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jeudi 21 août 2014

Bécassine et la cinquième colonne








   En août 14, peu après la mobilisation générale, Bécassine est à Paris, Boulevard de Courcelles, où Madame de Grand Air s’est transportée pour avoir plus aisément des nouvelles de son fils mobilisé au front. Bécassine fait connaissance de la Ville Lumière, et un jour, promenant Loulotte au Parc Monceau, elle entend une conversation entre des gens de maison attroupés. Il n’y est question que de la cinquième colonne, qui mine l’arrière pendant que nos pioupious combattent au front. Comme la scène a lieu près de la Colonnade du parc, qui comporte une vingtaine de colonnes, Bécassine se demande bien ce que la cinquième peut avoir de spécial. 


                                                        Parc Monceau, la Colonnade

« Moi, j’ai beau regarder cette colonne, je lui vois rien de dangereux ! » Un élégant promeneur, du nom de Chartier, qui passait par là, professeur de philosophie au Lycée Carnot, surprenant sa remarque, lui suggère ironiquement : « Eh bien ! Comptez donc, Mademoiselle, les colonnes de votre Panthéon mental !» Cette interjection sibylline achève de mettre Bécassine dans la confusion. Les employés de maison et dames de compagnie réunis autour d’elle rient de bon cœur. « Mais non, Bécassine, la Cinquième colonne n’est pas celle du Parc Monceau. C’est le nom que l’on donne aux espions boches qui infestent la capitale pour renseigner Guillaume sur les mouvements des troupes et nos armes ! Il y en a partout, et leurs oreilles ennemies nous écoutent. » Cette information ne tombe pas dans l’oreille d’une sourde. Pendant plusieurs jours, chaque fois que Bécassine est dans la rue, elle scrute les visages des passants, guettant l’espion boche. Un matin, devant la Boulangerie de Monceau, elle avise un petit moustachu aux yeux chafouins et aux joues roses, habillé d’un pantalon de golf et d’une petite veste étriquée, couvert d’un petit chapeau mou en feutre vert un peu pointu, qu’elle voit en grande conversation avec un élégant quidam en guêtres et gants blancs. Le petit moustachu parle avec un fort accent qui semble à Bécassine alsacien, et son propos est émaillé de mots qu’elle ne comprend pas : Krieg !  Kampf ! Streit ! Auseinandersetzung ! entend-elle. Intriguée, elle s’approche. Le moustachu déclare : 

 « La Krieg, Monzieur, ne goncerne  « peut-être pas zeulement le fait de gombattre en dant que gomportement humain, mais comme ze qui goncerne tout édant. Et le gombat n'est peut-être pas non plus un zimple vhénomène gongomitant (gonsidéré zertes en zon entier mais brécisément zeulement en ze qu'il aggompagne ze qui ze produit), mais zezi : ze qui détermine l'étant en zon entier, le détermine d'une fazon zbézifique. »

 - Bon sang, dit-Bécassine, j’y pige rien, mais c‘est louche ! Elle suit discrètement sur le Boulevard de Malesherbes les deux individus qui continuent de deviser. Elle tend l’oreille et le moustachu pérore de plus belle : 
 
« L'ezenze du Sein est gombat ; de fictoires en dévaites, il en va de tout être à travers une dézision. On n'est pas simplement Gott ou même homme, mais avec l'être une dézizion au gombat a été prise, laguelle a ze faizant placé le gombat au zein même du Sein ; on n'est pas ezclave parce gue quelque chose de tel existe parmi beaucoup d'autres, mais parce zet être dizimule en soi une défaite, un refus, une insuffisanz, une lâgeté, beut-être même la folonté de s'amoindrir et de se rabaizer. Dit plus glairement : le gombat nous blace dans l'être et nous y maintient ; il gonstitue l'essence de l'être, notamment de telle zorte qu'à tout étant il entremêle un garactère de dézizion, tout le tranchant figse de l'aldernative ; ou bien lui ou bien moi ; ou bien s'y maintenir ou bien tomber. »


