Quem recitas meus est, o Fidentine, libellus :
Sed male cum recitas, incipit esse tuus.
Martial
J’ai besoin de
citer Taine, Essai sur Tite Live,
Hachette 1860. Je vais sur un site web, qui me donne immédiatement ce que je
veux. Je copy et paste ce passage fameux de la préface où le natif de Vouziers
écrit:
« L'homme,
dit Spinoza, n'est pas dans la nature « comme un empire dans un empire, » mais
comme une partie dans un tout; et les mouvements de l'automate spirituel qui
est notre être sont aussi réglés que ceux du monde matériel où il est compris.
Spinoza a-t-il raison? Peut-on employer dans la critique des méthodes exactes ?
Un talent sera-t-il exprimé par une formule? Les facultés d'un homme, comme les
organes d'une plante, dépendent-elles les unes des autres? Sont-elles mesurées
et produites par une loi unique ? Cette loi donnée, peut-on prévoir leur
énergie et calculer d'avance leurs bons et leurs mauvais effets? Peut-on les
reconstruire, comme les naturalistes reconstruisent un animal fossile? Y a-t-il
en nous une faculté maîtresse dont l'action uniforme se communique différemment
à nos différents rouages, et imprime à notre machine un système nécessaire de
mouvements prévus? J'essaye de répondre oui, et par un exemple. »
Certes j’aurais pu
recopier ceci moi-même, de ma belle main, dans un cahier, puis reverser le
texte dans un autre - dissertation, article ou livre- comme je le faisais jadis
quand j’allais dans des bibliothèques. Mais je devais alors, outre me rendre
dans celle qui était susceptible d’avoir le volume (et qu’il ne soit pas perdu,
volé ou pillé), attendre au moins une heure qu’un magasinier veuille bien aller
quérir le volume, après sa sieste ou son goûter, dans un rayonnage improbable.
L’engorgement actuel des bibliothèques germanopratines aidant, dû
essentiellement au fait – déjà connu de ma génération mais qui a pris des tours
aussi catastrophiques que celui des aéroports les jours de départ en vacances –
que les étudiants n’ont pas - qu'il s'agisse de ceux qui se pressent dans la vieille Sorbonne, ou dans les classes prépa locales (HIV, Louis le
Grand, Sainte Barbe, etc.) - de lieux où travailler décemment, qu'il il faut attendre près de
deux heures dans une queue sous la pluie pour entrer à la Ginette ou à la Bibliothèque de la Sorbonne, mieux vaudra que je me mette devant mon écran.
La faculté de
copier mécaniquement ne nous rend-elle pas plus intelligents, en nous libérant
d’autres tâches, puisque nous n’avons plus besoin de toutes ces étapes
intermédiaires (aller la bibliothèque, attendre le livre, faire la copie 1,
puis la copie 2 ou 3 ), pour penser à autre chose ( par exemple que serait un
naturalisme tainien aujourd’hui ? Le Sartre de l'Idiot de la famille n'est -il pas à
sa manière un Taine ? Bourdieu aussi?) Elle permet aussi, via les recoupements que
font les logiciels, de confronter la phrase de Taine de 1860 avec d’autres de
ses textes, par exemple l’essai sur les fables de la Fontaine avec la fameuse
métaphore du ver à soie, ou la préface de l’Histoire
de la littérature anglaise. Je l’intégrerai peut être dans un logiciel de
composition de notes de pages ou de bibliographies.
Alors nos progrès techniques ne nous
rendent-ils pas plus intelligents ? Pas sûr. D’abord, je vais sans doute
oublier cette phrase de Taine. La copier me donnait jadis une occasion de m’en
souvenir. Aujourd’hui, elle est quelque part sur mon ordinateur, « externalisée »
par rapport à ma mémoire, et je peux espérer la retrouver dans mes fichiers, si
je les classe bien, ou avec la fonction « search » de mon ordinateur.
