peu du génie
français et encore moins ( a fortiori)
du génie tout court? J’avais écrit (moyennant finance je l’avoue) des livres
sous le pseudonyme de Jean Passe, parmi lesquels des biographies à succès, une Vie de Badiou et une Vie imaginaire d’Onfray, une Bibliographie des monographies sur Luc Ferry
, un Commentaire de la Métaphysique de
Conche, en cinq volumes, et un Tombeau
pour Régis Debray. J’avais aussi, sous le pseudonyme de D. Meyer, servi de
nègre pour le Discours de réception
d’André Comte-Sponsort à l’Académie française, et préfacé le Petit Traité de métaphysique pornographique
de Ruwen Obvien. Tout ceci était-il vraiment sans mérite ?
Le Préposé pouffa
discrètement. Il trouvait lui aussi ma Vie
de Badiou une contribution plus importante à la philosophie que mon Traité des enthymèmes ou ma collection
de Rapports de thèse ou mes quatre
volumes d’Evaluations pour l’AERES. Mais, me montrant les rayonnages
indéfiniment longs des œuvres de François Laruelle, Jacques Derrida, Peter
Sloterdjik, Alain de Botton ou Stanley Fish, qui n’hésitaient pas à transformer
leurs rapports de thèses en livres, il me fit comprendre que je n’étais guère à
la hauteur. Quant à mes articles il objecta que la plupart n’étaient même pas
parus dans des revues figurant dans le top 50 des classements internationaux. Comme
je lui faisais remarquer que j’avais quand même eu quelques prix, assisté en
costume à diverses cérémonies, dont quelques-unes en mon hommage, il étouffa un
autre rire, et d’un geste fit apparaître
sur un écran les images d’une cérémonie Nobel, où Sartre venait chercher son
prix, et un autre où l’on voyait le nom de Foucault sur une plaque devant le
Collège de France. J’eus beau lui dire que les images de Sartre devaient être
un montage grossier, étant donné qu’il n’avait jamais été à Stockholm chercher son
prix et qu'un chien avait pissé sur la plaque de Foucault, il n’eut pas de mal à me faire comprendre que je ne pouvais pas espérer
grand-chose.
« En somme,
dis-je, vous ne me verriez même pas à la Station Intermédiaire, mais peut-être
même en deçà, dans les Limbes ? »
« Non,
répondit-il sur un ton dantesque, mais n’espérez pas aller au-delà. »
Mais quand un
petit homme au visage triste mais souriant, tout de noir vêtu, ressemblant un
peu à l’acteur Maurice Baquet et sentant l’eau de Cologne à bon marché,
s’approcha du guichet où je parlais avec le Préposé, pour m’intimer l’ordre de
le suivre, je crus bien que c’était en Deçà qu’on me menait.
L’homme me mena
dans un long couloir. Il sortit de sa poche une flûte et se mit à jouer l’air
de Papageno, mais très lentement, ce qui le rendait lugubre. Nous pénétrâmes
dans une salle sombre, au plafond de laquelle brillaient de pseudo-étoiles
jetant une lumière glauque. Mon Papageno triste me faussa alors compagnie, et
je sentis le souffle d’un vent glacial. Dans un nuage blanc m’apparut alors une
sorte de Reine de la Nuit à la longue crinière rousse bouclée et faisant virevolter de
grands pashminas colorés. Elle entonna, en appogiaturant sec:
du bist unschuldig, geworfen, endlich–
Ein Gewesend so wie du, vermag am besten,
dies tiefbetrübte Fürsorge zu trösten
Ein Gewesend so wie du, vermag am besten,
dies tiefbetrübte Fürsorge zu trösten
Bin ich inVerfallenheit,,
denn meine Wahrheit Gestellt mir.
Durch sie ging all mein Heimatlichkeit verloren,
ein Ereignis entfloh mit ihr.
denn meine Wahrheit Gestellt mir.
Durch sie ging all mein Heimatlichkeit verloren,
ein Ereignis entfloh mit ihr.
Noch seh’ ich ihr Zittern
mit bangem Erschüttern,
ihr ängstliches Leben,
ihr Bekümmerung.
Ich mußte sie mir rauben sehen,
Ich bin im Gestell!, war alles was unterweg zu sprache –
allein vergebens war ihr Flehen,
denn meine Hilfe war zu schwach.
Du wirst sie zu Erschlossen gehen,
du wirst die Wahrheit Retter seyn.
Und werd’ ich dich als Sieger sehen,
so sei sie dann Vorhanden dein.