   Bécassine cette fois voit le petit chapeau pointu plus distinctement. Il n’y a pas de doute : en dessous se cache un casque à pointe. « Un espion boche ! » s’écrie-t-elle, terrorisée. « On n’est pas simplement Gott ! » Il veut dire qu’on n’est pas simplement Goth ! Donc c’est un boche ». Elle court à toute vitesse vers le Parc par l’Allée de la comtesse de Ségur, rejoint les domestiques encore assemblés, et hors d’haleine leur crie : « Il y a un Boche sur le Boulevard de Malesherbes ! Un espion de la cinquième colonne ! » On la calme et la questionne. Comment sait-elle que c’est un boche ? « Il donne à l’autre ses instructions en boche, et ne parle que de combats, de décisions, de batailles ! » La petite troupe revient sur le Boulevard, on appelle un gendarme à la rescousse et on appréhende le suspect moustachu. Un attroupement se fait, mené par notre héroïne. « Vos papiers ! » demande le représentant de l’autorité. Le petit homme obtempère. Il se nomme Martin Hedigger, citoyen de Fribourg, en Sarine, et détient un passeport suisse tout à fait en ordre.C'est un privatdozent à l'Université de Fribourg, qui vient de publier un livre sur Duns Scot, un écossais. Les Ecossais sont nos alliés. On l’emmène quand même au poste. Son compagnon, qui n’était autre que le professeur de philosophie Chartier du Lycée Carnot, s’interpose et proteste de la bonne foi du quidam, qui n’est autre qu’un collègue helvète en visite, discutant de la différence entre l’être et l’étant et de l’advenir à l’être de la vérité comme liberté, lequel n'a pas d'impact sur le moral des troupes. Les gendarmes s’excusent : « Pardon, Monsieur, vous comprenez, les esprits sont un peu échauffés en ce moment ». Et le petit moustachu file, sans trop s’attarder, avec son compagnon en colère.



    Bécassine revient penaude à l’hôtel particulier des de Grand Air et explique sa mésaventure à Madame. « Pourtant, Madame, Zidore y m’avait bien dit : « C’te sale vermine d’espions boches, çà s’faufile partout. Y en a p’tèt ben ici même ! » Madame de Grand Air la corrige. « Ah ! Bécassine, vous êtes trop méfiante. Mais je comprends votre trouble, vous avez eu affaire à un philosophe ! » - Ma doué ! dit Bécassine, si j’avais su ! » Mais pourquoi parlait-il la langue boche !  C’était pas du français ! » Madame de Grand Air rassure Bécassine : « C’est que, voyez-vous Bécassine, les Français aiment beaucoup la philosophie germanique, particulièrement celle de Souabe, même s’ils combattent les boches. Ne confondez pas les troupiers avec les représentants de l’Esprit d’Outre Rhin. Et puis ce n’était pas un Allemand, mais un Suisse. Ses propos, d’ailleurs, tels que vous me les rapportez, me semblent bien pacifiques et inoffensifs, à l’instar de ceux de l’aimable Chartier, qui est le professeur de Loulotte à Carnot : qui nierait qu'il faille combattre dans la vie? Moi-même je dois souvent combattre pour bien tenir ma maison.» - « Mais cette histoire d’étang, répond Bécassine, à côté du bassin du Parc Monceau, cela sentait le complot, la bombe ! L’autre type ressemblait à ceux de la bande à Bonnot ! » - « Je conviens, Bécassine, que nos philosophes aient quelquefois des airs de bandits, mais cela ne peut arriver aux penseurs allemands, qui sont la distinction même. » 