Certes mon fichier peut se perdre (comme mon cahier jadis). Mais l’externalisation
aura lieu ailleurs. Car à la vitesse où les choses vont, mon article sur Taine
sera publié sur un site web, mon blog, une plateforme. Si je le donne dans un
cours, et que celui-ci est podcasté,
voire mouqué, il sera accessible
partout. Même si je ne fais rien de cela, et publie un livre à l’ancienne
manière, celui-ci sera googlé, et on
le retrouvera. Il sera en français. Mais google
encore pourra le traduire pour des Persans ou des Ouïghours. Tout le monde y
aura accès, et surtout pourra faire lui aussi un cut and paste . Certains mettront la référence à mon article, s’il
est sur une publication officielle, d’autres non (s’il est sur un blog tout ce qui pouvait encore demeurer de vergogne citationnelle disparaîtra). La
citation se transmettra finalement sans mes réflexions, sans mon nom. Le peu
d’originalité que j’aurais pu avoir en citant cette phrase de Taine – c’est
après tout moi qui ai eu l’idée d’aller la chercher là et la mets en avant [1]sera
perdu dès qu’un de ces chaînons aura oublié mon statut initial de copiste. Peut-être
qu’un site web de synthèse, comme il y en a de plus en plus, proposera cette citation
à des candidats au bac, à des étudiants ou à des auteurs qui la recopieront. Quand
je m’aviserai moi-même de la citer ailleurs, on me regardera comme un cuistre,
qui se vante d’un savoir devenu banal. Peut-être même m'accusera-t-on de plagier. Mais peut-il y avoir encore du plagiat quand tout le monde plagie ( voir l'argumentaire d'Alain Minc que je cite ailleurs ici)? Etiemble disait que la plupart des gens, au lieu de commencer une phrase en disant "je pense que" devraient dire "je répète que". On a toujours copié, mais on condamnait jadis cette pratique. Corrélativement, dans les milieux universitaires il était considéré comme normal, outre de citer ses sources - l'essence même du travail universitaire est dans cette pratique- de permettre à ceux dont on jugeait la contribution originale d'être mieux connus, par exemple en favorisant la publication de leurs travaux. Mais comme le fait remarquer Jean-François Revel ( Le voleur dans la maison vide, Plon 1997,p.245), à partir d'un certain moment ( Revel le date dans les années 1970), "cette honnêteté devint aussi inconcevable que, pour un cafetier, de donner aux clients l'adresse du bistrot d'en face". La concurrence intellectuelle est tout simplement devenue la même que celle des bistrotiers ou épiciers entre eux. Revel commente : "Peut-être cette inversion des règles immémoriales de la civilisation vient-elle de l'anxiété fébrile répandue dans le troupeau littéraire par l'irruption des médias. Quand on ne sent plus sa propre réalité que dans la mesure où les médias la mentionnent, l'oeuvre perd son autonomie au bénéfice exclusif de l'écho qu'elle suscite". Revel compare encore la montée en puissance du plagiat, qui finit par devenir la loi même de la vie intellectuelle, avec "les chapardages du paysan d'antan qui tâchait toujours de carotter quelques pouces du champ du voisin en comptant que ce larcin passerait inaperçu dans le village, même si la victime gueulait un peu." Sauf que nous sommes tous devenus ces paysans, même dans la Haute Intelligence.
Autrefois à l’école
l’instituteur s’écriait avant de donner un devoir sur table et voyant déjà
les élèves se disposer sur leurs bancs: « On ne copie pas ! ».
Mais il est probable qu’aujourd’hui le cri qui ne manquait pas de fuser au bout
de cinq minutes - « M’sieur ! il copie ! » - ne sera
même plus entendu, tant copier est devenu l’essence même du travail. Ne remettait-on pas au professeur sa copie, pour qu'il corrige son paquet de copies? Chercher
quelque chose à copier est devenu la recherche même.
Copier est bête
(Bouvard et Pécuchet sont copistes, et une fois leurs aventures noétiques
terminées, il reviennent à leur ancien métier), et confine à la folie
(Bartleby, admirable adaptation de Maurice Ronet, dont tous les acteurs, tous éternels seconds rôles du cinéma, se trouvent transcendés dans cette histoire: Ronet n'a pas pu ne pas faire là le clin d'oeil désabusé que son propre regard contenait). On a fait cela pendant des siècles. Que faisaient d’autre, par leurs
moyens propres, les arts de la mémoire ? Pour tous ceux qui me soupçonneraient de reproduire le geste Teutho-platonicien, je mettrais les points sur les iotas: c’est aussi le sort qui nous attend.
[1]
Parmi les commentateurs récents , seule
Pascale Seys la cite entièrement en lui donnant sa place . Jean Thomas Nordmann et Nathalie Richard la citent à peine.
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