Qui aurait résisté à l’ordre de
la Reine de la Nuit d’aller dévoiler la Vérité comme liberté et la faire
advenir à l’être dans son advenance du lointain au proche? Je m’engageai dans des couloirs sans fin,
jusqu’à ce que je trouve, dans une clairière, au fond d’un puits, une jeune
fille pâle, nue et tremblante (peut-être celle que j’avais vue tout à l’heure
dans la navette) : Alétheiamina,
La Vérité, à n’en pas douter, vu la clairière. Je la sortis du trou du Seyn et lui passai pudiquement ma
chemise, la trouvant un peu trop dévoilée, ce qui me fit à mon tour rougir car
je me retrouvai torse nu. Mais à peine avais-je pris la belle dans mes bras,
que la marâtre au Dasein vindicatif reparut.
Alétheiamina en la voyant se fit
encore plus tremblante et me cria de la sauver des griffes de sa mère, qui,
disait-elle, était une sophiste et une relativiste qui ne croyait pas en elle,
mais l’appelait néanmoins « sa » vérité. Elle m’apprit qu’elle
n’avait pas du tout été enlevée mais s’était sauvée pour échapper à l'emprise de ce terrible Denkweg.
Nous nous échappâmes au plus vite dans les
couloirs souterrains, jusqu’à atteindre une immense grotte éclairée
d’une vive lumière, au centre de laquelle se trouvait un temple, dont sortit,
habillée d’une grande robe blanche une digne prêtresse au regard sévère et accusateur, Sarastra.
« Rassure
toi, Scalpelino, tu es ici chez toi, au Temple de la Raison. Du moment que tu ne
t’intéresses pas aux principes du connaître et de l’Etre, qui sont
inconnaissables, et que la Reine de la Nuit autant que ses alliés en Religion
cherchent à nous imposer, et que tu t’en tiens à La Science, qui est la seule
Vraie Religion, ton âme sera sauvée et tu auras ton Alétheiamina . Mais ne viens pas me dire que ta métaphysique, avec ses
substances et ses attributs, ses relations et ses accidents ne mène pas tout droit chez les Créationnistes . Ne viens pas me
dire que tu sacrifies à mon Templum Rationis l’Eglise Romaine et ses Papes analytiques
car je sais que tu théologises en secret et danses avec de petits abbés dès que
tu te demandes si les croyances sont justifiées. Tu n'es pas bon pour le Temple, mais pour Templeton! Si cela devait se produire, je
t’enverrais immédiatement dans les tréfonds de la crypte scolastique. »
Temple d'Isis et d'Osiris, Zauberflöte, KF. Schinkel 1816
Elle me foudroya du regard, et je me
couchai la face contre le sol pour ne pas subir ses éclairs brûlants. Les
séides glaciaux de Sarastra montaient déjà des enfractuosités des parois, et
Zanastos son âme damnée commençait à me chatouiller les pieds.
Je fuis encore
dans des galeries infinies, toujours plus loin pour échapper à la Königin et à
la Sarastra. Je commençai alors à entendre une rumeur lointaine…
Quivi sospiri, pianti e alti guai
risonavan per l’aere sanza stelle,
per ch’io al cominciar ne lagrimai
risonavan per l’aere sanza stelle,
per ch’io al cominciar ne lagrimai
Excellent texte.
RépondreSupprimerCependant je suis sans comprendre pourquoi on peut se faire financer pour étudier les mystères de l'esprit (mind) et non pas les mystères de la religion ?
pour d'aucuns c'est kif kif
RépondreSupprimerpour d'autres c'est du sérieux !
RépondreSupprimerMais quelle sage et délicieuse distance amusée!
RépondreSupprimerVoilà que d' une paternité féroce à défendre les siens vous êtes parvenu à la joie sereine d' être grand-père!
Ça ne s'invente pas!
Mmm. Etes-vous sûr ?
RépondreSupprimerJe n' en suis pas sûr du tout mais vous estime d' avoir tout l' art d' être un patriarche avec la distance et la maîtrise mais aussi avec toute la chaleureuse et expérimentée compréhension ( parfois coruscante) qu' il faut...
RépondreSupprimerUn Victor Hugo de la philosophie en quelque sorte!
Sans doute me trouvez vous aimable parce que je suis mort.
RépondreSupprimerEn tout cas l'ancien élève, à l'époque où vous enseignait à Caen, constate avec plaisir que votre humour s'est affiné en prenant de la bouteille. C'est avec grande joie que j'ai découvert votre blog.
RépondreSupprimeron s'affine au fur et à mesure que l'on grossit
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