        A quelque temps de là, en 1917, Bécassine se rend en Angleterre[1]. De nouveau, elle y entend parler de la Cinquième Colonne. « Cette fois, j’aurai l’œil ! » Les officiers français qu’elle a rencontrés chez les Alliés lui ont dit que les espions se reconnaissaient aisément à leur caractère louche et par leur discours très analytique. Bécassine s’interroge : « Analytiques ? kéksékçà ? » Le Capitaine de Marmontel, qui dirige le Bureau français à Londres, lui explique que ce sont les gens qui entendent tout analyser, pour troubler leurs interlocuteurs et qui négligent l’esprit de synthèse, qui permet de relier les choses entre elles, ceci à dessein, en vue de troubler les esprits et de passer leur propagande boche jusqu’Outre-Manche. Cette manie, lui dit-on, est particulièrement répandue chez les pacifistes, qui sont des alliés de boches et entendent démobiliser l’arrière. Bécassine accompagne Madame de Grand Air et Loulotte chez les d’Angerville, des amis français réfugiés à Londres, car craignant que la guerre ne s’étende jusque dans leurs terres normandes. Au moment du thé paraît un homme frêle et maigre, au long nez fouineur, fort distingué au demeurant, du nom de Russell, dont le propos compliqué attire la suspicion de Bécassine. Il parle d’analyse, dans un français parfait malgré l’accent: « On doit décompowser, dit-il, les complex into simples, jusqu’à trowver les entités ultimes.  Le Tout ne doit pas préçaïder les parties. Les faits atowmics sont à la baze maïme de l’être. » - « Encore l’être ! » se dit Bécassine. Mais cela sent l’espion analytique ! Je dois pourtant me méfier de mes impulsions. Cet homme est un gentleman, il est reçu chez des Français, et c’est un allié, même s'il n'est pas écossais. Mais il dit du mal de l’Entente Cordiale, et conspue les belligérants de tout bord. » Bécassine s’en ouvre à Madame de Grand Air. – « Vous avez bien raison, Bécassine, de vous méfier de ces Analytiques. Ils sentent le puritanisme anglais, voire le presbytérianisme écossais, à plein nez.» Un officier français, le capitaine Charles de Ségonzac, en poste à Londres, confirme le propos de Madame de Grand Air. – « Méfiez-vous, Madame, des analytiques. Ce sont pour nous des ennemis pires que les Boches. Ils prônent la libre entreprise et l’esprit libéral, si peu conforme à nos traditions, et détestent notre pensée cartésienne. Ce qu’ils appellent analyse n’a rien à voir avec notre examen des idées claires et distinctes, ce ne sont que des finasseries scolastiques. Ils manquent de profondeur germanique comme de raison française, qui sont les deux mamelles de notre tradition. Ils veulent, sous couvert d’Alliance, miner nos efforts de guerre. Ils se prétendent libres penseurs mais veulent ruiner, avec les principes puritains, le catholicisme, voire même notre République. D’ailleurs n’ont-ils pas brûlé Jeanne d’Arc au nom de leurs principes analytiques ? Rappelez-vous Cauchon, le premier analytique félon ami d’Albion, et ses analyses perfides, qui menèrent la Sainte au Bûcher. ». Le lendemain, quand le jeune Russell se présenta au domicile londonien des de Grand Air, Bécassine sauta sur lui, et n’eut pas de mal, malgré ses glapissements cambridgiens (qui sont bien plus aigus que ceux d’Oxford), à le circonvenir, le foulant aux pieds comme elle l’avait vu faire pour les lions du cirque. "Cochon d'analytique! " s'exclama-t-elle fièrement. On accourut. Il se débattit, et fit appeler ses amis du Foreign Office. Pour éviter l’incident diplomatique, on oublia. Mais quelques jours plus tard, les de Grand air apprirent que le charmant jeune homme avait été renvoyé du Trinity College où il était fellow, et emprisonné à Brixton pour pacifisme et socialisme.



 – « C’est justice, prononça Madame de Grand Air, car ce jeune homme ne me revenait pas. »

 - « Moi non plus, déclara Bécassine. Mais je ne comprends pas pourquoi on déteste l’Analytique alors qu’il est notre allié et pourquoi on prise le Boche alors qu’il est notre ennemi. »





    


   


[1] Ainsi que narré dans Bécassine chez les alliés, Gauthier-Languereau, 1917

4 commentaires:

  1. Un exercice réussi et un texte jouissif à lire. Merci!

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  2. Merci pour votre texte.
    J'attends néanmoins le texte sur John Templeton Foundation que vous m´aviez promis...

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    1. çà viendra. moins amusant. A moins que je ne trouve une manière d'en parler de façon comique. J'y songe...

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  3. On m'a reproché de me moquer de Bécassine et des bretonnes. Mais les cibles ne sont pas celles-là....

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